Depuis plusieurs années, des débats nombreux traversent le mouvement féministe. Des questions concrètes telles que la loi de 2004 sur le foulard ou la loi pour la sécurité intérieure (LSI 2003, articles concernant la pénalisation du racolage passif) les ont fait émerger, soulevant bien souvent d’autres discussions plus stratégiques pour les féministes. Il n’est donc pas étonnant qu’ils animent aussi les militant-e-s du NPA. Ainsi, Ingrid, dans son texte « Le NPA et le féminisme : bilans et enjeux » [1] répond directement et indirectement à des amendements sur le texte féministe soumis au premier congrès du NPA. Nous (les signataires de ce texte) ne prétendons nullement représenter l’ensemble des camarades qui s’étaient retrouvés autour de ces amendements et qui ont probablement des points de vue très divers sur les questions qui seront abordées ici. Pour autant, il nous a semblé important de répondre à Ingrid. Si une bonne partie de son texte nous semble très discutable dans sa manière d’aborder le débat, il a le mérite de soulever un certain nombre de points importants et pourrait peut-être enfin constituer le départ d’une discussion que nous souhaitons vivement.
Discuter des questions féministes dans le NPA : Pourquoi ? Comment ?
S’il y a une idée que nous partageons avec Ingrid, c’est en effet celle de l’insuffisante prise en compte des questions féministes dans le NPA depuis son congrès fondateur et de la faiblesse dramatique de notre élaboration collective sur ce terrain. Si l’on excepte les déclarations et les motions tellement consensuelles et unanimes qu’elles n’engagent personne à rien et surtout pas à réfléchir et à s’approprier concrètement les débats, le seul moment où les questions féministes ont réellement traversé le parti, c’est dans un débat sur le voile mal posé et mal mené au point qu’il ne pouvait guère qu’obscurcir les choses et les cliver plus que conduire à des élaborations constructives.
Il y a donc effectivement nécessité « de parvenir à approfondir les discussions autour des questions qui se posent aujourd’hui pour le mouvement féministe, en dépassant le prisme du voile » [2]. Tel était d’ailleurs très exactement le sens de notre démarche au congrès. Le problème c’est que la manière dont Ingrid analyse les difficultés et y répond nous semble les aggraver plus que donner des pistes de solutions.
Ce que nous voudrions souligner en premier lieu, c’est que si l’objectif est bien celui d’une discussion entre camarades pour trouver des terrains d’élaboration et de questionnement communs, de participer ensemble à la nécessaire « refondation du féminisme », il n’est pas possible de procéder par amalgames, procès d’intentions et procès en légitimités.
Tout d’abord, il n’est pas correct de dépolitiser les positions de camarades en les renvoyant d’un revers de main à « une prise en compte partielle du féminisme » ou à « une certaine confusion sur le plan théorique, et une forte perméabilité à l’offensive organisée contre les féministes ». Considérer que les questions LGBTI et féministes doivent ou peuvent être rapprochées et traitées dans les mêmes cadres, que « parler des femmes et du féminisme, c’[est] parler de la libération sexuelle, des genres et des normes » peut tout à fait être discuté (ce n’est pas ici notre propos), comme peuvent et doivent l’être les rapprochement et les parallèles parfois rapides fait entre les oppressions. Mais ce sont en tout cas des positions politiques ni plus ni moins honorables et légitimes que d’autres et qui méritent d’être discutées comme telles avec des arguments échangés entre camarades et pas méprisées au nom d’une définition a priori du féminisme.
De la même manière, si nous voulons éviter les polémiques stériles, il nous semble nécessaire de discuter ce qu’écrivent les camarades et non les intentions qu’on leur prête. Ingrid présente nos amendements au congrès comme « construits sur l’idée qu’il y aurait d’un côté les vieilles féministes dogmatiques porteuses de l’héritage des années 70 mais incapables d’intégrer les nouvelles problématiques, notamment les formes actuelles du féminisme radical, et de l’autre les jeunes générations ouvertes et inclusives. » La distinction entre les « vieilles féministes » qu’« on » laisse « monter seules au créneau [contre les propos sexistes dans le parti], tandis que d’autres souriaient, parfois d’un air gêné » mais qu’on stigmatise comme dogmatiques revient plusieurs fois dans le texte d’Ingrid. Dans notre démarche, dans nos amendements et nos textes, non.
Dans le même ordre d’idées, Ingrid nous reproche « le discrédit jeté sur les collectifs nationaux ». Or voilà précisément ce que disent nos amendements sur cette question : « Les cadres qui existent à l’échelle nationale (CNDF, CADAC) permettent de coordonner des initiatives unitaires mais ont une faible implantation sur le terrain. Dans quelques villes, des collectifs (rattachés ou non à des structures nationales) sont plus ou moins actifs. Les militantEs du NPA y sont généralement impliquéEs et souvent à l’initiative. De petits groupes locaux, animés par des courants proches des libertaires, sont souvent des lieux de réflexions et d’actions intéressants : groupes non mixtes, bibliothèques féministes, actions provocatrices, liens avec les questions LGBTI... ». Est ce que constater « la faible implantation » des cadres unitaires nationaux (qu’Ingrid note d’ailleurs également), émettre une critique politique et considérer qu’ils ne sont pas forcément le cadre unique de notre intervention se résume à « jeter le discrédit » ?
