Ce texte s’inscrit dans la préoccupation qui fonde le lancement du fil « féminix » (dans la lignée de « phénix »), sur le site ESSF. Il s’agit de parvenir à approfondir les discussions autour des questions qui se posent aujourd’hui pour le mouvement féministe, en dépassant le prisme du voile. Le texte ci-dessous voudrait modestement poser quelques problèmes et quelques questions.
DSK ou le principe de réalité
Le climat politique autour de ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire DSK » rappelle à celles et ceux qui l’avaient oubliée la profondeur des préjugés sexistes dans la société française. Il met à nu la réalité très concrète de l’oppression que les femmes subissent (combinée ici à l’oppression de classe et de race), la position subordonnée à laquelle elles sont assignées, la situation discriminatoire qu’elles connaissent du point de vue des droits et les violences qui leur sont faites.
Pourtant, les classes dominantes ont répandu l’idée que la question de l’égalité entre femmes et hommes était réglée, le combat des féministes sans objet hormis dans les quartiers populaires qu’il faudrait faire accéder aux Lumières, et les « différences » qui demeureraient expliquées par l’irréductible altérité biologique.
Derrière cette bataille idéologique se dissimulent la violence des politiques libérales aggravées par la crise et le combat obstiné de la droite contre les acquis des luttes féministes.
Ce contexte pèse évidemment lourdement sur le mouvement féministe aujourd’hui en difficulté, notamment lorsqu’il s’agit de mettre en place des mobilisations de masse. Le renouvellement des équipes militantes se déroule qui plus est parfois sur fond de rupture plutôt que de transmission.
Une faiblesse intrinsèque dès la fondation du NPA
Et, par réfraction, ce contexte pèse également sur la gauche radicale en général et le NPA en particulier. D’abord, il n’y eut pas, au moment de la fondation du NPA, d’arrivée d’un courant de féministes radicales qui auraient contribué à donner une forte visibilité à cette question. D’autre part nous sommes plus généralement perméables aux évolutions de la société, et la légitimité affaiblie des préoccupations féministes se traduit par une faible prise en charge collective de ces questions dans l’organisation. Au contraire, dans le domaine de l’écologie, autre parent pauvre traditionnel dans le mouvement ouvrier français, la situation paraît moins inquiétante : partant d’un net déficit dans sa matrice initiale, le NPA a intégré des courants écologistes radicaux et sa conversion progressive aux préoccupations éco-socialistes correspond aux préoccupations croissantes présentes dans la société notamment sur la crise climatique et le caractère limité des ressources naturelles.
Nous aurions toutefois pu être plus vigilant.e.s. Des faits anecdotiques sont parfois révélateurs. On a entendu, des instances de direction (au CAN, durant le processus fondateur) aux comités, des propos sexistes. Et on a laissé les « vieilles féministes » monter seules au créneau, tandis que d’autres souriaient, parfois d’un air gêné. Nous avons, par paresse ou lâcheté, laissé secondariser, ringardiser la question. Ce n’est pas bien grave, après tout c’est très courant ! Et puis dire que c’est grave reviendrait évidemment à se couper de certaines couches populaires (pourtant pas les seules à oser ce genre de réflexions). Alors au diable ce qui est perçu comme une pruderie paradoxale héritée des combats pour la libération sexuelle, qui se traduit par un isolement social croissant pour celles et ceux qui tiennent bon sur les principes ! Mais il y a derrière cela un débat plus vaste et que nous ne ferons qu’évoquer ici sur la transcription des mécanismes de l’ancien ouvriérisme sur les « jeunes des banlieues », nouveaux sujets révolutionnaires essentialisés et idéalisés, dans une vision très extérieure à la réalité très diverse des quartiers populaires. Cette faiblesse n’était pas compensée par la représentation publique du NPA, puisque celui qui en était jusqu’à récemment principalement chargé était identifié à un habitus très masculin et n’était pas prioritairement enclin à porter les préoccupations féministes. De ce point de vue, l’élection de deux porte-parole femmes au CPN de mars constitue une excellente nouvelle.
Des signes inquiétants dans le débat interne, notamment lors de la préparation du congrès
Au moment des élections régionales et de l’expérience d’Avignon, beaucoup de camarades nous ont reproché de ne parler de féminisme qu’à propos du voile, sous entendant que « notre féminisme » (puisqu’il y en aurait plusieurs) était ethnocentriste et à courte vue. Mais le problème est plus sérieux : nous avons bien tenté de parler féminisme avant, mais cela n’a pas été possible d’avoir une discussion politique sérieuse, au delà des proclamations d’intention unanimes.
