Commencé le 17 septembre à New York, dans les rues autour de Wall Street, pour protester contre le rôle du système financier dans l’accroissement des inégalités, le mouvement « Occupy Wall Street » (OWS) a pris une ampleur inédite. Il s’est rapidement élargi à travers le pays et même au Canada. C’est un groupe anti consumériste relativement peu connu, Adbusters, qui a proposé l’occupation sous la bannière de la lutte contre l’avarice et la corruption. Il espérait mobiliser 20 000 personnes. Même si seulement 300 ont répondu à l’appel, l’action a trouvé un écho immédiat dans les milieux progressistes.
Le lendemain de l’exécution — « le meurtre légal » — de Troy Davis par l’État de Géorgie, le 21 septembre, des manifestants, portant des t-shirts « I am Troy Davis » (« je suis Troy Davis »), ont rejoint les manifestants à Wall Street.
Les syndicats soutiennent le mouvement depuis le début et les organisations de l’extrême gauche sont très impliquées. Des personnalités de gauche ont très publiquement déclaré leur solidarité.
Même si la presse n’en a pas parlé pendant les deux premières semaines, « Occupy Wall Street » fait depuis régulièrement « la une » de la presse nationale. Des universités commencent déjà des cours sur lui : l’Université de New York en annonce deux à partir de janvier 2012. En reconnaissant l’ampleur des mouvements contestataires à Wall Street et à travers le monde, l’hebdomadaire « Time », a choisi « le manifestant » comme personnalité de l’année 2011. Des porte-paroles du parti Républicain et des journalistes de droite ont leur mot aussi, qualifiant les occupants de canailles et de marginaux.
Les occupants ont subi la brutalité policière dans plusieurs villes. A plusieurs reprises, la police n’a pas hésité à matraquer les manifestants, à utiliser les gaz lacrymogènes et à procéder à des arrestations massives. Le 24 septembre, 700 manifestants ont été arrêtés sur le Brooklyn Bridge bien que l’autorisation de manifester leur avait été accordée. A Oakland, un vétéran de la guerre d’Iraq a été grièvement blessé en plein visage par une bombe lacrymogène lancée par les forces de l’ordre, une octogénaire a été agressée. A l’instigation des maires, la police a fait des descentes sur les lieux d’occupations, détruisant les campements et chassant des occupants. Jean Quan, première femme d’origine asiatique élue maire d’Oakland, ancienne syndicaliste se proclamant de gauche, ne s’est pas différenciée du milliardaire républicain Michael Bloomber, maire de New York, en ce qui concerne l’usage de la force.
Qui sont les « Occupy » ?
On peut distinguer trois niveaux d’investissement dans le mouvement. Un noyau dur de militants qui occupaient jour et nuit les sites jusqu’à leur expulsion par les forces de l’ordre à partir de la mi-novembre. Une deuxième couche est constituée de ceux qui viennent régulièrement aux réunions et participent aux débats en ligne. Une troisième couche répond aux appels pour les manifestations.
Les deux premières couches sont des jeunes blancs, souvent diplômés, au chômage ou travailleurs précaires. Selon un sondage effectué par le « Wall Street Journal », les trois quarts des occupants possèdent au moins une licence universitaire. L’âge moyen des occupants est de 26 ans. Beaucoup semblent avoir été liés au mouvement altermondialiste ou inspirés par lui. Ils se revendiquent des Indignés d’Espagne, des manifestants de Grèce et des révoltés du « printemps arabe ». Ils agissent hors des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. A de rares exceptions près — comme Oakland en Californie — peu de Noirs ou de Latinos y participent. C’est certainement une grande faiblesse d’un mouvement qui prétend représenter les couches opprimés et démunies de la société.
Sous plusieurs aspects il est différent des mouvements sociaux habituels. Il n’a pas et ne veut pas avoir de direction ou de dirigeants, il ne fait pas de déclarations publiques détaillées ni n’avance de revendications précises. Il n’est donc pas aisé de caractériser son idéologie évolutive. Néanmoins, l’écoute de ses débats, des rares déclarations publiques de ceux qui prennent la parole au nom des occupants et la lecture des écrits des militants qui s’y sont investis permettent de présenter les grands traits de ses principales caractéristiques.
Ce mouvement exprime le colère de ceux qui voient les plus riches (nommés « le 1 %») toucher des salaires astronomiques et souvent des énormes primes alors qu’eux mêmes (« les 99 %») perdent ou craignent de perdre leur emploi, voire n’ont pas réussi à se faire embaucher après avoir fini des études. Cette colère est plus dirigée contre ceux profitant du système que contre lui. Les critiques du système que l’on entend ne permettent pas de dire clairement si c’est le capitalisme qui est remis en cause ou seulement certains de ses aspects. Mais les débats sur le capitalisme indiquent que ceux qui le rejettent sont nombreux à prendre la parole, alors que d’autres pensent qu’il est réformable.
