Franck Gaudichaud : Il y a quelques semaines, le sixième Forum social mondial (FSM) s’est terminé. Une partie de ce FSM polycentrique s’est déroulée pour la première fois à Caracas, capitale du Venezuela (1). Que signifie pour toi cette rencontre internationale altermondialiste à laquelle ont participé plus de 70 000 personnes du monde entier et de toute l’Amérique latine ?
Orlando Chirino : Pour nous, il s’agit d’un moment important où nous pouvons échanger avec des délégués du monde entier et connaître la situation politique et syndicale de différents pays. C’est pour cela que nous accordons de l’importance au forum et que nous participons toujours à ce type de rencontres. C’est très positif, mais il y a encore beaucoup de difficultés structurelles, comme le fait qu’il est toujours difficile d’arriver à déterminer et voter des politiques d’ensemble. Il est certain que le FSM est formé d’organisations très différentes, ce qui fait qu’il est compliqué de trouver des objectifs et des tâches concrètes communes. Dans le cas du forum de Caracas, il y a eu aussi une faible participation des organisations du Venezuela ; ceci explique que les délégués étrangers ont dû se rendre dans les usines ou les quartiers des périphéries pour connaître la réalité du processus bolivarien. Il faut ajouter que nous autres, militants de l’UNT, n’avons pas été invités au forum, nous en avons été exclus, même si indépendamment des organisateurs, nous avons participé à quelques tables de discussion. La participation massive de la population vénézuélienne a aussi fait défaut. Il me semble que beaucoup de camarades qui mènent un travail de terrain ne connaissaient pas bien la signification et l’importance du forum, et moins encore les gens de la rue : ils n’ont pas perçu que le forum était aussi le leur... Il me semble qu’il n’y a pas eu suffisamment d’information ici, au Venezuela, de même qu’il y a eu une certaine crainte de la part du comité organisateur et d’un secteur du gouvernement par rapport à la perspective d’ouvrir plus largement le forum. Je crois qu’il faut reconnaître tout ce qui est positif dans le FSM, mais il faut aussi savoir en faire un bilan critique et autocritique.
Franck Gaudichaud : Actuellement, au Venezuela, la discussion sur le socialisme est très présente dans toutes les sphères de la société. Le président Chávez se revendique tant de Karl Marx que de Bolivar, il parle du « socialisme du XXIe siècle », de démocratie participative, de rupture avec le capitalisme... D’après toi - en tant que dirigeant social mais aussi en tant que militant révolutionnaire - quelle est la conjoncture actuelle du processus bolivarien ?
Orlando Chirino : En premier lieu, le Venezuela d’aujourd’hui est doté d’un gouvernement indépendant et autonome par rapport à l’impérialisme. En second lieu, sa constitution qui a été approuvée par le peuple vénézuélien est une avancée importante pour le processus de transition vers le socialisme, grâce à une nouvelle autonomie des pouvoirs, de nombreuses conquêtes en termes de droits humains, une nouvelle liberté syndicale, la multiplication des « missions » sociales avec la création de cliniques populaires gratuites (« mission Barrio Adentro »), avec l’alphabétisation des classes sociales les plus pauvres (« mission Robinson »)... Bref, il y a différentes conquêtes qui sont très importantes. Mais nous sommes encore dans un cadre capitaliste où la propriété privée est respectée et où la majorité des moyens de production restent entre des mains privées, comme c’est le cas des grandes banques qui gagnent des sommes fabuleuses grâce à une gestion financière spéculative. C’est pourquoi, au niveau syndical, nous exigeons de participer à la gestion. On ne s’engage même pas encore à fond, en exigeant un contrôle direct sur les profits et la propriété. A ce sujet, on peut dire qu’il existe une « confrontation » entre un gouvernement démocratique qui respecte la propriété privée et nous autres, qui visons un changement profond des relations de production. Pourtant par rapport aux gouvernements antérieurs, le gouvernement bolivarien est profondément démocratique et c’est le plus progressiste de tous. Comme le dit le président, ce pays décide de manière souveraine et ceci est une conquête essentielle. La majorité des travailleurs et les secteurs populaires continuent à appuyer fortement le président Chávez et le processus en cours. En même temps, le résultat des dernières élections législatives, de certaines élections syndicales partielles ou encore certaines révoltes de quartiers populaires, montrent qu’une certaine usure se dessine après 7 ans de gouvernement.
