À Paris, le rendez-vous était donné à midi, place de la Bastille. Comme partout sur le territoire, le mot d’ordre était clair : face à une inflation qui ne cesse de grimper, chiffrée à 2,8 %, l’augmentation des salaires est une urgence. Plus de 170 rassemblements ont eu lieu ce jeudi 27 janvier, partout en France. Selon la CGT, la mobilisation a rassemblé 20 000 personnes à Paris, et 150 000 sur l’ensemble du territoire.
Après un concert, les prises de parole se sont succédé dans le IVe arrondissement de Paris. Les petites mains du service public étaient nombreuses sur l’estrade pour redire l’effritement des hôpitaux et des écoles. « Nos hôpitaux sont régulièrement en grève depuis trois ans, a rappelé Nathalie Marchand, représentante CGT de l’Assistance publique–Hôpitaux de Paris (APHP). Et pourtant, ils continuent la destruction de l’hôpital public, à fermer des lits partout en France en expliquant que c’est par ce qu’il n’y a pas assez de personnel : 5 700 lits fermés pendant la période de pandémie, c’est une honte. »
Comme beaucoup de grévistes aujourd’hui, Nathalie Marchand s’inquiète autant pour l’état des services publics que pour ceux qui les font tourner. « Nous qu’on appelait les “essentiels”, on nous applaudissait à la fenêtre tous les jours, mais nous ne sommes toujours pas reconnus. » Avant d’énumérer les manques structurels de personnels dans le médico-social ou à l’hôpital,et de rappeler que les travailleuses de l’action sociale appellent à une nouvelle manifestation le 7 février, « pour les oubliés du Ségur et encore… Quelle arnaque, 183 euros d’augmentation de salaire censés nous récompenser pour notre travail. Ce n’est pas suffisant, tout ce qu’ils ont fait c’est qu’ils nous ont mis en concurrence. »
La grande colère des salariés d’EDF se fait aussi entendre place de la Bastille. Après une grève record la veille, mobilisant plus de 42 % des salariés du groupe public contre la décision gouvernementale de faire payer à la société la flambée des prix de l’électricité, les travailleurs de l’énergie ont tenu à redire leurs inquiétudes. « Nos augmentations de salaire sont définies chaque année par une commission de régularisation,a rappelé l’un des représentants syndicaux des industries électriques et gazières de la région parisienne, au micro. Depuis la libéralisation du secteur, les augmentations n’ont pas lieu et cet argent est versé directement aux actionnaires. Usagers, salariés, nous sommes dans le même combat : vos factures augmentent, nos salaires n’augmentent pas ! »
Les enseignants de nouveau mobilisés
Par ailleurs, les enseignants qui s’étaient largement mobilisés le 13 janvier, sont de retour dans la rue et les miettes accordées par le premier ministre semblent loin de les satisfaire.
« Du côté de Blanquer, il y a une volonté de ne pas créer les postes, s’agace Clément Poullet, enseignant dans un collège à Ris-Orangis (Essonne) et secrétaire général de la fédération de l’enseignement de Force ouvrière. Pendant ce temps, chaque jour, 20 000 classes dans le premier degré ferment faute de remplaçants. Alors le ministre fait appel à des retraités, à des étudiants, à des mères de famille, quel mépris pour les personnels ! Quel mépris pour les élèves ! »
Sur la place de la Bastille, les enseignants sont nombreux à redire aussi leur agacement face aux protocoles qui changent sans cesse. « Et il ne s’agit pas que des profs,précise, au micro, une enseignante d’histoire-géographie de la cité scolaire Paul-Valéry, dans le XIIe arrondissement de Paris. On manque d’infirmières partout dans nos bahuts, d’AED [assistant·es d’éducation –ndlr], d’AESH [accompagnant·es d’élèves en situation de handicap]. Bref, on manque de personnels à tous les niveaux. Pour rendre attractifs ces métiers et donner de bonnes conditions d’apprentissage à nos enfants, il va falloir de sérieuses augmentations de salaire et pour tout le monde. »
Selon le dernier rapport de l’OCDE sur l’éducation, la France continue d’être l’un des pays à moins bien payer ses enseignants - la France occupe la huitième place du classement en Europe. Avec des salaires pour les enseignants allemands deux fois plus élevés en moyenne, pour un temps de travail presque similaire.