En un mot, dans un parti censé se saisir du meilleur des traditions du mouvement ouvrier, un parti censé être large et ouvert, il nous semble compliqué de reposer sereinement les enjeux et les défis auxquels sont confrontés les féministes dans ces conditions.
Il y a de nombreux désaccords dans les commissions interventions féministes du NPA, certains profonds et touchant à des questions qui nous semblent fondamentales. Précisément parce que nous pensons que la tâche de « refondation du féminisme » est essentielle, nous considérons que les questions doivent rester les plus ouvertes possibles et les discussions se mener entre camarades qui se considèrent a priori sur le même terrain de légitimité et de discussion politique, celui du féminisme et de l’anticapitalisme. Nous souhaitons à présent reprendre certaines des interrogations esquissées par Ingrid.
Articuler les oppressions et répondre à l’instrumentalisation du féminisme
Ingrid se demande pourquoi « proposer un amendement expliquant dans le texte consacré à notre intervention féministe en quoi le féminisme ne doit surtout pas être instrumentalisé par le gouvernement » ? « Pourquoi la précision figure-t-elle là, et pas ailleurs ? Pourquoi ne pas avoir proposé d’expliquer dans la partie antiracisme qu’il ne faut surtout pas se compromettre avec des courants intégristes antiféministes ? ».
Parce qu’il nous semble tout simplement que la réalité politique concrète dans laquelle nous vivons, tout au moins en France et dans les grandes puissances impérialistes est celle-là... Que des courants religieux intégristes traversent la société et progressent et que la plupart d’entre eux portent une idéologie contre les droits des femmes ne fait pas de doute. Mais avons nous vu des pans entiers des classes dominantes et du pouvoir dans ce pays justifier au nom de l’antiracisme des attaques contre les femmes ? Nous voyons par contre Marine le Pen et Sarkozy user d’une rhétorique nauséabonde qui, précisément, s’appuie sur la revendication féministe d’égalité de sexes et sur la condamnation de l’homophobie pour justifier racisme, islamophobie et condamnation des immigrés. Nous voyons l’impérialisme justifier ses interventions militaires au nom de la défense des femmes et des homosexuel-le-s. Il nous semble que la question du « choc des civilisations » ne peut être évacuée. Cette théorie est aujourd’hui la source idéologique d’un discours stigmatisant et discriminatoire tenu par les gouvernements occidentaux, qui se situe, d’une certaine manière, dans la continuité du discours colonial sur la « mission civilisatrice de l’homme blanc » face à la barbarie ou l’obscurantisme supposés des autres. Cette théorie s’appuie sur un soi-disant universalisme qui masque une domination culturelle et qui conduit à diviser les opprimé-e-s. Or cette théorie utilise et instrumentalise à son compte le féminisme : l’égalité hommes-femmes est présentée comme un attribut spécifique de la culture occidentale. Ce raccourci présente deux avantages notables : il exonère de tout questionnement sur la réalité de la domination masculine en Occident (le sexisme, c’est les autres) et il construit une représentation du monde qui reproduit sur des bases pseudo-progressistes et plus présentables les vieilles idéologies coloniales et racistes.
Le mouvement féministe n’est en rien responsable de ces stratégies du pouvoir. Il l’est par contre entièrement de la manière dont il y réagit et dont il y répond et force est malheureusement de constater que les réponses ne sont souvent pas à la hauteur. La conséquence de cette association du féminisme à la culture occidentale blanche est que le mouvement féministe peine à représenter toutes les femmes dans la multiplicité de leurs identités. C’est très net dans le cas des jeunes femmes issues de l’immigration en France, notamment d’origine maghrébine, qui sont prises entre deux feux et enjointes soit de « s’occidentaliser » pour être considérées comme des « femmes libérées » soit d’être reléguées au statut de simple victimes soumises et non actrices de leur émancipation dans le cas inverse. Ces assignations identitaires impliquent des choix impossibles. Un universel qui nie ainsi la diversité des groupes humains ne reste qu’un universel autoproclamé et ne peut représenter ceux dont il réduit l’identité. De même affirmer que c’est « le féminisme qui doit être central » revient à hiérarchiser les oppressions, de l’extérieur, sans prendre en compte que celles-ci se croisent et s’articulent, et que chaque individu-e compose avec cette complexité.
