Pourquoi avoir écrit un livre, Parias urbains, sur la différence entre les ghettos et les banlieues ?
Loïc Wacquant - En France, quand on parle du ghetto noir américain, on imagine des lieux de perdition urbaine, de ségrégation, de pauvreté, de violence, de dégradation du bâti, de taudification. Or, la ghettoïsation n’est aucune de ces quatre dynamiques. Mon premier travail a été de décrire le ghetto noir américain et, surtout, de l’historiciser. Le ghetto est un rapport de force entre deux groupes qui amène le groupe dominant à exclure le groupe subordonné, mais il devient l’incubateur d’une identité commune. Il développe alors ses propres institutions cultuelles, culturelles, économiques, politiques, d’entraide et crée une ville parallèle au sein de la ville - par les Noirs et pour les Noirs, dans la ville industrielle des États-Unis, en 1920 et 1960. Le ghetto est un vecteur de force pour le groupe subordonné.
Dans les années 1960, le ghetto se mobilise, c’est le mouvement des droits civiques qui réclame les droits politiques. Mais les transformations économiques font qu’il cesse d’être un réservoir de main-d’œuvre et perd la possibilité d’avoir son réseau d’institutions parallèles, car il ne dispose plus de pouvoir d’achat. Le canevas d’institutions qui servait de bouclier au ghetto disparaît, et cela donne naissance à l’hyperghetto, dont la seule fonction est l’exclusion. Il est doublement ségrégué, en termes de « races » et de classes. En France, on confond le ghetto classique et l’hyperghetto, dans lequel la criminalité se développe pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la ghettoïsation en elle-même. C’est l’État américain qui, par ses politiques urbaine, économique, de dérégulation du marché du travail sans compensation et de retrait du social, a créé ce désastre historique qu’est l’hyperghetto.
En France, les territoires populaires ont toujours reçu une population immigrée importante, tout en étant marqués par une très forte pénétration du milieu du travail, le salariat fordiste stable, les institutions municipales de quartier. Les politiques étatiques ont organisé la dérégulation du travail, implanté le chômage de masse dans ces quartiers et la précarité du travail comme horizon pour les jeunes des classes populaires sans qualification.
Les banlieues sont diverses dans leur composition ethnique, sans aucun groupe qui domine, ce qui ne crée pas d’identité culturelle commune, alors que le ghetto noir américain est 100 % noir et a vocation à enfermer la totalité du groupe. Certains pensent que l’islam pourrait devenir cette identité commune, mais ce n’est pas l’équivalent de l’identité noire aux États-Unis. Il n’y a pas, en France, de quartiers bourgeois ou petit-bourgeois à tonalité maghrébine ou noire qui marquerait un ghetto.
Les banlieues ouvrières avaient leurs organisations propres, marquées par la triade travail salarié stable, syndicat, organisations du PC qui offraient pléthore d’associations pour les femmes, les enfants, les vacances. Ces institutions de classe, par la classe et pour la classe, ont été décimées et n’ont pas été remplacées par d’autres institutions par le groupe et pour le groupe, car le groupe n’existe pas.
Le discours sur la ghettoïsation est un paravent qui a servi à empêcher les politiques justes. En 1988, la gauche a créé le ministère de la Ville, disant qu’il s’agissait d’un problème de ville, d’immigration, d’intégration, plutôt que d’un problème social, de chômage de masse, de déstructuration du salariat...
Qu’entendez-vous par marginalité avancée ?
L. Wacquant - C’est une nouvelle forme du capitalisme, marquée par la fragmentation du salariat. Les couches les plus basses sont atomisées et un nouveau prolétariat urbain émerge : le salariat désocialisé, à configuration variable, flexible, à temps partiel avec toutes sortes d’horaires, avec des contrats courts. Il n’est plus un facteur de cohésion sociale, créant une communauté de destin pour ceux qui y entrent. Le salariat précaire génère un prolétariat structurellement instable, difficile à mobiliser, à agréger parce que les trajectoires, les statuts, les avenirs des uns et des autres sont divers. L’analyse de classe n’est pas caduque, au contraire, mais il faut la renouveler pour comprendre tout le mouvement de décomposition de la classe ouvrière fordiste, compacte, qu’on a connu pendant un siècle et l’émergence de ce nouveau prolétariat, plus éduqué. La classe ouvrière n’a plus le même rapport avec le parti ou le syndicat « instituteur ». Les outils politiques et syndicaux dont on a hérité pour faire comprendre à la classe ouvrière sa situation commune sont issus du salariat fordiste. Pour mobiliser le « précariat », il y a une difficulté particulière, puisqu’il s’agit d’un groupe dont chacun veut sortir. Il faut arriver à faire le groupe pour le défaire.
Pensez-vous que la France se rapproche des États-Unis en matière de politique sécuritaire ?
L. Wacquant - La dérive vers le sécuritaire est évidente. Quand on parle d’émeutes de banlieues, on n’a encore rien vu ! Cela va continuer, s’amplifier, se durcir et on va aussi durcir les réponses pénales. On va enclencher une dynamique de conflits urbains très durs, entre la jeunesse, la police, les représentants de l’État... La bonne nouvelle de novembre est que la jeunesse en France n’est pas prête à accepter son statut de citoyen de seconde classe et préfère aller à l’affrontement. La régulation du marché du travail est également plus forte, le processus de précarisation est moins avancé et les capacités de résistance sont encore importantes. Aux États-Unis, il était difficile d’expliquer le mouvement contre le CPE car, là-bas, les employés sont licenciables en une minute, donc les gens ont moins de capacité de résistance.
Depuis 2002, il y a à la fois une aggravation du discours sécuritaire et une amplification du mouvement de résistance. Je pense que les gens vont comprendre le discours sécuritaire comme un écran pour ne pas traiter les problèmes de fond.