La renaissance de la classe laborieuse en tant que force sociale est le défi économique et politique déterminant auquel est confrontée la gauche des Etats-Unis. La question est ouverte de savoir si le moment post-pandémique sera un tournant, avec des syndicats prêts à un nouveau militantisme, et si la récente délégitimation de l’Etat et des institutions politiques pourrait conduire à un renouveau durable de la politique progressiste de classe. Cela « dépend »… Et ce dont cela « dépend » aura beaucoup à voir avec ce qui se passe dans l’organisation au niveau du lieu de travail.
C’est pourquoi l’étude de Jane McAlevey et Abby Lawlor est une rare bonne nouvelle. Publié par le UC Berkeley Labor Center [Turning the Tables : Participation and Power in Negotiations, May 2021], elle s’appuie sur les travaux antérieurs de McAlevey, en ajoutant de nouvelles études de cas sur le processus détaillé de la négociation collective (souvent un territoire étranger pour de nombreux travailleurs et sociologues du travail). Elle incorpore des entretiens avec les participants et se concentre comme un laser sur le défi de savoir exactement comment susciter les espoirs des travailleurs et travailleuses ainsi que comment gagner effectivement.
Rédigé sous la forme d’un « rapport » sur les nouvelles expériences de négociation dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de l’hôtellerie et parmi les journalistes, Turning the Tables est essentiellement un manuel complet pour l’organisation sur le lieu de travail. Les spécificités de la méthode sont présentées dans une prose admirablement claire, tandis que les riches études de cas illustrent et valident la méthode d’organisation sous-jacente. Les entretiens soulignent l’émergence vivifiante, à travers le processus de négociation et les grèves, des compétences stratégiques et de la confiance des travailleurs.
Etudes de cas
Par-dessus tout, les études de cas mettent en évidence la différence entre faire semblant d’organiser et organiser réellement. Dans trop de syndicats qui se préparent aux négociations, les enquêtes sur les souhaits des salarié·e·s sont généralement pour la forme et ne suscitent qu’un intérêt mineur. Dans les études de cas présentées ici, les enquêtes deviennent à plusieurs reprises un outil permettant de susciter des discussions collectives intenses. Dans leurs stratégies de communication, les syndicats ont rattrapé leur retard dans l’utilisation des médias sociaux. Ici, l’accent est mis sur le contact direct avec les salarié·e·s nombreux sur le lieu de travail. Comme l’affirme un infirmier en psychiatrie : « Facebook est utile. Le courrier électronique est utile, les textos sont utiles. Mais il n’y a toujours rien qui soit supérieur à la communication en tête à tête. »
De même, le fait d’ouvrir les séances de négociation aux membres ne se limite pas à être « inclusif » (aussi important que cela soit). L’expérience tend également à accentuer la séparation avec l’employeur, à renforcer la confiance dans le syndicat et à créer un sentiment de collectivité plus large. Un enseignant fait remarquer qu’avec les négociations ouvertes, « tout le monde peut entendre ce qui se passe dans le monde des autres ». Un autre ajoute que le fait d’avoir beaucoup plus de membres engagés dans les négociations quotidiennes « vous soude en tant que collectivité ». Dans la petite ville rurale de Greenfield, l’Association des infirmières du Massachusetts a même ouvert ses négociations aux membres de la communauté.
Pourtant, si Jane McAlevey a suscité une remarquable adhésion nationale et internationale, elle a aussi ses détracteurs. L’une de ces critiques a fait surface après que Jane McAlevey a récemment affirmé que la campagne de syndicalisation de l’entrepôt d’Amazon à Bessemer, en Alabama, ne tenait pas compte des « meilleures pratiques » [voir à ce sujet les articles publiés sur ce site en date des 11 et 16 avril 2021].
Tout en reconnaissant que les critiques spécifiques de Jane McAlevey étaient valables, certains ont dénoncé le fait de les exprimer publiquement au lendemain d’une défaite douloureuse, ce qui pouvait impliquer de trahir la solidarité et d’amplifier la démoralisation des salarié·e·s. D’autres sont allés plus loin et ont remis en question la notion même de « meilleure pratique ». Selon eux, chaque campagne d’organisation et de négociation dépend du contexte et varie en fonction des principales préoccupations des travailleurs et travailleuses, du secteur concerné, de la nature du lieu de travail, de l’équilibre des pouvoirs entre les salarié·e·s et les employeurs, et ainsi de suite.
