ON a pu lire dans les gazettes, ces derniers jours, des vertes et des pas mûres à propos du mouvement contre le projet de loi Debré. Que de morgue envers le peuple, sous prétexte d’interpeller en son nom une « élite » irresponsable. Certains ont vu dans le mouvement pétitionnaire « quelque chose de pervers ». D’autres ont dénoncé « un civisme de caste » ou une « mobilisation lyrique de la caste de gens célèbres ». D’autres ont raillé l’indignation de « saltimbanques », « professionnels du monde virtuel ». D’autres encore se sont attristés de ces excès d’intellectuels émotifs, « généreux mais aveugles », « n’écoutant que leurs sensations du moment » et « habitant leur rêve ». Franz-Olivier Giesbert dénonce un remue-ménage qui « désespère Argenteuil » et « apporte de l’eau au moulin du Front national » (Le Figaro du 22 février). Alain Finkielkraut stigmatise une indignation aristocratique des « privilégiés de la mondialisation » : « Marie-Antoinette défend les immigrés » (Le Figaro Magazine du 22 février).
Refuser une législation xénophobe et discriminatoire serait en somme un luxe dangereux et un cadeau royal sans doute au Front national. Tant de confuse mauvaise foi vaut bien quelques éclaircissements.
Certains ont parlé d’indécence et de résistance sans risques. Jean Kahn et Serge Klarsfeld ont jugé abusif et inacceptable que l’on puisse « manifester dans l’ombre de la Shoah » avec des valises. Auraient-ils le monopole de la Shoah, ou celui de la valise, qui est le symbole de tous les déplacés, déportés et immigrés ? Rappelons pour mémoire la pièce visionnaire de l’Algérien Kateb Yacine (un autre « saltimbanque » émotif, sans doute) : Mohammed, prends ta valise !
Certes, nous ne sommes pas en 1941. Mais une loi a tout de même été élaborée par un ministre de l’intérieur, acceptée par un gouvernement, adoptée en première lecture par une Assemblée parlementaire, dans l’indifférence quasi générale. Son article premier, aujourd’hui modifié sous la pression des pétitions, ressemble mot pour mot à l’ordonnance du 10 décembre 1941.
La comparaison a valeur d’alerte. Nous ne sommes pas sous Vichy, dites-vous. Mais pourquoi pas en 1938 ? Et qu’auriez-vous répondu à ceux qui protestaient alors contre le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers, qui, sous prétexte déjà d’éradiquer l’immigration « clandestine », soumettait l’hébergement à un contrôle policier renforcé, dissuadait les mariages mixtes, développait les dénaturalisations, ouvrait des camps d’internement pour les étrangers indésirables ? La dérive de la République a commencé bien avant Pétain.
Comment peut-on oser prétendre que ces mobilisations sur l’immigration seraient une diversion « perverse » par rapport à la misère quotidienne que subissent les classes populaires ? Les deux questions sont inextricablement mêlées, ne serait-ce que parce que les immigrés menacés aujourd’hui ne sont ni Mobutu ni Duvalier, mais des travailleurs, avec ou sans emploi. On ne dira jamais assez l’écrasante responsabilité des gouvernements de gauche, qui les ont dissociées. En renonçant d’abord à tenir leurs engagements sur le droit de vote des immigrés en 1981. Puis avec les terribles déclarations de Pierre Mauroy, alors premier ministre, désignant les grèves de Citroën comme des « grèves islamistes » : les immigrés n’étaient plus dès lors définis socialement comme des travailleurs, mais confessionnellement ou ethniquement comme des étrangers. Puis il y eut Laurent Fabius, donnant acte au Front national d’avoir posé une « bonne question ». Ainsi vont les petites reculades qui font les grandes capitulations.
Les lois Pasqua et Debré ne sont pas des lois d’intégration, mais des lois de désintégration sociale. Sous couvert de lutte contre l’immigration clandestine, au lieu de lutter contre les négriers et employeurs professionnels de désobéissance incivique, elles fragilisent et insécurisent tout étranger en tant que tel. Elles fabriquent des irréguliers. Elles séparent des familles. Elles multiplient les imbroglios juridiques. Elles accréditent l’idée que l’immigration est la bonne question et la cause de bien des maux, alors que la racine des peurs qui hantent la société est dans la crise de l’emploi, dans la crise urbaine, dans la crise scolaire, en un mot dans tout ce qui fait qu’on ne sait plus où, comment et à quoi intégrer les déplacés de la mondialisation. Finalement, en fragilisant les immigrés, elles divisent et affaiblissent les travailleurs français eux-mêmes.
