Depuis 2014, en raison de l’absence d’informations officielles, l’enquête nationale sur les conditions de vie (ENCOVI) a été mise en place, dirigée par l’Université catholique Andrés Bello, l’Université Simón Bolívar, l’Université Centrale du Venezuela et la Fondation Bengoa. Grâce à ENCOVI et à des témoignages, on se fait une idée sur la réalité vécue, évidemment plus tendue en raison de la Covid-19. L’État a profité de la pandémie pour accroître le contrôle social sur la population en interdisant toute mobilité d’un État à l’autre à l’intérieur du pays (aujourd’hui plus flexible depuis décembre). Cette mesure a été prise au nom de la Covid, cependant, dans les queues interminables pour faire le plein (de plusieurs jours), on entend que c’était surtout dû aux pénuries d’essence… Car il est aujourd’hui possible de se déplacer, mais c’est hors de prix en raison du coût de l’essence.
Les travailleurs de la santé, quant à eux, sont au milieu de l’effondrement. On leur demande de recoller les morceaux alors que dans les dernières années, leurs droits comme leurs salaires ont été saccagés, et que rien n’est fait au niveau général. C’est même tout l’inverse. En 2017, les dépenses en santé de l’État restent sous la barre des 2 % (1,37 % du PIB précisément) ; c’est encore moins qu’en 2016. Le gouvernement Maduro fait payer la facture à la population et se vante de « tenir » face au blocus, alors que c’est la population qui supporte dans sa chair la dégradation générale des conditions d’existence.
Situation générale
Dans le discours chaviste, « le blocus », aussi criminel et illégitime soit-il, a énormément d’avantages, comme celui d’exonérer l’État de ses responsabilités. La crise de son côté soutient le discours productiviste de l’État et sa narration extractiviste. Crise oblige, le gouvernement avance sur les frontières géographiques de l’extraction avec la prolifération des mines qui dévorent l’Amazonie vénézuélienne, mais aussi diverses régions au nord de l’Orénoque. Décret après décret, l’État assure les intérêts des investisseurs et transforme le territoire en zone de sacrifice. Il choisit d’adapter sa législation pour accélérer le rythme de circulation du capital [1].
L’état d’exception a remplacé « l’État de droit » depuis plus de cinq ans et depuis lors, violations des Droits de l’Homme, persécution et répression accompagnent la nouvelle dynamique néolibérale. La loi contre le blocus (ley antibloqueo) est un nouveau pas franchi par le pouvoir pour ouvrir le pays à la valorisation capitaliste et à la fragmentation des territoires. Cette loi adoptée fin 2020 par la controversée « Assemblée Nationale Constituante » [2] a clairement pour objet de déréglementer les mécanismes de l’État et de donner des garanties juridiques et économiques au secteur privé. Selon l’économiste Carlos Hermoso, cet instrument vise à convertir l’ensemble du pays en une zone économique spéciale (ZES) et ainsi à rendre caduque la Constitution. La loi permettra une réduction substantielle des impôts et des douanes, une annulation des lois du travail, une suppression des restrictions environnementales. Le nouveau régime d’accumulation se veut sans contrôle [3].
L’État avance et laisse derrière lui une population totalement négligée, exclue des Droits de l’Homme et des garanties constitutionnelles les plus fondamentales (accès à la santé, à un salaire décent, à la liberté d’expression…).
La situation actuelle est propice à créer des malades à la chaîne en raison de l’insécurité alimentaire et de la crise énergétique (manque d’essence, de gaz, et instabilité électrique permanente). Celles et ceux qui sont faibles à cause de la sous-nutrition ou qui voient leur état de santé s’aggraver par manque de suivi médical (pour les problèmes énergétiques) finissent parfois totalement exclus des soins, jusqu’à en mourir [4]. D’un autre côté, ceux qui sont secourus le sont souvent dans des conditions inhospitalières [5]. On imagine que la détérioration particulière des conditions de travail des travailleurs de la santé se répercute comme une onde de choc sur les patients. Ainsi, travailleurs de la santé et usagers subissent une violence sociale qui s’exerce sur fond de pénurie énergétique. La société dans son ensemble s’érode : mal-être et discrédit des institutions dominent le paysage vénézuélien.
Les résistances
Les protestations sont portées par des revendications précises, qui tournent autour du salaire, des conditions de travail, et de l’accès aux services de base (eau, électricité, gaz).