La prise en compte de la dimension féministe semblait parfois partielle. Ainsi, une solution de facilité a consisté à fusionner, dans certaines régions, les commissions féministes aux commissions LGBTI. Bien sur l’argument invoqué était le faible nombre de militant.e.s mais en fouillant un peu, on constatait que la décision avait des racines plus profondes. Parler des femmes et du féminisme, c’était parler de la libération sexuelle, des genres et des normes…. Ainsi, exit l’oppression économique, celle qui s’exerce dans la sphère privée mais aussi dans le parti.
Dans le débat de congrès, certains aspects ont provoqué des inquiétudes sur le degré d’appropriation des fondements du féminisme censé constituer une de nos marques de fabrique. Ils indiquent une certaine confusion sur le plan théorique, et une forte perméabilité à l’offensive organisée contre les féministes. Des camarades ont expliqué qu’on pouvait être aussi volontariste pour représenter la diversité socioprofessionnelle dans les directions qu’on l’avait été pour imposer la parité. C’est possible. Le problème, c’est que la comparaison n’a pas de sens. Les femmes ne sont pas une minorité qu’il faudrait représenter pour composer une direction à l’image de la société française, elles constituent la moitié de l’humanité. Et elles connaissent une oppression transversale à toutes les sphères de la société, donc y compris dans le parti. D’autres camarades ont expliqué que les militants.e.s npa des quartiers populaires (qp) devraient pouvoir se réunir dans des cadres non mixtes. Là encore, comparaison n’est pas raison ! Les quartiers populaires en France ne sont pas les ghettos des villes américaines. Il y prévaut une diversité sociale qui demeure relativement importante, et les espaces sont encore poreux : on trouve dans des quartiers non étiquetés « populaires » des habitant.e.s qui en ont les caractéristiques. Dès lors, peut-on considérer qu’il existe aujourd’hui une oppression spécifique des qp ? Et qui devrait-on considérer comme militant.e.s des qp ? Est-ce que les éducateurs, les travailleurs sociaux, les enseignants en sont exclus ? Il me semble que pour l’heure il convient de répondre aux trois questions précédentes par la négative.
Enfin, des camarades ont soumis deux amendements à la partie féministe du texte d’orientation. Les deux amendements sont construits sur l’idée qu’il y aurait d’un côté les vieilles féministes dogmatiques porteuses de l’héritage des années 70 mais incapables d’intégrer les nouvelles problématiques, notamment les formes actuelles du féminisme radical, et de l’autre les jeunes générations ouvertes et inclusives. Cette coupure n’a ni sens ni réalité, elle renvoie à une coupure que nous combattons, entre les féministes et la société, liée au recul du mouvement féministe dans son ensemble. Il faut évidemment prendre en compte l’existence de petits groupes féministes radicaux et travailler avec eux, se nourrir de leurs réflexions et tenter de favoriser les convergences théoriques et pratiques, mais il y a un aspect miroir aux alouettes : expliquer que le CNDF et a CADAC sont des cadres insuffisamment implantés pour proposer d’investir les petits groupes radicaux n’est pas très sérieux. Ce n’est pas dans ce champ que se situe la possibilité d’un renouveau du mouvement de masse ou d’une implantation dans les quartiers populaires ! En ce sens, le discrédit jeté sur les collectifs nationaux, dont la réalité et l’influence sont évidemment très en deçà de ce qui serait nécessaire face aux attaques subies par les femmes, est complètement contre-productif. Il faut évidemment tenter de faciliter le fait que les petits groupes radicaux trouvent leur place dans ces collectifs et puissent poser les problématiques auxquelles ils sont attachés, mais il faut aussi faire en sorte de les renforcer en général !
Il peut sembler étrange de proposer un amendement expliquant dans le texte consacré à notre intervention féministe en quoi le féminisme ne doit surtout pas être instrumentalisé par le gouvernement. Pourquoi la précision figure-t-elle là, et pas ailleurs ? Pourquoi ne pas avoir proposé d’expliquer dans la partie antiracisme qu’il ne faut surtout pas se compromettre avec des courants intégristes antiféministes ? Cette précaution est-elle fondée sur une logique de suspicion politique à l’intérieur du NPA ? On peut aussi penser qu’il y a une forme de secondarisation du féminisme, derrière d’autres enjeux qui paraitraient plus centraux. La manière dont nous nous sommes tombés dans le piège tendu par le gouvernement au moment des attaques racistes, islamophobes et contre les couches populaires était le signe d’une confusion dans nos propres rangs, et nous a quelquefois amenés à secondariser la question féministe. Ainsi, certains des amendements proposés amalgamaient comme le faisait le gouvernement, port du voile, burqua, viol en réunion (appelé dans nos propres textes du doux nom de « tournantes »). Elles renvoient pourtant à des pratiques de nature très différentes. Cet amalgame omet justement de caractériser ces pratiques, et oublie surtout de rappeler que dans la frénésie des dominants pour diviser les opprimés, le sexisme est une arme de choix, au même titre que le racisme. Cela n’apparaît visiblement pas aussi évident.
