Selon les camarades, la période qui s’ouvre est celle du retour de la question sociale et démocratique. Le cycle ouvert par la révolution iranienne dans notre région s’est épuisée. L’ampleur de la crise du capitalisme combinée à l’échec des courants de l’islam politique institutionnel ou non à répondre aux aspirations sociales et démocratiques, ouvre un espace à la gauche. D’un point de vue général, on peut partager ce point de vue. Mais les rapports de forces restent en défaveur de notre camp et la capacité de la gauche à occuper cet espace n’est pas mécanique. Par ailleurs, le mouvement de l’islam politique garde des capacités d’hégémonie et de réaction encore forte. Le succès d’Al nahda, ou la force maintenue des Frères musulmans malgré que ces courants n’aient pas été au cœur du processus révolutionnaire interdisent toute approche mécaniste. Cela est particulièrement vrai au Maroc où Al adl n’est pas un courant qui apparait compromis avec le régime et qui a participé de toutes ses forces aux mobilisations dés le début.
La défaite stratégique de l’islam politique dépendra des avancées concrètes et qualitatives des processus révolutionnaires, en terme de conquêtes démocratiques et sociales, et de leurs capacités à faire face à la contre révolution sous toutes ses formes, mais aussi des formes d’auto-activité et d’intervention sociale et politique des exploités dans toutes les phases de la lutte. Rien n’est joué à ce niveau-là. En attendant, il faut bien faire de la politique à partir des rapports de force concrets. On ne peut s’appuyer sur l’hypothèse d’un déclin de l’islam politique dans la période qui s’ouvre et d’un simple volontarisme de la part de la gauche radicale pour occuper le terrain, pour déplacer les lignes de forces, à court et même à moyen terme et justifier un cadre d’alliance permanent pour toute une étape de la lutte.
Le positionnement d’Al mounadila est assez convergent, dans ses limites, avec les camarades de la Voie démocratique :
* L’unité est assumée avec Al adl sur la base de la plateforme du mouvement. Unité qui implique bien plus que de simples accords pratiques dans des circonstances bien déterminés et d’une manière conjoncturelle, comme le défend la tradition révolutionnaire, mais la construction d’un cadre organisationnel unitaire au travers des « comités de soutien » permanents.
* La question est de savoir si cette forme d’unité permet la défense d’une indépendance politique réelle, non pas par des articles, un site ou dans des conférences mais du point de vue des batailles concrètes dans le mouvement. Si cette unité ouvre l’espace à l’auto-organisation, au développement des luttes ouvrières et de la préparation concrète d’une grève de masse, et si elle sert à la construction d’un mouvement de masse réellement indépendant. De sorte que la gauche radicale pèse non pas seulement parce qu’elle est dans le mouvement mais parce qu’elle y développe une orientation pratique qui polarise, rassemble, organise sur des bases anticapitalistes.
En réalité, l’unité n’est pas une fin en soi dans l’approche marxiste. Et elle n’est pas toujours possible. Et quand elle l’est, ses formes concrètes doivent tenir compte très précisément de la nature de l’allié et des rapports de forces globaux qu’il entretient par rapport au courant révolutionnaire. Trotsky lui-même, fervent partisan du front unique, insistait sur la nécessité de le féconder d’un contenu révolutionnaire, c’est-à-dire de chercher à le construire sur des bases de classes, de mener en son sein une bataille ouverte pour des revendications transitoires et de défense d’une perspective de pouvoir qui trace la possibilité d’un gouvernement ouvrier, au sens politique du terme. Et de ne pas se contenter des revendications immédiates et des compromis tactiques. Il expliquait largement que l’unité doit viser essentiellement à dépasser les contradictions et divisions internes de la classe ouvrière, assurer l’unification de ses luttes et intérêts, pour qu’elle puisse jouer un rôle hégémonique non seulement vis-à-vis de ses alliés (les autres couches populaires opprimés) mais aussi pour construire l’affrontement de classe décisif. « Le problème historique n’est pas d’unir mécaniquement toutes les organisations qui subsistent des différentes étapes de la lutte de classes mais de rassembler le prolétariat dans la lutte et pour la lutte. Ce sont des problèmes absolument différents, parfois même contradictoires » (Trotski, Comment vaincre le fascisme ?). A plus forte raison lorsqu’on est confronté à un courant qui n’a aucune racine dans le mouvement ouvrier, ni même dans le mouvement de libération national.