Il y a une chronologie des luttes, mais toutes ont ces marqueurs communs. Ayant du mal à imaginer que moins de 5 dollars (ce qui correspond au salaire minimum actuel) soit l’apogée du « socialisme du XXIe siècle », les travailleurs expriment leur mécontentement dans les luttes, et elles furent nombreuses ces dernières années. L’Observatoire Vénézuélien des Conflits Sociaux (OVCS) a enregistré 649 manifestations en juillet 2020, soit une moyenne de 22 par jour. En plus d’un salaire décent, les demandes sont multiples : accès à l’eau, au gaz, à l’essence, etc. Les revendications sont sociales, culturelles, économiques, politiques.
Les travailleurs de la santé et ceux d’autres secteurs demandent un salaire en dollars. Puisque les prix sont indexés sur le dollar, cela semble évident. Pourtant, la réponse donnée par l’État fin 2019 est étrange. Il répond en promettant et en offrant un demi-petro (crypto-monnaie) [6] pour tous les travailleurs du service public. Sa réponse est décalée par rapport à une demande très claire, si bien qu’il semble plus soucieux d’écouler sa marchandise nommée petro que de céder aux revendications des travailleurs. Comme on le sait, des millions de personnes n’ont pas reçu leur demi-petro et, parmi ceux qui l’ont reçu, ils ne peuvent en faire usage en raison de l’hyper-inflation et de la pénurie de billets. Autant dire que c’est un cadeau qui ne sert à rien. Pendant ce temps, les salaires de misère continuent…
Qu’en est-il de la situation particulière des travailleurs de la santé ? Avec l’effondrement économique, l’insécurité alimentaire et le contexte actuel de pandémie en recrudescence, ces travailleurs sont au milieu de la tourmente, en première ligne, mais sans droits, sans salaires, et donc sans reconnaissance.
« Nous sommes les premiers guerriers à faire face à la pandémie de coronavirus mais je ne gagne pas plus de 4 dollars par mois en tant qu’infirmière de nuit. Cela ne suffit même pas pour deux jours de nourriture. » Ainsi s’exprimait Jesús Yerena de l’hôpital général de Lídice, situé à la Pastora, lors de la marche sur l’avenue San Martín de Caracas, le 4 novembre 2020. Lors de cette énième mobilisation pour des salaires décents, les travailleurs de l’hôpital en ont profité pour se solidariser avec les frères Silvia et Rafael Sandoval, septuagénaires décédés suite à une sévère dénutrition.
De la situation du secteur de la santé au démantèlement des conventions collectives et à l’exclusion des syndicats autonomes
Selon l’Observatoire Vénézuélien de la Liberté Syndicale, il y a, depuis vingt ans, un processus de destruction des conventions collectives qui s’est fortement accéléré à partir de 2013. Les luttes des ouvriers de la santé ont réussi à établir leur droit à la négociation collective au milieu du siècle dernier, et, avec l’approbation de la Loi Organique du Travail en 1990, la négociation collective a été institutionnalisée dans tout le secteur et des conventions collectives ont été signées pour les travailleurs et tous les professionnels de santé. Ces contrats prévoient des avantages pour le travailleur et son groupe familial, tels que des clauses sur les droits aux bourses, des plans de vacances, l’assurance maladie privée, etc.
La régression a été progressive ; elle s’est mise en place avec le parallélisme syndical qui consiste à écarter les syndicats autonomes pour n’avoir à faire qu’avec des syndicats officiels, beaucoup plus enclins à défendre l’État que les travailleurs. Voyons l’évolution en s’appuyant sur les données de l’Observatoire.
L’accord-cadre du 1er décembre 2000 était le dernier accord conclu avec la CTV (Centrale des Travailleurs du Venezuela), et ses organisations affiliées du secteur public. Cet accord est la première étape pour adapter une convention collective et ses orientations afin qu’elle soit compatible avec une revendication phare des entrepreneurs privés durant les années 1990 : l’incorporation du critère de productivité dans la détermination des salaires. Ainsi, pour la première fois, apparaît une clause sur la productivité et l’efficience, soumise à l’évaluation unilatérale de l’employeur. Cette clause favorise la performance individuelle et non la performance collective. Dans cette convention, les clauses prévoyant des commissions mixtes pour la gestion quotidienne du personnel et l’attribution des avantages sociaux ont disparu. De plus, la convention collective a écarté la présence syndicale dans les questions liées à la carrière administrative.