Le risque est toujours grand de voir disparaître cette dimension pourtant décisive de notre projet de transformation révolutionnaire de la société, tant notre capacité à combattre l’oppression vient se heurter d’une part aux bénéfices matériels et symboliques qu’elle produit pour les hommes et d’autre part à une très forte intériorisation de l’oppression par les femmes. C’est une oppression le plus souvent invisibilisée, et dont la reconnaissance, y compris dans le cadre militant, demande une bataille permanente. Elle exige notamment la mise en place de cadres collectifs qui protègent les femmes, leur évitent d’être renvoyées à leurs défaillances individuelles et leur permettent de militer à égalité avec les hommes. Elle exige également que cette dimension soit en permanence centrale et transversale dans le profil de l’organisation, ce qui n’est assurément pas le cas pour le moment.
Les enjeux d’une refondation qui ne renonce pas à une pensée globale et articulée des rapports d’oppression
Les défis posés au mouvement féministe sont évidemment importants. S’il est vrai que le capitalisme est parvenu à récupérer une partie du féminisme en le vidant de son contenu, il faut parvenir à « reconnecter critique féministe et critique du capitalisme » [1]. Pour ce faire, il nous semble que nous disposons, avec les outils forgés par les féministes dits de lutte de classe, d’une grille de lecture qui demeure opérante.
Sur ce terrain comme sur tant d’autres, c’est bien de refondation qu’il faut parler. Mais refondation ne signifie pas faire table rase – ni se situer en extériorité vis à vis du mouvement féministe existant. Et la tendance à paresseusement assimiler ce dernier par exemple au mouvement syndical, comme institution au service du système, à subvertir et déborder, fait fi d’une différence majeure : le mouvement féministe n’a pas de responsabilité autre qu’anecdotique dans le recul que nous subissons sur les questions qu’il porte, dans les défaites accumulées sur ce terrain.
D’autre part, et sans doute surtout, il faut conserver des outils pour penser, sinon c’est la pensée elle-même qui se dilue. Les fondements du féminisme lutte de classes permettent de penser les rapports sociaux de manière articulée. Son originalité réside en ce qu’il se propose d’élucider la manière évolutive dont le système social lié au régime de propriété capitaliste s’approprie l’oppression des femmes qui lui préexiste et la rend fonctionnelle à sa propre reproduction. Cela signifie non pas considérer les rapports de domination indépendamment les uns des autres mais dans leur imbrication et leurs contradictions. C’est la tâche permanente des féministes lutte de classe.
Le capitalisme, les femmes et la révolution industrielle
Les historiennes féministes ont pointé notamment une contradiction datant de la Révolution industrielle : le capitalisme implique une séparation croissante des producteurs par rapport aux moyens de production, et une séparation des sphères de production des marchandises et de la reproduction de la force de travail, cette dernière tâche étant confiée aux femmes dans le cadre de la famille. Mais le fait que le capitalisme en expansion ait fait appel à la main d’œuvre féminine et infantile dans toute l’Europe pour le développement de l’industrie au XVIIIe et XIXe siècles, en profitant de la plus faible organisation des femmes qui étaient très largement exclues des corporations, pour les sous-payer, a amorcé un processus d’autonomisation des femmes qui n’existait pas dans les sociétés rurales traditionnelles occidentales où les femmes travaillaient à la campagne, gratuitement, dans la dépendance des hommes. Cette évolution est contradictoire avec l’assignation nécessaire des femmes à la sphère de la reproduction de la force de travail.
La mondialisation et les femmes, l’articulation des systèmes d’oppression
Dans une période plus récente, les féministes ont mis au jour les conséquences contradictoires de la mondialisation libérale sur la situation des femmes : dans le même mouvement, la mondialisation aggrave l’oppression et la surexploitation des femmes mais déstabilise, notamment par une augmentation de l’activité salariée des femmes, les rapports sociaux traditionnels qui justifiaient leur oppression antérieure et étaient demeurés fonctionnels dans la phase précédente du capitalisme [2]. Elles travaillent également sur les divisions au sein du groupe des femmes, entre un groupe de femmes privilégiées qui, pour accéder à une pleine émancipation sur le plan professionnel, ont recours aux services d’autres femmes qu’elles rémunèrent, pour assurer des tâches domestiques dont elles veulent être dégagées. Rappelons aussi les conclusions très éclairantes d’une sociologue féministe concernant le contexte social des migrations rurales au Mexique [3]. Elle décrit d’importants mouvements de migration dans le secteur des entreprises agricoles d’exportation, qui luttent contre la concurrence par une flexibilisation sauvage du travail. A cette fin, elles « font reposer leur compétitivité sur l’innovation technologique et sur une division rigide du travail qui conjuguent les avantages offerts par la différence sociale entre les sexes et ceux produits par l’infériorisation des ethnies minoritaires ».