* Par ailleurs, il précisait que pour les groupes révolutionnaires, lorsqu’ils sont dans une position minoritaire, c’est-à-dire lorsqu’ils n’ont pas les moyens politiques et matériels de peser sur la réalité concrète des rapports de forces objectifs, lorsqu’ils n’ont pas les moyens d’imposer des compromis qui renforce la mobilisation et leur influence effective dans le mouvement de masse et de réduire, sur le plan pratique et politique, l’influence des alliés, ils doivent refuser des alliances qui se limitent de fait à donner une caution politique aux directions dominantes. La méthode du front unique, telle qu’elle est alors développée, suppose l’existence de partis révolutionnaires ayant, au moins potentiellement, une audience de masse, même relative, mais là où « le Parti Communiste ne représente encore qu’une minorité numériquement insignifiante, la question de son attitude à l’égard du front de la lutte de classe n’a pas une importance décisive ». Elle suppose par ailleurs l’existence d’un certain degré d’organisation de la classe (un mouvement ouvrier) structuré par des syndicats et des partis cristallisant des orientations spécifiques. Est-ce vraiment le cas du mouvement du 20F ? Nous avons à faire à un mouvement certes populaire dans sa base mobilisée mais aussi interclassiste dans sa direction et orientation et dans lequel la principale force organisée est un mouvement aux racines petites bourgeoises réactionnaire et dont la direction n’est liée ni de près, ni de loin au combat des opprimés et des exploités.
* Ce qui ne veut pas dire qu’il faut rejeter ce mouvement parce qu’il il exprime d’une manière limitée et déformée les aspirations profondes des masses ou parce que la classe ouvrière n’est pas encore rentrée dans la bataille et les camarades ont raison d’éviter un isolement, mais refuser l’isolement ne peut être le BABA d’une orientation politique. Car en réalité le choix tactique fait n’élargit pas l’influence des révolutionnaires. Au contraire. Car les leviers d’influence tant au niveau revendicatifs, organisationnels que dans les formes de luttes n’associent pas les secteurs qui ont le plus intérêt à un changement révolutionnaire.
Certes les camarades peuvent penser que le Mouvement du 20F est une fusée à deux étages : d’un côté le mouvement populaire non organisé qui donne la base de masse aux manifestations et les forces organisées qui « soutiennent ». Reste que le premier n’a en réalité aucune autonomie matérielle et d’initiative par rapport au second. Les camarades eux mêmes notent que la pratique des assemblées générales reste limité et rares sont les endroits où elles existent. Et même là, elle regroupe essentiellement les courants militants même si une frange de la jeunesse non organisée s’y implique. Nous ne sommes pas dans une situation où les pratiques d’auto-organisation se renforcent, se généralisent et impliquent des secteurs importants du peuple du 20 F.
L’espace où peut se déployer une politique révolutionnaire est donc étroit compte tenu des rapports de force mais aussi des choix tactiques faits qui ne permettent pas de le modifier en profondeur, ni même de s’appuyer sur le premier pour bousculer les rapports de force dans le second. A plus forte raison dans ce contexte où la mobilisation n’a pas pris encore une forme révolutionnaire et que les capacités de dépasser/déborder les partenaires est loin d’être réglée. Ce qui est le plus problématique chez les camarades, sans doute inspirés par les positionnements des Socialistes révolutionnaires en Egypte, en particulier sur la question du front unique, laissent en chantier plusieurs questions :
* La tactique ne peut se construire indépendamment des objectifs stratégiques, ne pas être reliée en permanence au but final. Elle ne peut au nom de l’existence d’un mouvement de masse et d’un adversaire commun, relativiser la construction de l’indépendance politique et d’une direction alternative. Il ne suffit pas seulement d’être dans le mouvement.
* Elle ne peut non plus occulter un élément essentiel : que ce soit les partisans de la monarchie parlementaire ou de l’islam politique, ces courants en raison de leur nature de classe ; ne peuvent mener de luttes conséquentes pour les taches démocratiques et nationales, ni même développer une politique qui va vers la confrontation globale avec le pouvoir.
Ce n’est donc pas seulement la question de dévoiler la nature réactionnaire du projet social des islamistes qui se pose. C’est aussi la compréhension que ces courants ne peuvent et ne veulent pas agir pour atteindre un seuil qualitatif dans la dynamique de lutte. C’est parfaitement clair pour les courants réformistes tels que le PSU ou le PADS mais aussi pour les islamistes. On peut certes penser ou envisager que la direction de ces derniers cherche la rupture en bonne partie parce que le régime refuse toute ouverture et concession à son égard. Mais dans les conditions spécifiques du Maroc, cela suppose un niveau de confrontation et de mobilisation de masse, une accumulation de forces qui ne cadrent pas avec le schéma politique de Al adl et à ses traditions. Or la position des camarades laissent entendre que l’unité est possible face à l’adversaire commun (le makhzen) jusqu’à la défaite de ce dernier ou si l’on veut jusqu’à la réalisation des revendications du M20F. Et que chacun reprendra son chemin après. C’est une immense illusion. Cela revient en réalité à privilégier une unité qui n’assure aucune lutte sérieuse pour la réalisation des revendications du mouvement plutôt que de construire sur la base d’une orientation de classe indépendante, les regroupements nécessaires à l’affirmation d’une direction alternative. Et qui pose des taches qui vont au-delà du renforcement du M20F « d’en bas ». Nous ne ferons pas la révolution avec ces forces mais contre ou indépendamment d’elles.
