« Ce n’est pas si mal, on a vu pire pour une manif de rentrée. Et il ne pleut pas… » Quelques minutes après cette constatation d’Éliane et Marie, militantes CGT aguerries du secteur de la construction, les nuages accumulés au-dessus du cortège parisien de ce 5 octobre crèvent. Les milliers de manifestants rassemblés à l’appel de la CGT, FO, Solidaires et de la FSU, ainsi que des organisations de jeunesse, sont copieusement arrosés.
Le bilan de la première manifestation intersyndicale de l’automne, prévue de longue date, est à l’image de la météo parisienne : mitigé. Si les syndicats n’ont pas eu à subir l’affront de n’avoir rassemblé qu’une poignée de fidèles, ils ont tout de même eu du mal à élargir vraiment leurs rangs au-delà de leurs militants et permanents.
Dans le cortège parisien de ce 5 octobre, les gendarmes étaient très présents. © D.I.
La CGT a revendiqué 200 rassemblements et plus de 160 000 manifestants à travers toute la France, dont 25 000 à Paris. Le ministère de l’intérieur a compté pour sa part 85 400 manifestants dans l’Hexagone, et seulement 6 400 à Paris.
À titre de comparaison, en mars 2019, pour une manifestation d’une ambition équivalente, le syndicat avait annoncé 50 000 personnes dans les rues parisiennes. Surtout, il y a une poignée de semaines encore, au pic des manifestations anti-passe fin juillet, 200 000 personnes avaient défilé dans l’Hexagone, sans l’aide d’aucune organisation syndicale ou associative majeure. On en était loin ce mardi.
Aucune grève d’importance n’a été signalée non plus. Le trafic a été normal dans les TGV, et « quasi normal » dans les TER, sauf en Normandie. Le ministère de l’éducation nationale a pour sa part annoncé 4 % de grévistes en milieu de journée.
Les mots d’ordre ratissaient pourtant larges. « Pour l’augmentation générale des retraites et des salaires », « maintien des 42 régimes de retraite », « assurance-chômage renforcée », « non à la privatisation des services publics », « aucune atteinte aux libertés, ni passe sanitaire ni sécurité globale », résumait l’union régionale Île-de-France de Force ouvrière quelques heures avant la manifestation.
Simon Duteil, le co-délégué général de Solidaires, appelait quant à lui à « sortir d’un débat public qui ressemble à la fosse septique de la démocratie », à « une revalorisation des salaires, des pensions et minima sociaux », à « répondre à l’urgence écologique » et à lutter « contre la réforme chômage et une nouvelle casse des retraites ».
Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, le 5 octobre à Paris. © D.I.
« Ces sujets sont au cœur des préoccupations de tous les Français, ils doivent être encore plus présents dans la bouche de tous ceux qui espèrent le poste suprême au mois d’avril, mais on ne peut pas attendre le mois d’avril. Il y a des urgences, et il faut y répondre maintenant », a martelé Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, au départ du cortège, non loin de la place de la République à Paris.
Sur la même ligne, Yves Veyrier, le dirigeant de FO, a appelé le gouvernement à augmenter le Smic et les salaires. « Les divers dispositifs d’aide, comme le chèque énergie récemment annoncé se substituent à une hausse des salaires », a-t-il regretté.
Il appelle le gouvernement « à regarder au plus près la situation réelle des salariés » et à faire la chasse aux « situations contradictoires », par exemple dans le domaine de la santé : « Pour les salariés qui touchent les plus bas salaires, une partie de la hausse obtenue au Ségur de la santé a été rognée par la baisse de la prime d’activité qui a suivi. »
Loin de la mobilisation des jours fastes
En privé, diverses figures du mouvement syndical admettent que la mobilisation sociale n’était pas celle des jours fastes, alors que l’entrée en vigueur de la réforme de l’assurance-chômage le 1er octobre et la hausse du nombre d’allocataires du RSA, par exemple, auraient pu servir de point d’appui à des rassemblement plus massifs.
Il y a quelques jours, Philippe Martinez concédait en petit comité qu’il « faut que la CGT réfléchisse à ses manières de faire » dans l’organisation des manifestations. Mais il contrait d’avance tout débat sur le nombre de manifestants, en déclarant « préférer avoir 10 000 personnes en grève dans l’Aveyron que 500 personnes en manifestation à Rodez ».
Fidèle à son souci d’être le point de jonction du syndicalisme et du mouvement social au sens large, l’union Solidaires appelle, par la voix de sa co-déléguée générale Murielle Guilbert « à faire encore plus le lien avec la question écologique » : « Si on ne se met pas en ordre de bataille pour lutter contre cette crise climatique, on va dans le mur », insiste la responsable.
Dans le cortège parisien, c’était bien la question sociale qui était mise en avant par les manifestants. Devant un arrêt de bus à République, un vieux militant pris à partie par deux jeunes intrigués résumait l’affaire à grands traits : « On est là parce qu’il y a de plus en plus d’inégalités et de pauvreté, alors que des gens se sont enrichis pendant la crise. »
Manière plutôt efficace de relayer le constat dressé par l’ONG Oxfam : les 10 personnes les plus riches au monde ont vu leur fortune augmenter de 445 milliards d’euros depuis le début de la pandémie, et en France, les milliardaires ont « gagné près de 175 milliards d’euros », soit deux fois le budget de l’hôpital public.