Ainsi, la « transversalité des rapports de classe et de genre articulés sur les rapports ethniques créent des conditions qui favorisent une meilleure utilisation de la force de travail sans recourir directement à la violence physique ». Le point de départ est l’inégale distribution des femmes dans l’économie : dans l’agriculture, elles sont à 90% des travailleuses agricoles dont 66% ne sont pas rémunérées puisqu’elles effectuent un travail agricole gratuit au sein de la famille. Elles représentent la moitié des migrants mexicains poussés au départ par la paupérisation du monde paysan. Dans les entreprises concernées, qui produisent des fruits, des fleurs et des légumes exportés, le travail est strictement divisé, utilisant les rapports de pouvoir et les inégalités antérieurs. Les travailleuses subissent dès lors des violences et des dominations en cascade, dans le cadre de leur exploitation dans l’entreprise mais aussi dans l’espace domestique. Ce sont les femmes indiennes qui subissent la pire situation. Pourtant, le contexte migratoire est aussi source de solidarité et de micro-mobilisations des femmes.
Ainsi, l’étude de Sara Lara démontre à la fois que dans chaque groupe social, le groupe des hommes, si opprimé, si exploité soit-il à un titre ou à un autre, a toujours la possibilité d’opprimer le groupe des femmes. Mais elle indique également à quel point ces rapports d’oppression antérieurs peuvent devenir fonctionnels à un nouveau mode d’exploitation, en consolidant pour son propre maintien les bases où s’enracinent les inégalités, les hiérarchies et les discriminations.
Des enjeux très actuels
Si l’on conserve l’objectif de poursuivre la même démarche, les enjeux sont de taille aujourd’hui : comment penser la critique féministe de la société articulée à la compréhension du basculement des rapports de force mondiaux à la faveur de la crise économique, de la réorganisation de l’impérialisme mondial ? Quels processus sont à l’œuvre dans les révolutions arabes du point de vue de l’émancipation des femmes ? Quelles traductions l’offensive tous azimuts à l’œuvre en Europe va-t-elle avoir du même point de vue ? Une aggravation de l’oppression sexiste est-elle fonctionnelle au capitalisme en crise ?
En revanche, si l’on renonce à penser de manière globale ou articulée, le risque est que le monde cesse de nous être intelligible. Soit en le faisant entrer, au forceps, dans une conception simpliste qui lie l’ensemble des traits de la période au « choc des civilisations » [4], secondarisant derrière l’ennemi principal notamment la question de l’oppression de genre et les enjeux de solidarité internationale qu’elle porte. Soit en prenant le parti d’une lecture au prisme des individus et des identités, dans une logique post moderne (et somme toute assez compatible avec le libéralisme) qui déconstruit à l’infini la capacité d’action collective ou les thèmes unificateurs.
Il n’est pas douteux que le siècle dernier a eu tendance à réifier les groupes sociaux et à réduire à peu de chose la place des individus en leur sein. Mais la critique de cette logique, lorsqu’elle n’amène pas tout bonnement à nier la possibilité de la transformation sociale, mène parfois à considérer que chaque individu (ou petit groupe) aurait sa vérité, son ressenti, qui fondent une interprétation du monde aussi valable que celle portée par un autre individu/groupe, ou un courant politique. Mais il y a en réalité une certaine circularité dans le raisonnement : partant d’une critique de la réification des groupes, on y revient bien vite puisque chaque opprimé semble en même temps mis en position de représenter l’ensemble de celles et ceux qui subissent la même oppression spécifique ou la même combinaison d’oppressions. On se trouve d’une certaine manière confronté au risque d’un différentialisme [5] démultiplié, chaque groupe d’opprimés incarnant une manière différente d’être au monde et de l’interpréter. Avec éventuellement plusieurs féminismes (et plusieurs antiracismes ?) dont certains pourraient être différentialistes. D’autre part, il suffirait qu’un individu se dise émancipé pour que l’on considère qu’il l’est, que tous ses choix soient considérés comme libres et non déterminés. De proche en proche, c’est la réalité globale des systèmes d’oppression articulés qui se dérobe alors.
Ainsi, les outils dont nous disposons doivent servir à analyser le neuf, dans une conception dynamique des rapports d’oppression, mais aussi à trier entre ce qui est réellement neuf et ce qui semble ou feint de l’être. La refondation du féminisme est à ce prix.
Ingrid Hayes