Une vague de grèves sans précédent
Les mobilisations sociales qui s’étaient ralenties du printemps 2011 à la fin 2013 ont redémarré en 2014 après le départ d’Ennahdha du pouvoir. Elles ont atteint une ampleur sans précédent au premier semestre 2015.(1)
Une partie ont été menées par « les plus précaires comme ceux qui travaillent sur les chantiers et dont beaucoup gagnent moins que le SMIC, ou encore les chômeurs. Cette catégorie ne va pas rester les bras croisés. Ils ont attendu depuis quatre ans dans l’espoir d’une feuille de route prenant en considération leur situation. Mais il n’y a rien eu » expliquait début janvier 2015 Abderrahmane Hedhili.
De multiples luttes de chômeurs ont eu lieu au premier semestre 2015, comme par exemple dans le bassin minier de la région de Gafsa comme rappelé ci-dessus.
Sous l’impulsion initiale des secteurs où la gauche de l’UGTT est influente, les grèves ont explosé au premier semestre 2015 parmi les salariéEs ayant un emploi stable.
Ceux du secteur public ont en effet rongé leur frein pendant plus de trois ans : les salaires des fonctionnaires ont par exemple été gelés depuis 2012, alors que l’inflation cumulée a été de 17,2 % sur les trois dernières années. Figure le plus souvent en bonne place la revendication d’application d’accords qui ont été signés, mais qui n’ont jamais été appliqués.
Les salariés des transports en commun ont ouvert le bal début 2015, avec notamment une grève sans préavis qui a paralysé plusieurs jours Tunis et a débouché par la suite sur la satisfaction de certaines des revendications. (2)
Début avril 2015, les enseignantEs du secondaire et leur syndicat, ont remporté une victoire historique. Depuis l’automne 2014, ils avaient mené plusieurs grèves de 48h à près de 100 %. Face à l’obstination du gouvernement, ils ont bloqué le déroulement des examens du premier trimestre 2015, puis menacé de bloquer également les examens de fin d’année. Leur détermination a payée : le 6 avril, ils/elles ont obtenu des revalorisations salariales très importantes, qui devrait pouvoir garantir leur pouvoir d’achat sur la période 2012-2017.
Cette victoire a renforcé la confiance des salariéEs dans leur capacité à lutter, et les conflits se sont multipliés dans les administrations et les entreprises du secteur public. Les revendications portaient généralement sur les rémunérations, le respect par le pouvoir des accords qu’il avait antérieurement signé, la défense et la reconstruction du service public.
Les formes de lutte retenues par les salariéEs et leurs structures syndicales intermédiaires et/ou locales, témoignent de l’ampleur de leur exaspération : journées de grèves nationales à répétition, décision de boycotter les examens dans l’enseignement primaire, grèves subites et sans préavis dans les transports en commun et la distribution électrique, journées de gratuité des soins dans les hôpitaux publics, etc.
Certaines de ces formes de luttes audacieuses ont été, au moins initialement, désavouées publiquement par le Bureau exécutif de l’UGTT. Il est significatif de noter que dans le cas de la distribution électrique, des grèves incluant des coupures de courant ont débutées suite au refus par la base d’un accord signé la veille par la fédération concernée de l’UGTT.
Des grèves ont également eu lieu dans le secteur privé, par exemple dans la grande distribution, l’industrie alimentaire ou le tourisme. (3)
Contrairement aux cas des transports en commun et de l’enseignement secondaire, la plupart de ces luttes n’ont en général pas débouché dans l’immédiat sur de réelles avancées.
Un coup d’arrêt a ensuite suivi l’attentat de juin à Sousse (amplifié par le Ramadan, la canicule, les congés d’été, les menaces anti-grève du pouvoir, etc.).