Les travailleurs commencent à exiger davantage. Il y a des attentes énormes, par exemple en ce qui concerne le contrôle de la production, notamment dans les entreprises où le travail est le plus précaire. Disons qu’il existe un certain mal-être populaire et certaines inquiétudes parallèlement à l’appui populaire au gouvernement. Au cours des dernières années, la mobilisation du peuple a permis de mettre en déroute l’opposition et la bourgeoisie. Aujourd’hui, il y a trois éléments essentiels dans le débat national. D’abord, le processus de bureaucratisation croissante que connaît le pays et les pratiques antisyndicales. En second lieu, la corruption, et, en troisième lieu, la position conservatrice de certains ministres, maires ou gouverneurs. Et tout ceci alors que nous sommes dans l’année de la réélection présidentielle ! La base exige plus de participation et la fin de la « dedocracia » (2). Il faut approfondir la révolution, le processus. Deux partis gouvernementaux, Podemos et le Mouvement Cinquième république (MVR), sont très bureaucratisés et leurs dirigeants sont les nouveaux riches de ce pays. Malgré cela et malgré ces conflits, nous militons pour la réélection du président Chávez qui joue un rôle important dans cette lutte. Il est encore essentiel de résister et de lutter pour le maintien d’Hugo Chávez à la présidence pour garantir la continuité du processus.
Franck Gaudichaud : Lorsque l’on parle d’approfondir le processus révolutionnaire, cela passe-t-il aussi par la « cogestion » dans les entreprises et les lieux de travail ?
Orlando Chirino : Oui, nous revendiquons l’extension de la cogestion du pays comme une consigne simplement démocratique (ce n’est pas une consigne « socialiste »). Il est très important que dans les entreprises, notamment les entreprises publiques, il y ait participation des travailleurs. Je te rappelle que la participation est un droit inscrit dans la Constitution bolivarienne, c’est une conquête progressiste très importante du processus, elle établit la « contraloria social » (contrôle citoyen) et s’oppose à la bureaucratisation. Dans ce sens, il y a eu des expériences très riches comme dans le cas d’Invepal (3) ou d’Alcasa (4). Mais le gouvernement a commencé à freiner le processus cogestionnaire, surtout dans le secteur pétrolier et électrique, arguant qu’il s’agit de secteurs stratégiques qui risquent de rester entre les mains de la droite si on y applique la cogestion. Nous autres, nous avons une vision différente. Durant la dernière grève patronale et le sabotage pétrolier (en décembre 2002 et janvier 2003), les travailleurs ont montré qu’ils sont capables de déjouer les plans impérialistes et de se mettre à produire afin de garantir l’approvisionnement du pays en énergie. C’est pour cela que nous ne comprenons pas qu’aujourd’hui, alors que la production est normalisée, il n’y ait pas de contrôle ouvrier (et même un contrôle conjoint avec les usagers de ces services publics). Nous analysons ce recul surtout comme une concession politique du gouvernement envers des secteurs conservateurs, et ceci sous le faux prétexte que Che Guevara se serait opposé à l’autogestion en Yougoslavie par exemple. En ce sens, il y a eu un recul réel au sein du gouvernement après ces crises. Nous autres, nous envisageons la cogestion comme un programme de transition permettant une prise de conscience socialiste.
Franck Gaudichaud : Il y a un autre axe présenté par le gouvernement comme essentiel pour construire la démocratie participative, et qu’on appelle ici « noyau de développement endogène ». Il s’agit, entre autres, des coopératives. Certains disent qu’il y en aurait plus de 70 000 dans tout dans le pays, même si les statistiques varient d’un ministère à l’autre... Indubitablement, ces coopératives représentent la possibilité d’un travail et d’un revenu pour des milliers de personnes pauvres, à la campagne comme dans les villes. Malgré cela et après avoir parlé de ce thème avec des conseillers du président et des travailleurs, il ne me semble pas évident que les coopératives qui existent actuellement soient, dans leur majorité, viables à moyen terme, notamment parce qu’elles reproduisent des formes hiérarchiques et d’exploitation de la main-d’œuvre, pratiques située à l’opposé du projet socialiste.
