1. Après deux années de négociation avec le leader du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, le régime autoritaire-néoliberal-islamiste d’Erdogan a décidé de reprendre une guerre sanglante contre le peuple kurde à partir de l’été 2015.
Cet été avait pourtant débuté avec un immense espoir populaire, suite aux résultats des élections législatives du 7 juin. L’exceptionnel résultat de 13% obtenus par le HDP (Parti démocratiques des peuples – parti unitaire réformiste de gauche issu du mouvement kurde) qui en doublant ainsi ses voix obligeait l’AKP à former un gouvernement de coalition, susceptible de briser sa domination dans les sphères de l’appareil d’Etat. De plus ce résultat empêchait l’AKP d’atteindre le nombre de siège nécessaire pour opérer un changement de la constitution et instaurer le régime présidentiel autocratique souhaité pas R.T. Erdogan et dont il serait le sultan.
2. Erdogan avait déjà donné dès le mois de mars 2015 les signes de son virage vers un nationalisme pur et dur, confronté à la perte de voix que semblait subir l’AKP en faveur de l’extrême-droite hostile aux négociations, mais surtout terrifié par les émeutes d’octobre 2014 en soutien à la résistance de Kobanê assiégé par DAESH/Etat Islamique. Cette explosion de colère des masses kurdes reposait sur l’accumulation de déceptions causées par le refus de l’AKP de prendre des mesures concrètes dans le cadre des « négociations de paix ». A ceci s’ajoutait l’indignation relevant de la conviction largement partagée que l’AKP soutenait DAESH. Cela s’appuyait sur le fait que les djihadistes de l’Etat Islamique ont longtemps pu passer à travers la frontière turco-syrienne dans les deux sens sans être contrôlés, et ont bénéficié de soins sanitaires dans les hôpitaux proches de la frontière. Et nous savons que le régime turc préférait et préfère toujours explicitement avoir DAESH comme voisin que les kurdes. “La question kurde n’existe pas” a donc fini par déclarer Erdogan en interdisant toute visite à Öcalan et suspendant ainsi de facto le déroulement des négociations déclarées en mars 2013.
3. Mécontent du résultat des législatives, l’AKP, sous les auspices d’Erdogan s’est déclaré pour des élections anticipés. Toutefois l’affaiblissement du HDP était pour l’AKP la condition sine qua non de sortir vainqueur des prochaines élections. C’est ainsi que de façon fort suspecte, l’attentat de Suruc attribué à DAESH et les représailles immédiates “d’unité locales” du PKK causant la mort de deux policiers ont fourni l’occasion de re-déclencher la guerre contre les kurdes, et par-là même de criminaliser le HDP considéré comme branche légale de “l’organisation terroriste”. Le climat de guerre civile, accompagné d’une répression violente envers toute contestation sociale et politique, d’une criminalisation de la presse oppositionnelle et d’un renforcement du nationalisme se traduisant par des tentatives de pogroms envers les kurdes a finalement donné ses résultats. L’AKP a remporté haut la main les élections anticipées du 1er novembre 2015.
4. C’est désormais un régime de massacres qui est en vigueur. Le parti-Etat d’Erdogan mobilise des brigades “antiterroristes” ouvertement fascistes et islamistes liées à la police et la gendarmerie pour écraser toute contestation et résistance dans le Kurdistan de Turquie. Les divers quartiers des villes de Diyarbakir, Mardin, Şırnak, Hakkari où les jeunes milices kurdes urbaines liés au PKK (mais non sous son contrôle direct) ont déclaré une “autonomie démocratique” -parallèlement au modèle de Rojava-, sous couvre-feu depuis plusieurs mois, en proie à la famine, sont assiégés et détruits par les tanks et véhicules blindés militaires. Des centaines de cadavres, certains totalement brûlés et non reconnaissables gisent sous les décombres, plus d’une centaine de milliers d’habitants ont dû quitter leur foyer. Selon les chiffres de la Fondation des droits de l’homme de Turquie, 224 civils (dont 42 enfants), 414 militants et 198 membres de l’appareil policier et militaire ont perdu la vie entre mi-août 2015 et début février 2016.
5. Le choix du PKK et des milices urbaines du YDG-H (Mouvement des Jeunesses Révolutionnaires Patriotiques) de transférer les conflits de la montagne vers la ville – contrairement d’ailleurs aux recommandations antérieures d’Öcalan – peut bien sûr susciter des débats au niveau tactique. L’atmosphère de conflit a manifestement affaibli les possibilités de réception du message démocratique, combatif et en défense de la paix du HDP, qui avait réussis à s’imposer comme un pôle hégémonique pour de larges secteurs de la population opposée aux tentations dictatoriales d’Erdogan et aux manœuvres étatiques d’islamisation de la société – dépassant le seul cadre du peuple Kurde.
Mais c’est bien au régime d’Erdogan et à l’instrumentalisation de ses politiques successives vis-à-vis du peuple kurde en vue de consolider son pouvoir qu’incombe la responsabilité de cette tragédie, qui attise de plus les sentiments nationalistes des deux côtés et dégrade profondément les possibilités d’une vie commune des deux peuples.