Si on a des profs mal payés, mal considérés, ça aura un impact direct sur la qualité de nos cours.
Carla, lycéenne à Paris
« J’ai fait grève le 13 janvier, je suis là de nouveau et je continuerai à me mobiliser mais je ne sais pas si ça aura un impact parce que je trouve que nous, les profs, on est trop mous, souffle Louise, enseignante dans une école maternelle du XVIIIe arrondissement de Paris. Nos gouvernants savent qu’on fait ce métier par vocation, qu’on est de bons élèves alors ils en profitent ; de notre côté, on est trop gentils. Regardez nos manifestations, on ne fait peur à personne. »
Les lycéens aussi ont fait le déplacement. Après avoir bloqué le lycée Picasso à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), une dizaine d’élèves de terminale se sont rejoints sur la place de la Bastille pour manifester ensemble contre la politique de Jean-Michel Blanquer. « Mais aussi pour nos salaires, parce qu’on est majeurs, et que dans quelques années, nous aussi on travaillera », ajoute Pablo. Et Carla de préciser : « Par ailleurs, ça nous concerne déjà. Si on a des profs mal payés, mal considérés, ça aura un impact direct sur la qualité de nos cours. Par exemple, l’année dernière, alors qu’on passait le bac de français, on n’a pas eu de prof pendant deux mois. »
Plusieurs groupes de lycéens sont venus bousculer le ronron de la manifestation parisienne, dépassant le cortège de tête, scandant qu’ils ne veulent pas travailler pour « Jean Michel Blanquer, ministre autoritaire », ou chantant que la France est « aux enfants d’immigrés, aux enfants d’ouvriers. »
Au cours du trajet reliant la place de la Bastille à Bercy, plusieurs lycéens viennent se greffer et danser au sein du cortège des travailleurs sans papiers qui scande : « Immigrés en danger, donnez nous des papiers. Sauvez ! »
Les travailleurs sans papiers « exploités deux fois »
Dioum Elhadji, représentant du collectif des travailleurs sans papiers de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), explique qu’ils et elles sont « exploité·es deux fois. Une première fois par l’État, puisqu’on travaille mais qu’on n’a accès à aucun droit. Et une deuxième fois par nos employeurs qui profitent du fait qu’on soit en situation irrégulière pour nous exploiter ».
« Je travaille pour l’entrepôt DPD France, l’une des filiales de La Poste et je peux dire que nous sommes maltraités, que ce soit à l’entrepôt ou dans la livraison. Ils font travailler les sans-papiers dans des conditions que les travailleurs avec la carte n’accepteraient jamais. » Et le livreur d’expliquer qu’ils doivent louer illégalement des papiers, moyennant finance, pour trouver du boulot.
Alors que ses camarades scandent, crient, dansent, Dioum raconte les horaires à rallonge, les douleurs de dos après avoir chargé et déchargé des camions pleins de colis parfois volumineux. « Et si tu as mal, il ne vaut mieux rien dire. Tu n’as pas le droit à un arrêt maladie ou à faire reconnaître ton accident de travail puisque tu n’as pas de papiers. »
On a vu les promesses de Macron après le confinement… En fait, on n’a rien eu.
Murielle Guilbert, co-déléguée de l’Union syndicale Solidaires.