En réalité, l’accord avec le diable se fait sur la base d’aucun rapport de force et sans aucun levier pour en construire un. Et tout le problème réel est là. Les camarades font comme si ce mouvement était pluraliste, dans le sens où il s’appuie sur l’expression ouverte des points de vue des différentes composantes. Ils soulignent que ces différences doivent être reconnues mais à condition qu’on ne fasse pas porter par l’ensemble du mouvement les positions particulières de chaque groupe. D’un point de vue général, on ne peut qu’être d’accord. Le seul problème est que ce mouvement s’est construit d’une manière différente. Dans les actions de masse, il n’y a pas l’espace d’expression des organisations de masse et politiques en tant que tel. Et la majorité de la gauche radicale ne défend ses positions qu’à l’extérieur du mouvement. Et, au-delà des franges les plus militantes, ce qui apparait à l’échelle de masse, c’est que les islamistes et les révolutionnaires défendent la même chose…
Il ne s’agit donc pas d’un débat au sein de la gauche révolutionnaire entre ceux qui pensent qu’il faut être dans le mouvement et ceux qui pensent que non pour des raisons diverse (poids des islamistes, mots d’ordre pas assez radicaux, faiblesse de la base sociale..). Il s’agit de savoir quelle politique globale on défend et met en œuvre pour lever méthodiquement les obstacles au développement de la lutte des classes aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du M20F pour qu’émerge les forces capables d’organiser un soulèvement populaire.
En réalité, la gauche radicale devrait développer un cours très différent que l’on peut situer pour commencer autour des points suivants :
– Elaborer une plateforme politique immédiate des courants révolutionnaires qui permette une intervention commune dans les mobilisations à partir d’une politique d’unité d’action et d’indépendance de classe en vue développer une politique d’affrontement de masse avec le pouvoir : aucune revendication du M20F, aucune revendication des travailleurs en lutte, aucune revendication sociale ne peut être satisfaite réellement et durablement sans le renversement du pouvoir. Le mot d’ordre principal est bien « la chute du despotisme et la satisfaction des revendications sociales et démocratiques maintenant ! » « Pour une assemblée constituante et gouvernement populaire issue de la volonté du peuple ! »
– D’impulser une conférence nationale des forces regroupant tous ceux qui refusent les accords signés par la bureaucratie syndicale et veulent mener une politique visant à défendre les intérêts des travailleurs et aider à ce que ces derniers investissent le combat démocratique à partir de leurs propres aspirations. Il ne s’agit pas de rassembler les « syndicalistes du 20 F » car derrière ce terme, on trouve un arc de force qui va de la gauche radicale à la bureaucratie. Ni même d’assurer un rassemblement dont la vocation unique est d’organiser plus efficacement un soutien au mouvement. Il s’agit en réalité de jeter les bases actives d’une opposition indépendante intersyndicale qui lutte pour l’intégration des travailleurs dans le combat démocratique à partir de leurs intérêts immédiats et de classe. Pour la défense de la grève générale reconductible et l’unité ouvrière-populaire.
– De lutter pour la construction d’un front de lutte, impliquant les mouvements sociaux nationaux et locaux, non pas en opposition au M20F mais comme élément d’extension et de coordination des mobilisations sociales et démocratiques pour construire une base plus large à la contestation populaire et permettant en particulier l’intervention de la jeunesse scolarisée, enchomagée et des travailleurs dans la lutte. La lutte pour l’intégration des organisations de masse en tant que tel dans le mouvement doit être une de nos priorités.
– De réfléchir et d’intervenir collectivement sur la structuration démocratique du mouvement en visant en premier lieu à stimuler le processus d’auto-organisation populaire et de la jeunesse. Il s’agit de défendre non seulement en priorité la pratique d’assemblée générales souveraines mais aussi sur cette base de mener une politique d’implantation du mouvement autour de comités d’actions populaires enraciné dans les quartiers, les lieux de travailleurs, les lycées et facultés. C’est à partir de là qu’il faut forger une représentation démocratique national du mouvement.
Ces éléments, nécessaires aussi bien pour la construction d’un véritable rapport de force contre le mouvoir mais aussi à l’intérieur du mouvement constituent les tâches immédiates que nous soumettons à la discussion de tous les militants et courants qui veulent en finir avec la dictature et le capitalisme.
Chawqui Lotfi