Nous condamnons la politique guerrière du régime d’Erdogan et de l’AKP. Nous exigeons que l’Etat turc mette fin aux massacres et qu’il lève les couvre-feux et blocus en cours dans les villes kurdes. Nous exigeons de même que soient identifiés et condamnés les responsables des violations des droits de l’homme et de la femme.
Nous appelons l’Etat turc à mettre fin à l’isolement d’Öcalan et à reprendre les négociations avec les divers composantes du mouvement kurde afin d’instaurer les conditions d’une paix durable, qui ne peut passer que par la satisfaction des revendications démocratiques et sociales du peuple kurde.
Nous dénonçons de même la complicité des impérialismes occidentaux et notamment de l’Union Européenne qui, terrifiée par le flux migratoire –dont elle est d’ailleurs en partie responsable- semble prête à s’accommoder d’un régime de répression et de massacre, à condition que la Turquie accepte de devenir un énorme camp de détention pour migrants, loin de ses yeux. Nous réclamons l’arrêt des persécutions et des poursuites contre le mouvement kurde en Europe. Le PKK doit être retiré de la liste des organisations terroristes partout où il s’y trouve.
Nous exprimons notre soutien au peuple kurde dans sa lutte pour vivre dans la dignité, au HDP en proie à une criminalisation sans pareils de la part de l’appareil d’Etat, aux militant-E-s de la gauche radicale, aux activistes pour la paix et la défense des droits de l’homme, aux universitaires et journalistes persécutés par le régime autoritaire nationaliste et confessionnel d’Erdogan.
6. La guerre menée par l’Etat turc contre le mouvement kurde tout autant que la stratégie du PKK sont maintenant principalement déterminées par les développements survenus en Syrie.
La consolidation et l’élargissement des administrations sous son contrôle à travers son parti frère le PYD (Parti de l’Union démocratique) dans le nord de la Syrie (le Rojava) est beaucoup plus important pour le PKK que les acquis qu’il peut obtenir par des négociations avec l’Etat turc, notamment du point de vue de sa concurrence historique avec la ligne féodale et pro-américaine de Barzani pour instaurer son hégémonie sur le peuple kurde divisé en quatre pays (Iran, Irak, Turquie et Syrie).
Quant à la Turquie, dans sa visée de devenir la puissance régionale hégémonique dans le Moyen Orient, le régime d’Erdogan avait, après le début du soulèvement populaire syrien, d’abord cherché les premiers mois une sorte de négociation entre le régime et les Frères musulmans, puis centré sa politique étrangère sur un engagement actif dans la question syrienne en misant sur un renversement rapide d’al-Assad. Dans cet objectif la Turquie a tout d’abord soutenu le Conseil National Syrien dominé par les Frères musulmans et l’opposition libérale. Et avec la militarisation du soulèvement face à la violente répression du régime, elle n’a pas hésité à soutenir à différents niveaux (politique, financier, logistique, militaire, sanitaire) divers groupes armés djihadistes dont DAESH, que ce soit de manière directe et/ou indirecte.
7. Une des principales raisons de l’engagement du régime d’Erdogan dans le combat pour le renversement d’al-Assad a été la présence d’une forte population kurde à la frontière turco-syrienne. La formation d’une administration régionale kurde au nord de l’Irak suite à l’intervention impérialiste en 2003 avait sans doute constitué un des traumatismes politiques les plus marquants de l’État turc. C’est donc manifestement la crainte de revoir le même scénario se réaliser à la suite d’un changement de régime en Syrie qui a poussé le gouvernement turc à tenter d’intervenir dans la crise syrienne. Cependant la situation est devenue d’autant plus critique que suite au retrait des forces armées du régime d’une partie du Kurdistan syrien en juillet 2012, le PYD a réussi à prendre le contrôle de cette région frontalière à la Turquie pour, par la suite, y proclamer l’autonomie.
Aujourd’hui, le gouvernement turc impose un blocus à la frontière avec la Syrie, faisant obstacle aux efforts de solidarité avec le Rojava organisés en Turquie et à l’étranger. Nous condamnons l’emploi du contrôle des frontières par les gouvernements pour empêcher les initiatives civiles contre l’oppression et soutenons les campagnes contre ce blocus.
8. Issu de la tendance à la décentralisation du PKK en 2003, le PYD reconnait toujours la direction idéologique et politique d’Abdullah Öcalan. L’administration des trois cantons de Jazira, Afrin et Kobanê faisant suite à la « Révolution de Rojava » représente une tentative d’application de la stratégie de « l’autonomisme démocratique » (ou « fédéralisme démocratique ») d’Öcalan, censée remplacer l’ancienne adhésion du PKK au marxisme-léninisme (auquel il a renoncé au début des années 1990). La Charte de Rojava déclarée en janvier 2013 est fondée sur des principes démocratiques, laïcs, multiculturalistes et est marquée par une profonde sensibilité écologique. L’accent mis sur les droits des femmes, des minorités ethniques et religieuses, surtout au milieu du chaos syrien, est impressionnant. Et malgré l’instabilité qui règne dans la région, tous ces engagements ne restent pas totalement lettre morte, même si bien sûr ils méritent d’être approfondis. Toutefois dans cette expérience originale et progressiste d’auto-administration à travers divers conseils et assemblées, le pluralisme politique est pratiquement absent. Le PYD, n’ayant pas une forte implantation historique dans le Rojava, a réussi à instaurer son hégémonie après son retour d’exil depuis le Kurdistan irakien en 2011 en grande partie grâce à sa puissance militaire (YPG : Unités de protection du peuple). Ce dont il n’a pas non plus hésité à se servir pour réprimer les divers courants locaux du nationalisme kurde de même que des réseaux démocratiques de jeunes activistes kurdes profondément engagés dans le soulèvement révolutionnaire. Ajoutons aussi que dans certaines villes comme Hassake et Qamichli, même après la déclaration d’autonomie le régime Assad continuait à garder une présence.