Le soudain souci de la lutte des classes de certains de nos publicistes a quelque chose d’étonnant. Ils en ont la vision sommaire des néophytes. Au nom de la lutte des classes, ils auraient sans doute, contre Jaurès, vu dans l’affaire Dreyfus une simple querelle intestine dans les sphères de l’état-major. Ou de la diversion et du luxe dans les mouvements de solidarité avec les luttes de libération algérienne ou vietnamienne. Ils auraient certainement pu dénoncer les barricades du 10 mai 1968 dressées au Quartier latin pour défendre quelle frivolité... des franchises universitaires, une lubie de jardinage de la jeunesse dorée. La leçon de ce siècle est pourtant que la lutte des classes est irréductible à une simple action revendicative. Elle est porteuse de valeurs, d’une vision du monde, et rien de ce qui est injuste ne saurait lui être étranger.
Les mêmes parfois qui reprochaient aux cheminots de décembre 1995 leur archaïsme, leur corporatisme étroit de classe reprochent inversement aux pétitionnaires d’aujourd’hui une générosité maladroite envers les immigrés. Au mieux leur concède-t-on une morale bien intentionnée mais politiquement « perverse ». Ces critiques affichent ainsi une curieuse idée et de la politique et de la morale, celle d’une morale nécessairement apolitique et d’une politique par nature immorale. Les grévistes de 1995 et les manifestants d’aujourd’hui défendent, au contraire, une idée solidaire de la citoyenneté qui rend la politique morale et la morale politique.
Ces messieurs s’inquiètent d’une possible rupture entre une élite intellectuelle et le peuple, souffrant du chômage et de l’exclusion. Mais pourquoi opposer le sursaut démocratique des uns, qui ont accès à l’espace public, au désarroi de la majorité de la population, au lieu de chercher à les rassembler ? Il est vrai que nombre de salariés, de chômeurs, d’exclus, auxquels on a répété de droite à gauche que l’immigration est la (ou l’une des) source(s) de leurs malheurs, peuvent ne pas comprendre ce qui se joue. Ils ne reçoivent pas souvent la visite d’amis étrangers. Ils voyagent rarement. Ils n’ont pas de chambres d’amis et vivent à l’étroit, avec des fils et des filles qui restent plus longtemps à la maison familiale parce qu’ils ne trouvent pas de boulot. Mais chaque expérience démontre la même chose : que la solidarité se forge dans l’action, que la conscience s’élève en luttant, et non dans la rumination solitaire de son sort.
La mobilisation contre la loi Debré est partie de l’article le plus évidemment scandaleux, celui sur l’hébergement. Mais, au fil des mobilisations, on s’est mis à éplucher la loi en tant que telle, à remonter aux lois Pasqua, à en découvrir les enjeux ignorés sur le moment. La vision de l’immigré a commencé à changer avec la sympathie suscitée par la lutte des sans-papiers et avec les défilés au coude à coude de ces derniers jours. Car la véritable intégration est celle qui se forge dans les combats communs et les solidarités de classe. La Résistance et l’Affiche rouge ont ainsi effacé les lois xénophobes de 1938 et de Vichy.
Ces messieurs craignent enfin que tout ceci fasse le jeu du Front national. L’heure serait à l’union sacrée. Mais avec qui, et pour quoi faire ? Une union sans contenu ni principes serait une ligne Maginot. De quoi profite Le Pen, si ce n’est du chômage, des quinze ans de franc fort, de la course aux critères de convergence de Maastricht, des affaires et de la corruption, des effets Tapie ou Tiberi ? Il est devenu de bon ton de clamer haut et fort qu’il faut disputer le terrain au Front national pied à pied, de se battre cage d’escalier par cage d’escalier, maison par maison, comme à Stalingrad. De militer, en somme. Stupéfiante découverte !
Encore faut-il savoir pour quoi l’on se bat et où passe la ligne de résistance. Elle se dessine pourtant, en pointillés, des grandes grèves de l’automne 1995 contre la loi Juppé à la marche civique du 22 février contre la loi Debré, en passant par la défense des sans-papiers ou les états-généraux pour les droits des femmes. Ces résistances ponctuelles et moléculaires entretiennent de secrètes connivences. Car dans ces mouvements sociaux la fracture n’est plus entre nationaux et étrangers, mais entre possédés (le monde des « sans ») et possédants (celui des « avec » de la fortune, du pouvoir, de l’image). En dépit de sa démagogie populiste, lorsque le peuple bouge, le FN se retrouve alors à sa vraie place, du côté de l’ordre établi. C’est ainsi, et pas autrement, que se retisse le lien et que se refonde le sens de la République.
La crainte de nos censeurs de voir la générosité aveugle des uns entretenir le ressentiment des damnés de la Terre serait plus crédible s’ils avaient fait preuve de quelque assiduité aux côtés des chômeurs en marche pour l’emploi en 1994, des occupants de logements vides, des défenseurs de la Sécurité sociale, et aujourd’hui des immigrés. La lutte contre le lepénisme ne saurait se satisfaire des intermittences de l’engagement et des indignations sans lendemain. Elle réclame de la suite dans les idées, et surtout dans les actes.
Daniel Bensaïd