Qu’en est-il du reproche de s’exprimer publiquement qui ne rendrait pas service au mouvement syndical ? Il se rapproche de manière inquiétante des appels familiers à l’« unité » et à la « solidarité » lancés par des dirigeants syndicaux plus intéressés à faire taire leur opposition qu’à risquer ce qu’il faudrait pour gagner. Restreindre les controverses aux cercles privés plutôt que de les traiter au grand jour est à la fois condescendant, paternaliste pour les salarié·e·s et contre-productif. La défaite de Bessemer était le bon moment pour soulever des questions difficiles, car c’était un moment où le mouvement était attentif.
Affirmer que l’approche particulière de Jane McAlevey est insuffisante est une chose. Mais c’en est une autre de rejeter cavalièrement la tentative même de développer une « meilleure pratique » pour renforcer le pouvoir des salarié·e·s. Le travail de Jane McAlevey, qui culmine dans Turning the Tables, démontre de manière convaincante qu’un tel noyau de principes stratégiques – autrement dit une méthode – est indispensable.
La méthode de Jane McAlevey se fonde fermement sur les besoins autodéterminés des salarié·e·s, sur l’appréciation du fait que la « classe » est vécue à l’intérieur et à l’extérieur du lieu de travail, sur les dirigeants informels en tant que catalyseurs de la participation la plus large des membres, sur l’application de tests de structure pour aider les travailleurs à évaluer collectivement l’ampleur de leur force et sur l’augmentation du degré de participation directe des travailleurs et travailleuses aux négociations (« Big Bargaining »).
Une critique plus ancienne et plus substantielle de l’approche de Jane McAlevey est qu’elle est « dirigée par les responsables syndicaux »… contrôlée non pas par les salarié·e·s eux-mêmes mais par des personnes extérieures. Cette notion selon laquelle les travailleurs et travailleuses sont spontanément radicaux mais limités dans leur expression par le personnel et les dirigeants bureaucratiques qui leur barrent la route est d’une naïveté aveuglante. Devons-nous vraiment croire que les salarié·e·s peuvent un jour s’attaquer au capitalisme et transformer le monde, mais qu’ils sont incapables de s’attaquer à leurs propres dirigeants syndicaux élus ? Il devrait être clair pour quiconque a interagi avec des travailleurs et travailleuses qu’ils n’ont pas de nature « inhérente ». Les salarié·e·s peuvent être radicaux ou conservateurs. Le capitalisme a, par la logique de ses structures, créé une classe ouvrière dont les expériences quotidiennes la poussent à la dépendance vis-à-vis des employeurs, la poussent – par nécessité – au court terme et au pragmatisme, la divisent et la fragmentent de manière multidimensionnelle, et la laissent souvent trop épuisée pour s’engager activement.
Le défi – le défi de l’organisation active – est de s’appuyer sur les contradictions au sein du capitalisme pour soutenir la recomposition de la classe ouvrière : développer les potentiels individuels et collectifs des salarié·e·s pour en faire une force sociale cohérente, confiante et créative, capable de mener une lutte non seulement contre leur employeur mais finalement contre le capitalisme lui-même. Une telle organisation ne peut être réalisée sans « leadership ». La question est de savoir quel type de leadership, avec quelle relation avec les travailleurs concernés ? Surtout, la stratégie globale adoptée sur le lieu de travail contribue-t-elle à développer la force individuelle et collective des travailleurs d’une manière qui s’auto-entretienne après le départ des organisateurs (l’absence d’un tel pouvoir durable est à la base de la critique de Saul Alinsky [auteur, entre autres, du Manuel de l’animateur social, Seuil 1976] par Jane McAlevey).
Le principe qui définit la méthode que Jane McAlevey a apprise et adaptée lors de son passage à la section locale 1199 de la Nouvelle-Angleterre (elle-même calquée sur la méthode d’organisation du CIO – Congress of Industrial Organizations – des années 1930) commence et se termine précisément par le principe démocratique de base consistant à élargir et à approfondir la participation des travailleurs concernés. Elle part du principe que les salarié·e·s se développent de manière inégale. Et c’est là qu’interviennent les leaders informels sur le lieu de travail, par opposition à ceux qui sont nommés ou sélectionnés par un caucus. Ils peuvent être ou non pro-syndicat à l’origine, mais ils sont essentiels car ils sont définis par la confiance que leur accordent leurs collègues. Le rôle crucial de l’organisateur est de trouver ces leaders et de les convaincre. Ce sont ces leaders informels sur le lieu de travail – et non les organisateurs externes – qui doivent devenir le catalyseur clé pour atteindre et activer le reste de la main-d’œuvre. Et l’objectif ultime est qu’une majorité significative de travailleurs et travailleuses deviennent des organisateurs à part entière.