Éliane et Marie, de la CGT Construction, emballent tout aussi rondement l’affaire : « Salaires, retraites, emploi, voilà pourquoi on est là. » Dans leur secteur, « oui, il y a un manque de salariés », admettent-elles. « Mais ils sont payés avec un lance-pierre et la pénibilité est très importante, insistent-elles. On n’en parle presque jamais, mais à 53 ans, ils sont usés, ils partent en invalidité et c’est aussi un coût pour la société, alors autant suivre notre revendication : retraite à 55 ans ! »
La préoccupation de Natacha, guide conférencière parisienne, est bien plus immédiate. Elle se décrit comme étant une des dernières « de la race des salariés dans ma profession », où les incitations à passer sous le statut d’auto-entrepreneur sont très fortes. « Déjà avant le Covid, on me disait que si je restais sous le statut de salariée, je passerais en dernier pour les contrats, explique-t-elle. Mais moralement, je n’y arrive pas. Auto-entrepreneur, c’est une dégringolade sociétale, je ne peux pas. »
Natacha, guide-conférencière au chômage
Depuis la pandémie, la situation s’est encore aggravée pour les guides, comme Mediapart l’a chroniqué ici et là. Les entreprises avec qui travaillait Natacha ont périclité, et elle est au chômage, après avoir passé quelques mois dans un petit boulot alimentaire. « J’ai réussi à passer entre les gouttes de la réforme de l’assurance-chômage, mes droits ont été calculés avant le 1er octobre. Quelle “chance”, si on peut dire... »
Gendarmes très présents, parcours refusé par la préfecture
Le cortège est étroitement encadré, sur les côtés et à l’avant, par des gendarmes. Sans leurs casques sur la tête, mais avec de nombreux fusils-mitrailleurs bien en évidence sur le dos ou à la main.
Pas de quoi apaiser les tensions entre syndicats et forces chargées du maintien de l’ordre : le 1er octobre, les organisateurs ont dénoncé le refus par la préfecture de police de Paris du premier parcours qu’ils avaient proposé. Depuis République, ils voulaient se diriger vers la place de la Concorde. Ils ont dû se rabattre sur la place de l’Opéra pour destination finale, au motif que ce trajet passait par moins de lieux de pouvoir.
Dans le défilé, les manifestants sont souvent issus du service public, comme Laurence, Clémentine et Axelle. Enseignantes en maternelle en Seine-Saint-Denis, elles ont tenu à défiler avec Isabelle, Atsem dans leur école. Elles disent leur « ras-le-bol face aux conditions de travail » et dénoncent le manque de moyen et de personnel, évoquant le cas d’une jeune enseignante contractuelle, en charge d’une classe après seulement quatre jours de formation, dont deux en visioconférence.
« Ce n’est plus du système D, mais du système D puissance 1 000. Notre nouvelle directrice est motivée, elle veut comme nous faire progresser les gosses et améliorer les choses, mais elle est extrêmement prise par l’administratif. Et sur certains sujets elle est aussi démunie que nous », dit Laurence.
Plus loin sont rassemblés des militants FO employés au ministère de l’écologie. Swann, Charlotte et Malvina (déjà interrogée par Mediapart en mars 2019) ont conscience que cette journée ne dérangera sans doute pas outre-mesure le gouvernement : « On espère que cette mobilisation aura de l’écho, mais nous sommes un peu sceptiques », admettent-ils.
Eux aussi témoignent de la dégradation continue de leurs conditions de travail. « Dans notre ministère, on n’est même plus à l’os, c’est au-delà. Il y a un gouffre entre le discours gouvernemental en faveur de l’écologie, et la réalité dans notre ministère. »
Pour autant, difficile de créer un sursaut collectif. « Nos collègues sont résignés et abattus, constatent-ils. Depuis le début du quinquennat, tout le monde dit qu’il en a marre, mais on n’a pas encore assez compris que si on dénonce les choses ensemble, on sera plus entendus. Les gens souffrent en silence, chacun se recentre sur soi et se dit qu’il est le plus à même de gérer ses propres problèmes. Nous, on porte l’idée du collectif, mais ce n’est pas dans l’air du temps. »
Venu du Val-d’Oise, Mohamed, infirmier à l’hôpital depuis trente ans, partage le constat du dénuement du service public, mais veut rester optimiste. « À l’hôpital, ça craque de partout et on vient dire notre colère, témoigne-t-il. On a connu la pire crise sanitaire de notre histoire et on nous traite avec beaucoup de mépris, le gouvernement a encore fermé 5 700 lits en 2020. Nos conditions de travail se dégradent encore et encore, et nous vivons chaque jour une souffrance éthique terrible, car nous ne pouvons plus accueillir dignement les patients. »
Constatant comme les autres que la foule des grands jours n’est pas au rendez-vous, il ne s’en formalise pas. « Le rapport de force doit être construit dans la rue, par les manifestations et la grève. Et pourquoi pas, puisque je suis utopiste, par la grève générale. Il y a une ligne rouge en chacun de nous. Quand elle sera franchie pour tout le monde, ils nous rejoindront. »
Dan Israel