Après les congés, des grèves ont redémarré dans l’enseignement primaire et les transports routiers de marchandises. La poursuite des luttes est ressentie comme d’autant plus nécessaire que, dans le secteur public, les augmentation contenues dans l’accord national du 22 septembre entre l’UGTT et le gouvernement ne suffiront pas à maintenir le pouvoir d’achat (sauf possiblement dans l’enseignement secondaire).(4) Par ailleurs, à l’heure où ces lignes sont écrites, aucun accord national n’est intervenu dans le secteur privé.
Une reprise ou pas des grèves devrait logiquement dépendre de la combinaison d’une série de facteurs dont notamment :
– l’avancée des négociations dans le secteur privé,
– le respect ou pas de leurs engagements par le gouvernement et le patronat,
– l’évolution de l’inflation d’ici 2017,
– la façon dont vont se dérouler les luttes sectorielles, notamment celles actuellement en cours dans l’enseignement primaire et les transports routiers.
La résistance à la remise en cause les libertés démocratiques
Celles-ci constituent le seul acquis restant de la révolution de 2011. Les tentatives de les remettre en cause se sont accentuées suite à la proclamation de l’état d’urgence après l’attentat de Sousse.
Dans une déclaration publiée le 25 juillet 2015, une série d’associations ainsi que l’UGTT et le syndicat national des journalistes (SNJT) s’élèvent contre « les graves atteintes aux droits et libertés », « les agressions répétées contre les citoyens, les journalistes et les salariés de la presse », ainsi que « le harcèlement sécuritaire ». (5)
Les signataires dénoncent également le vote à la va-vite d’une « loi antiterroriste » jugée liberticide comportant notamment :
* « la définition floue de crime de terrorisme et d’incitation au terrorisme »,
* « le non respect des principes d’un jugement équitable et juste »,
* « l’absence de garanties sur l’inviolabilité des suspects »,
* « la remise en cause du caractère public des procès et le maintien de la peine de mort »
* « le bâillonnement de la liberté de la presse et de l’accès libre aux données »,
* le maintien de dispositions légales "aggravant les sanctions contre les atteintes aux forces de l’ordre, et ce, malgré la demande unanime de toute la société de les retirer vu leur caractère attentatoire aux libertés. (6)
La mobilisation contre le projet de blanchiment des corrompus de l’ère Ben Ali
Accueilli favorablement par le patronat tunisien (7), le projet de loi dit de « réconciliation économique » destiné à blanchir les corrompus de l’ère Ben Ali (8) est refusé notamment par les participant-e-s à la campagne « Je ne pardonne pas », l’opposition politique et associative, ainsi que par l’UGTT.(9)
Comme l’explique le dirigeant du Parti des travailleurs et député du Front populaire Ammar Amroussia (10), « rien ne peut justifier le blanchiment de ceux qui ont pillé l’argent public sans qu’ils ne rendent des comptes ».
Interrogé à ce sujet, Fathi Chamkhi ajoute : « Ce projet de loi est une manœuvre politique en direction des gros bonnets de l’économie criminelle, et bien entendu des capitalistes véreux qui se sont enrichis sous la dictature. Il vise à assurer leur soutien à la stabilisation de l’ordre dominant. Ce soutien est indispensable au gouvernement pour achever la mise en place des nouvelles restructurations capitalistes néolibérales, voulues notamment par les institutions financières internationales et l’Union européenne ». (11)
Jusqu’au dernier moment, le pouvoir a voulu empêcher les manifestations prévues le samedi 12 septembre contre le projet de loi, répétant que toute manifestation était interdite dans le cadre de l’état d’urgence.