Les syndicats actuels « dirigés par un staff », c’est-à-dire les syndicats bureaucratiques et dirigés par le haut, ne sont pas près de franchir le seuil indiqué par Jane McAlevey, même de très loin. Ces dirigeants syndicaux comprennent parfaitement que la menace que représente l’approche de Jane McAlevey en matière de syndicalisation est précisément qu’elle peut rendre leur vie moins confortable en augmentant les attentes des salarié·e·s, en encourageant une participation directe beaucoup plus importante des travailleurs et travailleuses aux négociations, en développant des membres confiants et actifs et en ouvrant la porte à de nouveaux dirigeants qui pourraient remettre en question ceux qui sont actuellement en place.
La méthode de Jane McAlevey ne répond peut-être pas à un quelconque critère « révolutionnaire », mais ses succès avérés, ratifiés dans la pratique par les salarié·e·s et corroborés dans Turning the Tables, soulignent la vérité cruciale selon laquelle les salarié·e·s peuvent remporter des victoires précieuses, bien que partielles, même au sein du capitalisme. Il y a, en effet, des limites à sa méthode. Elle ne peut par exemple pas être appliquée – du moins pas sans modifications significatives – lorsque les dirigeants syndicaux sont fortement hostiles.Les stratégies pour remplacer ces dirigeants ne sont pas totalement parallèles à celles pour combattre le patron. Surmonter les relations de concurrence entre les syndicats exige également d’autres changements.
Organiser
Les réalités de l’économie capitaliste restent un défi non seulement pour Jane McAlevey, mais aussi pour tous les militant·e·s syndicalistes et la gauche dans son ensemble. L’organisation au niveau syndical ne peut pas être directement traduite en organisation politique pour une société plus égalitaire, démocratique et écologiquement durable. L’organisation politique est une sphère d’activité distincte. Néanmoins, même dans ce cas, la boîte à outils inestimable que Jane McAlevey a fournie peut faire avancer la tâche de développer une classe ouvrière ayant la vision, les capacités et la confiance en soi pour aller plus loin.
Deux éléments spécifiques de sa méthode sont particulièrement critiques. Le premier peut sembler évident : l’organisation enracinée dans le lieu de travail. Mais on ne soulignera jamais assez à quel point l’histoire du syndicalisme d’après-guerre a impliqué le retrait ou l’échange des droits et du pouvoir sur le lieu de travail contre des négociations collectives centralisées et techniques. A cet égard, la bureaucratisation a effectivement été un obstacle aux réalisations de la classe ouvrière. Les appels au « syndicalisme social » sont tout aussi problématiques : il s’agit d’investir dans le recrutement de nouveaux salarié·e·s au sein du syndicat sans tenir compte de la nécessité d’éduquer, de développer et de maintenir la base existante sur le lieu de travail. Sans cette base, les intentions progressistes seront sapées de l’intérieur.
Une deuxième contribution cruciale est l’accent mis par Jane McAlevey sur la négociation « industrielle » de plain-pied qui consiste à réunir tous les travailleurs d’un lieu de travail indépendamment des différences de statut. En plus d’ouvrir la porte à l’organisation et à la négociation régionales ou sectorielles, cette approche met en avant l’importance pratique de la sensibilité de classe qui est également fondamentale pour une politique plus large. Et cet élan vers une perspective de classe est encore renforcé par la définition de ce à quoi/qui vous vous opposez, de qui est potentiellement de votre côté, et par « l’effacement des distinctions artificielles entre “travailleurs” et “communauté”.
Les travailleurs peuvent partager des humiliations de classe, mais, cloisonnés dans leurs syndicats et leurs luttes individuelles, ils ne constituent pas une classe dans un sens idéologique ou fonctionnel homogène. Et leur formation en une classe ne peut pas être présumée ou souhaitée – pas plus qu’elle ne peut être évoquée en célébrant de manière acritique des efforts ratés. Elle ne peut se produire qu’à travers les luttes, l’expérimentation, l’évaluation des leçons apprises, et l’émergence d’institutions pour faciliter ce processus. La grande contribution de Jane McAlevey a été sa détermination à entrer dans ce processus avec les yeux grands ouverts, une foi dans les potentiels individuels et collectifs des salarié·e·s, et une volonté infatigable de systématiser l’expérience et les leçons.
Sam Gindin, militant canadien ayant participé durant des années comme expert aux côtés de la direction du syndicat canadien de l’automobile qui agissait conjointement au Canada et aux Etats-Unis, à l’époque de l’industrie de l’automobile qui entourait les « Grands lacs ». Il est l’auteur, en 2012, de The Making of Global Capitalism : The Political Economy of American Empire avec Leo Panitch, décédé en décembre 2020. (Réd.)
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