Ce mouvement exprime des profonds sentiments démocratiques, apparaissant de trois manières :
– au travers de son identification avec les luttes démocratiques menées ailleurs, en Égypte ;
– par l’identification des inégalités avec la richesse et le pouvoir exercé par le « 1 %» ;
– par son l’auto-organisation des occupants.
S’il refuse de s’identifier avec une idéologie, ce mouvement emprunte certains idéaux libertaires. L’occupation de la place Tahrir au Caire et celle du parlement de l’État du Wisconsin à Madison au début de l’année 2011 (contre des lois antisyndicales et l’austérité), l’ont directement inspiré. Des pancartes « They got bailed out, we got sold out » (« Ils, c’est-à-dire les riches, ont été renfloués, alors que nous avons été vendus ») soulignent le lien établi par les occupants entre les pouvoirs économique et politique.
Les racines de l’indignation
Malgré son apparition soudaine, ce mouvement n’est pas tombé du ciel. Il s’inscrit dans le grand mouvement contestataire international qui ébranle le monde depuis un an, en commençant par l’Afrique du nord et la région arabe, par Madison dans le Wisconsin, la Grèce et l’Espagne,. Ensemble ils ont ouvert un cycle de contestation international. En dépit des particularités de chaque pays, la crise des « subprimes » en est le courant souterrain commun, qui accentue les contradictions capitalistes, pousse les gouvernements capitalistes à imposer l’austérité et aggrave sensiblement les inégalités. L’occupation n’est donc pas seulement la réponse à « l’air du temps », elle reflète une colère très répandue parmi les très larges couches sociales du pays. Un regard rapide sur la scène sociale du pays donne une idée de ce qui stimule ce mouvement.
La scène sociale états-unienne se caractérise actuellement par l’accroissement des inégalités. Le taux officiel de pauvreté (qui sous-estime massivement le nombre des gens vivant dans des conditions de précarité) a fait en 2010 est passé de 13,5 % à 15 % de la population, atteignant 45 millions de personnes. Depuis les années 1980 les plus riches ont vu sensiblement augmenter leur pourcentage des richesses. Selon les sources officielles, la part de revenu national des 1 % les plus riches a doublé en trente ans. C’est surtout le résultat des cadeaux fiscaux, mais aussi de la stagnation des salaires ouvriers et de l’augmentation de productivité, etc. La paupérisation touche également les dites classes moyennes. Ainsi les diplômés finissent leurs études universitaires en étant surendettés, souvent de dizaines de milliers dollars, ce qui peut signifier des remboursements mensuels de plusieurs centaines ou même de milliers de dollars.
Les sondages indiquent que le mouvement bénéficie de son plus fort soutien chez des gens entre 50 et 64 ans, qui gagnent 50 000 à 70 000 dollars par an — des salaires des couches petites bourgeoises mais aussi des ouvriers qualifiés ou faisant partie des syndicats les plus forts.
Le taux officiel de chômage atteint actuellement presque 9 % (mais tous les économistes s’accordent qu’il sous-estime le nombre de chômeurs), mais il y a des secteurs de chômage très élevé : une fraction du salariat, surtout les jeunes Noirs et Latinos (50 % dans certaines villes). Les nouveaux secteurs économiques de services, qui remplacent des secteurs fortement syndiqués dans l’automobile, la sidérurgie, etc., sont des lieux de très bas salaires. La paupérisation touche une partie importante de la classe ouvrière, ce qui n’a pas été vu aux États-Unis depuis la crise des années 1930. C’est le résultat d’une combinaison du chômage, des bas salaires, des « réformes » du système d’aide sociale (réduction des allocations et obligation d’accepter n’importe quel travail pour les demandeurs d’aide, limites des indemnisations percevables au cours de la vie). Dans une ville sinistrée par les délocalisations des entreprises, comme Milwaukee dans le Wisconsin, 40 % des enfants scolarisés sont issus de familles pauvres. Reconnaissant le niveau artificiellement bas du seuil de la pauvreté, les écoles y accordent des repas gratuits ou à prix réduit aux enfants avec des revenus jusqu’a 185 % du seuil de pauvreté, ce qui représente 83 % des enfants scolarisés à Milwaukee !
Inventivité
L’inspiration des formes de ce mouvement est multiple. On combine des éléments de protestation sociale nouvelle avec des formes plus anciennes, ainsi que des formes d’organisations traditionnellement utilisées dans d’autres pays, comme les assemblées générales. Comme ailleurs, il s’appuie sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter.