Si nous pensons que ces réflexions sont à poursuivre et étayer, il nous semble primordial d’analyser ce qui se joue afin d’être mieux armé pour y répondre. Ne pas le faire, c’est risquer de ne pas être en mesure de désamorcer la rhétorique du pouvoir et de limiter nos marges de manœuvre dans le combat pour l’émancipation. Ne pas le faire, c’est risquer de laisser de nombreuses femmes sur le bord de la route. Et ce serait hypothéquer les possibilités d’une action collective. Il s’agit aujourd’hui de construire un féminisme qui puisse représenter toutes les femmes dans la multiplicité de leurs identités de genre, de race, de classe, d’orientation sexuelle [3], etc. Et cette question se pose de manière tout à fait réciproque dans le mouvement antiraciste.
Des féminismes
La façon dont une soi-disant promotion de l’égalité hommes-femmes est utilisée pour justifier des politiques racistes et discriminatoires représente donc pour le mouvement féministe un défi auquel, à notre avis, il ne s’est pas suffisamment préparé. Sans prétendre proposer ici de réponses très élaborées sur la question, on peut s’intéresser tout de même aux réflexions fructueuses qui ont lieu chez les féministes américaines ou canadiennes, en particulier lorsqu’elles utilisent la notion d’intersectionnalité (Kimberlé W. Crenshaw) qui se concentre sur les relations croisées entre les oppressions. Il s’agit d’un concept théorique qui a une résonance pratique en mettant en avant l’idée qu’on ne peut exiger d’un individu qu’il choisisse de n’émanciper qu’un seul aspect de son identité. Si l’on considère que la lutte féministe doit favoriser, comme toutes les luttes de libération, l’organisation des opprimées par elles-mêmes, cela implique que cette organisation se fasse de manière inclusive par rapport à l’ensemble des oppressions croisées qu’elles subissent. C’est pourquoi l’entrée en lutte de femmes musulmanes, avec ou sans foulards, doit par exemple être accueillie avec bienveillance, y compris dans les cortèges féministes, lorsqu’elles se battent pour leurs droits en tant que femmes, en tant que musulmanes sans qu’il soit nécessaire de démêler les deux. A cet égard, la constitution du collectif « Mamans Toutes Egales », initiée notamment par des mères musulmanes interdites de sorties scolaires dans les écoles, même s’il reste embryonnaire, constitue une expérience intéressante d’une mobilisation portée par des femmes stigmatisées en tant que musulmanes, humiliées en tant que parents d’élèves et qui s’organisent. On voit ici à quel point les oppressions se croisent.
Comme l’évoque Ingrid, le féminisme lutte de classe a eu le grand mérite d’avoir théorisé l’articulation entre oppressions de genre et de classe, ce qui représente un acquis indéniable pour comprendre comment le capitalisme utilise à son avantage le patriarcat. Nous déplorons avec elle, qu’« il n’y eut pas, au moment de la fondation du NPA, d’arrivée d’un courant de féministes radicales qui aurait contribué à donner une forte visibilité à cette question ». Peut-être aurait-il pu forcer la mise en questionnement de l’héritage de la LCR, le féminisme « lutte de classe » ? Ces débats existent néanmoins dans le NPA, autour de camarades issu-e-s de la LCR comme d’autres venu-e-s d’horizons divers. Parmi ces questionnements, la prise en compte d’autres expériences, d’autres modèles émancipateurs que ceux issus des mouvements européens ou occidentaux majoritairement blancs est centrale. Ces réflexions naissent à la fois des avancées des théories féministes et du genre dans les 30 dernières années et de l’expérience concrète de mouvements tels que le black-feminism aux Etats-Unis. Mais d’autres axes d’interrogations et de questionnements croisent celui-là, qu’il s’agisse d’interroger nos positions sur la prostitution, les sexualités, d’interroger le genre, les questions LGBTI ou les théories queer.
Comme l’ensemble du mouvement féministe, le NPA est donc traversé de ces discussions, d’interrogations et de remises en questions.
Ces discussions percutent plus largement notre rapport aux théories politiques et notre manière de penser l’universalisme. En ce sens, si parmi les courants théoriques du féminisme les plus féconds des 20 dernières années, particulièrement aux États-Unis, un certain nombre sont plus ou moins liés aux pensées post-modernes, il nous semble réducteur de les considérer comme « compatible avec le libéralisme » et donc à rejeter d’un bloc. Au contraire, si certains points peuvent être discutables, les questionnements sur la constitution des sujets ou l’identité « nous les femmes » portés par des auteures comme Judith Butler ou Elsa Dorlin recueillent par exemple toute notre attention.
Oui il y a bien « plusieurs féminismes », il y a et il y aura plusieurs féminismes dans le NPA et c’est heureux. Il s’agit maintenant de parvenir à ouvrir suffisamment notre discussion pour construire un espace féministe inclusif, capable d’intégrer la diversité des situations et des expériences et d’aider au développement des luttes collectives.
Lisbeth Sal, Capucine Larzillière, Pascal Levy