9. Aujourd’hui le PYD et les YPG jouissent, grâce à leur héroïque résistance de Kobanê (à laquelle participèrent aussi des organisations révolutionnaires de Turquie, des groupes de l’Armée Syrienne Libre et les Peshmergas du Kurdistan Irakien) face à la barbarie de DAESH, d’un prestige international largement mérité. La position du PYD sur le terrain et son efficacité dans le combat en fait paradoxalement un allié privilégié, d’une part de Washington soucieux de ne pas s’enfoncer dans le chaos syrien dans lequel il porte une responsabilité majeure, et d’autre part de Moscou qui désormais depuis le 30 septembre 2015 intervient militairement dans le conflit aux côtés du régime sanguinaire d’al-Assad, de l’Iran et du Hezbollah libanais afin d’accroître sa domination dans la région. Cependant Erdogan tente d’empêcher à tout prix que la région qui s’étend d’Azaz à Jarablus - se trouvant en grande partie sous le contrôle de DAESH - passe aux mains du PYD-PKK, car c’est la seule partie de ses frontières avec la Syrie qui ne soit pas contrôlée aujourd’hui par les forces kurdes.
Ainsi les Forces Démocratiques de Syrie (FDS) dont la principale composante sont les YPG, avec le soutien des raids aériens russes combattent de façon effectives les différents groupes djihadistes de DAESH, El Nusra ou Ahrar El Sham et autres groupes salafistes soi-disant modérés, armés et soutenus par l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar. Toutefois ces avancés et victoires des troupes des FDS sont traversés de contradictions en raison du pragmatisme des politiques d’alliance en cours sur le terrain. Ils peuvent se retrouver côte à côte avec les forces du régimes ou bien en concurrence avec eux pour occuper le plus tôt les territoires “adversaires”. De plus comme conséquence de la domination des groupes salafistes-djihadistes dans les zones libérées du régime, et des cas d’interpénétration de ceux-ci avec l’Armée Syrienne Libre, les FDS et donc les YPG entrent souvent en conflit avec l’ASL et les milices rebelles locales très hétérogènes, ce qui accroit les risques d’être perçus comme solidaires du régime par les populations locales. De plus les accusations à l’égard du YPG de déplacements de populations arabes dans certaines régions, reposant sur plusieurs rapports et témoignages, renforcent aussi le sentiment de méfiance envers le PYD, sur fond de tensions ethniques dans les régions du nord de la Syrie qui durent depuis des décennies entre arabes et kurdes. Enfin, les faits que les forces dominantes (libérales et liés au Frères musulmans) au sein de la Coalition Nationale Syrienne parrainée par la Turquie et Monarchies du Golfe, soutiennent la répression du régime turc contre le PKK, tiennent des discours chauvinistes arabes et ne donnent aucune garantie pour les droits nationaux kurdes, expliquent la méfiance du PYD contre cette opposition.
10. La Quatrième Internationale réaffirme son opposition à tout type d’intervention militaire et à tout plan impérialiste de découpage de la Syrie. Ces interventions impérialiste et sous-impérialistes n’ont pour seul but que de renforcer les intérêts propres de ces puissances mondiales et régionales, et constituent une catastrophe supplémentaire pour les peuples de Syrie. Nous réclamons l’arrêt immédiat des bombardements russes comme de tout bombardement, et le retrait de toutes forces belligérantes étrangères. Nous pensons d’autre part que, face à la barbarie djihadiste de même qu’à celle du régime, et contre toute forme d’oppression les populations de Syrie ont le droit de se défendre par les différents moyens qu’elles peuvent acquérir.
Malgré les critiques que nous pouvons formuler à l’égard de certaines pratiques du PYD et des FDS, nous saluons leur combat contre les forces réactionnaires et djihadistes qui constituent un des pôles de la contre-révolution en Syrie et exprimons toute notre solidarité à la lutte du peuple kurde pour son autodétermination. Et nous soulignons résolument que le destin de l’autodétermination du peuple kurde et celui de la révolution syrienne sont profondément liés. L’émancipation des peuples de la région ne passera que par le renversement des régimes autoritaires et la libération de l’emprise des grandes puissances et des multinationales, à travers l’alliance des classes populaires de ces peuples.
Bureau de la Quatrième Internationale, Paris le 9 mars 2016