Les occupants tentent de s’organiser d’une manière aussi démocratique que possible. Ils organisent des assemblées générales même si beaucoup se plaignent de leur longueur et de leur inefficacité. Ils ont organisé des soins de santé, l’aide juridique, des bibliothèques, des espaces femmes. Ils ont dû faire face à des problèmes d’agression, surtout contre des femmes. Des sans-logis viennent et sont accueillis par les occupants. Ils débattent et tentent de traiter leurs problèmes de santé, de toxicomanie, etc. Les réunions s’organisent autour des « principes de St. Paul » (1). Il s’agir de principes concernant le fonctionnement du mouvement et le déroulement des actions. Ils ont été élaborés lors des actions contre la Convention nationale du Parti républicain en 2008 et visent, notamment, à réduire les tensions entre ceux qui favorisent des actions de masses légales et ceux qui prônent des actions « directes », y compris violentes, contre la propriété privée ainsi que la confrontation avec la police.
L’interdiction de la sonorisation dans le Parc Zucotti, rebaptisé « Liberty Square » en hommage à Tahrir Square du Caire, a stimulé le développement d’une tactique originale qui s’est répandue ailleurs, le « micro du peuple » et « le mic check ». Dans le premier cas les paroles d’un orateur sont répétées par les participants de manière à atteindre tout le monde sans mégaphone. Le « mic check » consiste à couper la parole des politiciens dans leurs meetings publics : un militant commence un discours contre le « représentant des 1 %» et d’autres répètent ses paroles.
Le mot d’ordre « This is what democracy looks like » (« La démocratie devrait ressembler à ça »), souvent scandé dans les manifestations, fait partie de la culture altermondialiste au moins depuis Seattle 1999. Les occupations ont également déjà une tradition. Au cours des grandes manifestations à Madison, des milliers de manifestants ont occupé le siège du Congrès (2), majoritairement républicain. Mais d’une manière plus générale, ces occupations rappellent des formes de luttes beaucoup plus anciennes telles les occupations des usines dans les années 1930, qui ont mis en cause la propriété privée. Le mouvement actuel occupe pour sa part l’espace publique, un lieu symbolique…
Des syndicats locaux ainsi que des centrales l’ont soutenu dès ses débuts. Il a participé aux piquets de grèves pendant la grève chez Verison, le géant de télécommunication. Mais l’alliance, pour naturelle qu’elle soit, a connu des tensions depuis le début. La direction syndicale tente de canaliser le mouvement afin de soutenir la réélection de Barack Obama. Il a su résister à ces pressions. Mais même si beaucoup comprennent l’importance du soutien syndical, d’autres s’en méfient et voient les syndicats comme des organisations hiérarchiques à l’instar des grandes entreprises. Deux cas sont symptomatiques de ces tensions. A Philadelphie, l’occupation a eu lieu sur un site de construction. Le syndicat des travailleurs du bâtiment a fait pression en faveur du choix d’un autre lieu, ce qui a été très mal pris. A Oakland le mouvement a proposé une grève des docks, mais il n’a pas réussi à communiquer ni à se coordonner avec le syndicat des dockers concernés.
Au milieu du mois de décembre de plus en plus des militants et supporteurs posent la question : où va le mouvement face à une répression policière déterminée à mettre fin aux occupations et face à l’hiver qui arrive ?
Dans certaines villes, le mouvement commence à lutter contre les réquisitions des maisons saisies pour faute de payement des hypothèques. Près du quart de ces hypothèques sont « sous la ligne de flottaison », c’est-à-dire, que la somme qui reste à payer aux créditeurs dépasse le prix actuel du logement.
A l’approche des élections présidentielles de 2012 tous les mouvements de masses subiront une pression énorme pour se lancer dans une campagne de soutien au « moindre mal » : la réélection de Barack Obama. Pour l’instant, aucune partie du mouvement ne se déclare en faveur d’une telle démarche. Dans certaines villes les occupants chassés des centres ville occupent des jardins publiques ou des terrains abandonnés dans des quartiers pauvres. Ce phénomène correspond aussi à un débat très important qui commence à voir le jour, sur la composition sociale hétérogène des « 99 %».
Le mouvement OWS relève clairement de la conscience de masse de l’ampleur des inégalités sociales et d’une véritable soif de la démocratie. Ces pulsions sont objectivement anticapitalistes et préparent le terrain pour un débat de masse sur une société alternative. Occupy Wall Street indique le potentiel pour construire un mouvement anticapitaliste au cœur de la bête. Une proposition du très populaire cinéaste Michael Moore lors de l’assemblée générale d’OWS le 6 décembre dernier témoigne de ce potentiel.
Keith Mann