Orlando Chirino : A l’intérieur de l’UNT, nous estimons que les coopératives peuvent être complémentaires. Pour nous, le premier outil d’organisation et de participation est le syndicat. C’est la raison pour laquelle nous sommes contre un coopérativisme qui ne respecte pas les négociations collectives ou le droit syndical. Beaucoup utilisent les coopératives comme une forme de précarisation du travail, de flexibilisation, avec des sous-contrats à durée déterminée. Aujourd’hui, la majorité des coopératives du pays sont engagées dans ce type de relation, où 4 ou 5 personnes sont les patrons de la coopérative et engagent des personnes pour un temps limité, avec de bas salaires et sans droit syndical : ce sont comme de « petites entreprises »... C’est une contradiction évidente avec le discours du gouvernement sur la construction du socialisme. Il y a même un secteur qui est en faveur de la transformation des coopératives en entreprises, phénomène qui se produit, par exemple, en Colombie et qui conduit à déguiser l’exploitation de la main-d’œuvre pour le plus grand profit des grandes entreprises, qui les sous-traitent comme prestataires de services sans avoir à respecter les règles des négociations collectives et les syndicats. De plus, cela leur permet de bénéficier de subventions publiques. Ce qui est certain, c’est que plusieurs coopératives servent effectivement à résoudre de graves problèmes immédiats, ceux des plus pauvres, comme les coopératives qui fournissent de la nourriture aux indigents. Ces coopératives sont complémentaires. Mais fondamentalement, nous croyons qu’au Venezuela, avec toutes nos richesses, il y a moyen de créer de l’emploi digne et stable et non ces contrats précaires, temporaires et instables qui existent actuellement. C’est un débat en plein développement dans le pays et l’UNT y participe. Finalement, il s’agit de penser la place du mouvement coopérativiste dans un processus de construction d’une société socialiste.
Franck Gaudichaud : L’UNT a annoncé, après plusieurs consultations de ses bases, qu’elle tiendra son congrès national les 30 et 31 mars et le 1er avril 2006. Quels sont les défis et les thèmes qui vont être discutés à cette occasion ?
Orlando Chirino : Le premier défi sera de concrétiser, finalement, la tenue de ce congrès national. Parce que lors du congrès de fondation de l’UNT, il avait été décidé de l’élection d’une direction démocratique et de la réforme des statuts, dans le courant de l’année suivante. Cela fait presque trois ans, et il n’a pas été possible de mettre en pratique la résolution du congrès. Il y a dans l’UNT des courants qui ne veulent pas se soumettre à la consultation populaire. La réforme des statuts sera destinée à démocratiser de manière radicale notre organisation, avec l’objectif que les élections puissent avoir lieu au mois de mai au moyen d’une élection directe et secrète au sein de tous les groupes de base. S’il en est ainsi, nous serons la première centrale de travailleurs dans le monde à avoir un comité exécutif élu de cette manière. Le second défi sera de ratifier le caractère de l’UNT : autonome et indépendante du patronat, de l’État et des partis politiques.
Franck Gaudichaud : Ceci veut dire que ce n’est pas le cas actuellement ?
Orlando Chirino : Si, ça l’est, mais il y a de fortes pressions et un courant à l’intérieur du mouvement [le Front bolivarien des travailleurs] qui revendique le « gouvernementalisme », c’est-à-dire qu’ils voient les choses comme s’ils étaient des appendices du gouvernement. Il faut insister sur une meilleure information de la base, car le comité exécutif ne peut pas débattre « à portes fermées », sans informer les travailleurs. De même en ce qui concerne les conventions collectives, celles-ci doivent être élaborées par des consultations démocratiques. Un de nos plus grands défis comme centrale est le changement de la Loi organique du travail, parallèlement à la réaffirmation de son orientation internationaliste et socialiste. Enfin, nous avons à rediscuter de notre programme : prendre position sur la dette interne et externe du pays et savoir si nous exigeons un référendum populaire pour son abolition ; pour la formation d’un front des pays débiteurs, pour lever le drapeau de la souveraineté et de l’autodétermination de notre peuple, prendre position sur les gains énormes du secteur bancaire vénézuélien et des transnationales et savoir si nous lançons la consigne de la nationalisation, etc.
Franck Gaudichaud : Orlando, tu es aussi connu comme dirigeant politique « trotskyste ». Nous savons que toi et d’autres camarades, vous appelez à la formation d’un nouveau parti révolutionnaire au Venezuela. Peux-tu nous expliquer, en quelques mots, les raisons de cette décision ?