Avec la loi statutaire de la fonction publique de 2002, le système de rémunération est fixé par décrets présidentiels, et la réduction unilatérale des effectifs est permise, tout comme la possibilité d’embaucher du personnel en dehors du statut public. Par ailleurs, dans ces années-là, c’est le début de l’ignorance de toute une structure syndicale autonome comme Sunep-Sas et Fetrasalud. Après 2013, il est impossible pour les syndicats autonomes d’obtenir une réunion avec le Ministère de la Santé. Il n’y a plus de négociation collective libre et volontaire pour parler salaire et conditions de travail. Ce qui est un axe fondamental pour l’Organisation Internationale du Travail n’existe plus au Venezuela.
Dans la négociation de 2013, l’organisation syndicale a perdu l’une des conquêtes les plus importantes et même sa raison d’être, la convention collective, ce qui prive les travailleurs d’obtenir des avantages et des augmentations de salaire.
« L’année 2018 restera dans l’histoire comme l’année de la disparition de la négociation collective : ainsi, une ancienne aspiration de l’employeur devient réalité. Le principal sujet d’une convention collective, l’augmentation de salaire, est confié à l’employeur pour être fixé unilatéralement. Ce fait s’était déjà produit dans la convention collective 2013-2015, en vigueur jusqu’en 2017, mais celle qui s’est mise en place le 1er janvier 2018 finalise le processus. Cela signifiait le démantèlement de la convention collective : fin des augmentations de salaires et des avantages pour la famille. Il a fallu près de deux décennies au gouvernement pour vider la négociation collective dans le secteur de la santé. En bref, la réglementation conventionnelle actuelle du secteur de la santé s’écarte considérablement de ce qui a toujours été considéré comme un bon contrat collectif. En 2018, les travailleurs de la santé ont perdu cette convention et se sont retrouvés en dehors de la table des négociations collectives, qui s’est réalisée sans présence syndicale autonome [7]. »
Le gouvernement détruit le tissu organisationnel des travailleurs du secteur de la santé, ce qui montre le caractère autoritaire du régime. Il se substitue à l’organisation des salariés pour imposer ses propres critères dans le rapport salarial et dans la gestion des conditions de travail. Ainsi s’opère la régression sociale mêlée au clientélisme sous la houlette de l’État.
Dans une certaine mesure, on peut analyser ces reculs sans précédent comme un alignement sur la restructuration économique mondiale, car la tendance semble aller au démantèlement de l’État-providence et, plus généralement, des conquis sociaux des classes populaires. Une étude de l’OCDE met l’accent sur la baisse de la couverture des travailleurs bénéficiant d’une convention collective. Parmi les pays de l’OCDE (organisme dont le mexicain José Ángel Gurría est Secrétaire général depuis 2006), quelque 160 millions de salariés sont couverts par la négociation collective, que ce soit par des accords étatiques, autonomes, régionaux, sectoriels ou d’entreprise. Cela représente environ un tiers des salariés (32 % en 2017), alors qu’en 1985, la moyenne des pays de l’OCDE était de 46 %. « En général, la plus forte réduction du nombre de travailleurs protégés par un contrat a été enregistrée en Europe orientale et centrale, ainsi qu’en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni et, plus récemment, en Grèce, conclut le rapport », dixit La Vanguardia.
La casse de la santé fait sens aujourd’hui : au lieu d’être un accident de parcours, elle s’inscrit dans le nouveau régime d’accumulation par dépossession (au sens de David Harvey), axé sur l’extractivisme et le démantèlement de l’État social et des droits des travailleurs.
Construire l’avenir…
Il faut construire l’avenir dans la rue, dans les luttes, mais ce n’est pas toujours facile car si la régression sociale devient la norme dans plusieurs pays du monde, la répression se poursuit pour que personne ne se rebelle et que chacun accepte cette nouvelle situation. Au Venezuela, la répression est parfois plus à la charge d’un groupe militaire armé (el colectivo) que de l’État lui-même, qui tient à garder son image « démocratique ». Résultat, les groupes armés, avec parfois l’appui de l’appareil répressif de l’État vénézuélien, menacent et attaquent systématiquement les travailleurs qui s’organisent pour défendre leurs droits, comme cela s’est produit durant l’année 2018.
Sans que ce soit suffisant, conserver l’héritage social, démocratique, politique du pays est essentiel pour pouvoir se projeter vers l’avenir. Face à la liquidation actuelle au Venezuela, il sera nécessaire de reprendre le chemin de l’auto-organisation pour sortir de la polarisation qui domine la société et fait le jeu du pouvoir. S’auto-organiser et lutter pour une meilleure qualité de vie, pour la santé, les conventions collectives, pour l’autonomie alimentaire, pour le territoire, pour les droits et les libertés, tel est le chemin à prendre car depuis le Venezuela, une fois encore, il est clair que le sauveur suprême n’existe pas [8].
Maxime Motard
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