Jeudi 9 au soir, le ministre de l’Intérieur a même cherché à terroriser les manifestant-e-s potentiel-le-s en affirmant que des « cellules terroristes dormantes » se préparaient à viser les manifestants, particulièrement sur l’avenue Habib Bourguiba de Tunis où les manifestations avaient été appelées. (12)
Mais les opposants n’ont pas cédé et des défilés ont finalement eu lieu à Tunis, ainsi que dans de nombreuses localités, comme Sfax, Gafsa, Gabès, Tataouine, Tozeur, etc. (13)
Le fait que le Ministre de l’Intérieur ait réaffirmé jusqu’au dernier moment que toute manifestation était interdite en raison de l’état d’urgence a eu un effet boomerang dans la mesure où les manifestations du 12 septembre ont eu lieu : le 2 octobre la présidence de la République annonçait la levée de l’état d’urgence. Mais concernant le blanchiment des corrompus, le pouvoir n’a pas changé de position pour l’instant.
La montée des luttes sur l’écologie
Comme le fait remarquer Abderrhamane Hedhili, « l’environnement n’est plus une préoccupation n’intéressant que les élites. Ce thème touche également une partie importante de la population, comme par exemple le problème des déchets sur l’île de Djerba, la pollution dans la baie de Monastir, celle des usines à Gabès, et bien entendu dans le bassin minier ». (14)
Notes :
1. « Recrudescence des luttes pour les salaires et l’emploi » (10 mai 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34932
2. A propos des avancées obtenues le 23 janvier dans le secteur des transports :
http://www.lapresse.tn/16052015/94837/la-greve-prevue-les-26-27-et-28-janvier-annulee.html
http://www.kapitalis.com/societe/27117-transtu-annulation-de-la-greve-prevue-les-26-27-et-28-janvier.html
3. Quelques exemples de grèves figurent en note dans l’article « Recrudescence des luttes pour les salaires et l’emploi » (10 mai 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34932
4. http://www.webdo.tn/2015/09/23/tunisie-les-majorations-salariales-dans-la-fonction-publique-par-categories/
http://www.lapresse.tn/article/public-prive-la-satisfaction-des-uns-la-grogne-des-autres/94/5734
5. Cette déclaration a notamment été signée par l’UGTT, la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme (LTDH), le Forum tunisien pour le respect des droits économiques et sociaux (FTDES), l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT), et la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR).
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35956
6. Lire également à ce sujet : « La loi antiterroriste utilisée pour restreindre la liberté d’expression » (11 août 2015)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35625
« Mettre fin aux abus sécuritaires » (3 septembre 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35770
7. http://www.lapresse.tn/article/l-utica-attachee-a-la-loi-de-reconciliation-economique-et-financiere/94/5250 ; http://www.businessnews.com.tn/tarek-cherif-propose-detendre-la-reconciliation-economique-a-tous-les-citoyens,520,58979,3
8. http://lemilieuautorise.com/2015/08/26/projet-de-loi-sur-la-reconciliation-texte-en-arabe-en-francais-et-commentaires/ http://www.gnet.tn/temps-fort/tunisie-un-collectif-dintellectuels-fustige-la-loi-sur-la-reconciliation/id-menu-325.html ; http://www.lapresse.tn/article/amroussia-l-initiative-legislative-de-la-presidence-est-une-reconciliation-avec-les-corrompus-de-l-ancien-regime/94/4612
9. http://nawaat.org/portail/2015/09/11/manich_msamah-les-mouvements-de-protestation-entre-le-27-aout-et-le-8-septembre/
« Un collectif d’intellectuels fustige la loi sur la réconciliation » (4 septembre 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35776
« La gauche tunisienne contre le blanchiment des corrompus du régime Ben Ali » (3 septembre 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35777
Concernant les mobilisations voir les articles parus sur le blog Nawaat :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35989
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36012
11. Propos de Fathi Chamkhi recueillis le 14 septembre 2015.
13. http://www.businessnews.com.tn/des-manifestations-anti-reconciliation-a-sfax-gafsa-et-gabes,520,58872,3 ; http://www.lapresse.tn/article/marche-de-protestation-contre-le-projet-de-loi-sur-la-reconciliation-economique-a-tataouine-et-tozeur/94/5364
14. « Questions à Abderrahmane Hedhili » (16 janvier 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34150