Depuis près de trois mois, plusieurs dizaines de travailleurs sans papiers tiennent le piquet de grève devant l’entrepôt DPD de Coudray-Montceaux dans l’Essonne. Au-delà des meilleures conditions de travail et d’une « régularisation pour tous », les livreurs espèrent obtenir de meilleurs salaires puisque, pour l’heure, ils ne touchent que le Smic horaire. « Et peu importe le nombre d’heures que tu fais puisque, bizarrement, nos heures supplémentaires sautent toujours de nos fiches de paie, et on ne peut rien dire. Enfin bref, on n’est pas reconnus alors que pendant le confinement, dehors, il y avait surtout des sans-papiers pour faire tourner le pays. »
« On a vu les promesses de Macron après le confinement, on pensait que les métiers non reconnus allaient être valorisés, on allait enfin payer les profs et les personnels de santé à la hauteur de ce qu’ils méritent, en fait on n’a rien eu, estime Murielle Guilbert, co-déléguée de l’Union syndicale Solidaires. Pour les salaires, les négociations annuelles n’ont donné que des miettes, heureusement il y a des luttes qui s’enclenchent un peu partout… Mais clairement la hausse des prix à la consommation continue, la précarité augmente, le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté augmente et pendant ce temps l’enrichissement de certains continue… On a vu le rapport d’Oxfam : 236 milliards de plus pour les milliardaires et les plus fortunés ! »
La fonction publique territoriale dans la rue
La fonction publique territoriale est aussi présente. Parmi eux, des personnels de cantine, des agents périscolaires, des secrétaires et attachés municipaux, départementaux, régionaux, des éboueurs, des égoutiers. Julien Fonte, co-secrétaire de la FSU Territoriale, rappelle la réalité du secteur : « Les mots d’ordre sont revalorisation des salaires, mais aussi et surtout suppression de la “loi Dussopt” sur la transformation de la fonction publique. C’est une loi qui s’appuie sur les préconisations ultralibérales du bilan CAP 2022. Donc une augmentation du temps de travail et une contractualisation générale, cela crée d’énormes brèches dans le statut de fonctionnaire. » Cet attaché départemental de Seine-Saint-Denis craignait un manque de mobilisation dans un secteur mis à rude épreuve par le Covid : « Beaucoup étaient en première ligne face à la pandémie, mais il y a un tel niveau d’épuisement chez les collègues qu’ils font grève mais ne manifestent pas et profitent de la grève pour se reposer. »
Sans oublier les revendications d’égalité salariale femmes-hommes : « On demande une revalorisation des rémunérations. Les filières où les femmes sont majoritaires (par exemple la petite enfance ou les personnels d’entretien) sont moins bien payées à carrière égale. » Une revalorisation salariale qui passe par le dégel du point d’indice, qui n’a pas bougé depuis douze ans : « On souhaite qu’il y ait un rattrapage et une réindexation par rapport à l’inflation », rappelle François Livartowski, fonctionnaire territorial à Bobigny et secrétaire fédéral CGT.
Tout au long du parcours, des stands de travailleuses et de travailleurs sont installés pour alerter sur les situations dans les entrepôts, les usines, les magasins. Parmi eux : les libraires de la FNAC Saint Lazare, en grève depuis le 8 décembre. Ils et elles dénoncent un sous-effectif structurel et des salaires trop bas alors que « en 2021, les très bons bénéfices amènent le groupe FNAC Darty à verser à nouveau des dividendes aux actionnaires ».
Marlène est libraire à la FNAC depuis plus de vingt-deux ans et son salaire net par mois n’excède pas 1 600 euros net. Elle a dû rapidement s’adapter aux évolutions de son métier, accepter les tâches de manutention de plus en plus nombreuses, celles qui abîment le dos et les mains. Elle a dû faire avec la numérisation et le départ de collègues remplacés… pour un « tout petit salaire ». Une fois son loyer de 650 euros payé, il reste encore les charges qui ne cessent d’augmenter.
L’inflation de 2,8 %, Marlène l’a sentie, elle n’est pas la seule. Pour cette manifestation, Yamina a retiré son gilet jaune. « Je suis gilet jaune depuis décembre 2018, mais je préfère mettre un badge discret que le gilet, c’est mal vu par les syndicats. Je suis retraitée et mon dernier job c’était AESH, payé 640 euros par mois. Tout augmente sauf nos salaires, nos pensions, on a essayé de le dire avec le mouvement des gilets jaunes et Macron n’a pas voulu nous entendre. Eh bien, on est toujours dans la même situation. De mon côté, je viens de recevoir une facture de régularisation d’EDF de 640 euros alors j’ai baissé le chauffage à fond, et j’ai froid chez moi. Comme plein de gens. »
James Gregoire et Khedidja Zerouali