Orlando Chirino : Nous sommes des militants politiques depuis notre plus jeune âge. Moi, j’ai commencé à militer à 11 ans et à 16, j’ai entamé un militantisme conscient, révolutionnaire, après avoir quitté Action démocratique (5). Je suis devenu alors « trotskyste » et je le revendique clairement. Mais avant tout, j’ai été dirigeant syndical, j’ai défendu - depuis ce côté de la barrière - l’autonomie du mouvement, sa démocratie, tout comme la lutte pour le socialisme. A l’intérieur de ce processus de la révolution bolivarienne et surtout après la sortie de prison du président Chávez [mars 1994], nous avons beaucoup échangé avec lui, nous avons beaucoup conversé, nous avons commencé à construire la Force bolivarienne des travailleurs (FBT), nous avons été les fondateurs de la FBT comme front vers lequel devaient converger tous les dirigeants syndicaux qui s’identifient avec le président Chávez et avec le processus. Mais la lutte des classes n’a pas mis à l’ordre du jour le programme que nous défendons et aujourd’hui, nous considérons comme légitime le droit à la construction d’une nouvelle force révolutionnaire. Le 9 juillet de l’année passée, nous avons institué un « comité de promotion pour la construction d’un parti révolutionnaire » au Venezuela, un parti de travailleurs appelé « Parti Révolution et Socialisme » (PRS).
Pourquoi ? Parce que nous avons besoin d’un parti révolutionnaire, surtout quand dans la FBT et dans les directions des trois partis chavistes, il y a des dirigeants qui freinent le processus. Dans la population, il y a un rejet très fort de la bureaucratisation, de la dégénérescence de ces organisations et de la grave corruption de quelques-uns de leurs membres. Nous, nous croyons qu’il est vital d’empêcher un recul par rapport aux avancées que nous avons conquises, et cela ne signifie rien d’autre que de protéger aussi la vie de très nombreux dirigeants révolutionnaires de ce pays et, fondamentalement, du peuple de ce pays, qui s’est donné corps et âme, qui est descendu dans les rues pour défendre le processus. Je veux souligner par là que nos conquêtes ne sont pas le fruit des partis qui ont des députés à l’Assemblée nationale.
Le parti que nous voulons construire ne sera pas « trotskyste », car il intégrera des camarades de différents courants, y compris des franges militantes qui vont se détacher - dans la mesure où la lutte des classes se fait plus aiguë - de partis comme le PPT (Patria Para Todos, Patrie pour tous), le MVR et Podemos. En même temps, et je le répète ici comme nous l’avons fait devant les dirigeants politiques, étudiants et syndicalistes, etc., nous ne cherchons aucun type d’autoproclamation. En ce sens, le PRS n’existe pas encore : il n’est même pas encore fondé ! Nous projetons un congrès fondateur pour juillet ou août 2006 ; nous y évaluerons s’il est correct - ou non - d’avancer davantage vers la construction de ce parti. Ce qui est très clair pour nous aujourd’hui, c’est que cette dynamique de construction d’un nouveau parti révolutionnaire s’inscrit comme un appui à la révolution bolivarienne. C’est la raison pour laquelle nous appuierons avec force la réélection du président Chávez en décembre 2006, condition indispensable pour le renforcement du processus et l’approfondissement de notre bataille contre l’impérialisme.
Notes
1. Cette année, le Forum social mondial s’est fait « polycentrique ». Après Porto Alegre 2005 et avant Nairobi 2007, il a rallié quasi-simultanément Bamako, au Mali, et Caracas, au Venezuela, en janvier 2006, avant de migrer vers sa troisième destination, Karachi, au Pakistan, à la fin mars 2006.
2. « Dedocracia », littéralement « doigtcratie » c’est-à-dire verticalisme et absence de démocratie interne. Durant les dernières élections législatives, les directions des partis « chavistes » ont désigné plusieurs de leurs candidats sans consultation préalable de leurs militants, ce qui a été critiqué au sein même des rangs des partisans de la révolution bolivarienne.
3. Invepal (Industria Venezolana de la Pulpa y el Papel) est le nouveau nom de l’entreprise de production de papier et de carton Venepal. Elle a été nationalisée par décret présidentiel le 19 janvier 2005 suite à la lutte de ses travailleurs. Elle fonctionne sous un régime de cogestion entre l’État et la Coopérative vénézuélienne de Industria de Pulpa y Papel (Covinpa). L’État vénézuélien est propriétaire de 51 % de l’entreprise, et les travailleurs composant la coopérative de 49 %.
4. Alcasa est l’entreprise nationale d’aluminium. Un processus de cogestion y a été lancé il y a un an. Voir Fabrice Thomas, « Expérience de « cogestion » dans la fabrique d’aluminium Alcasa », Inprecor, n° 510, octobre 2005.
5. Action Démocratique (AD) : parti social-démocrate, membre de l’Internationale socialiste qui a partagé le pouvoir politique vénézuélien avec le parti démocrate-chrétien COPEI, depuis le renversement du dictateur Marcos Pérez Jiménez (en 1958). L’AD comme le COPEI représentent pour le peuple vénézuélien des décennies de corruption, de clientélisme et de gestion servile du capitalisme rentier.