Retour sur les oppressions croisées
Félix Boggio
Ce texte est une réponse à l’article de Pierre Rousset « Laïcité et solidarités à l’heure de la crise capitaliste » [1]. Celui-ci y critiquait une tendance au sein de la gauche radicale à employer une logique de l’« ennemi principal » qui ferait l’économie d’une articulation entre « oppressions croisées ». Il est vrai, « ennemi principal » est une notion confuse. Nous emploierons plus volontiers l’idée d’un « maillon faible » – parmi les oppressions spécifiques enchaînées les unes aux autres, la plus fragile d’entre elles, contre laquelle les opprimé-e-s peuvent s’unir pour être en condition de briser toute la chaîne des dominations.
Mais pour identifier ce chaînon le plus faible, encore faut-il élaborer une analyse correcte de la conjoncture au sein de laquelle une telle notion ferait sens. Nous commencerons donc par revenir sur l’analyse produite par Pierre Rousset des « attaques menées contre la laïcité », qui nous semble suggérer des appréciations disproportionnées sur la situation actuelle.
Pour commencer...
Il y a tout d’abord des faits énoncés qui ne sauraient retenir notre attention. C’est le cas de ce qui, pour Pierre Rousset, relève de la « communautarisation du droit ». En ce qui concerne les soi-disant tribunaux confessionnels, il faut rappeler que ces instances n’ont aucune prééminence sur le droit commun, et que leurs jugements peuvent être invalidés à tout moment par une décision de justice, dans l’ensemble des pays séculiers où ils sont en service. Chacun-e reste, à titre personnel, évidemment libre de mener sa vie selon des préceptes et mariages (ou divorces) religieux, c’est une conséquence de la liberté d’opinion et de pratiques religieuses. Et rien n’empêche celles qui, au regard du droit commun, se sentent lésées par leur divorce confessionnel, de porter leur affaire devant des tribunaux de droit commun.
Quant à l’affaire à Amnesty International, il est faux de prétendre que Claudio Cordone, son secrétaire général, ait affirmé que le djihad défensif des talibans soit compatible avec les droits humains. Son propos ne concernait que le discours de Moazzam Begg, ancien détenu à Guantanamo, et son association. En l’occurrence, Moazzam Begg considère les talibans comme des belligérants à part entière dans le conflit qui a lieu en Afghanistan, et, tout en critiquant leur action sur le plan des droits de l’homme, préconise un dialogue entre eux et les gouvernements qui les combattent. Il n’y a là, en effet, rien d’incompatible avec les droits humains.
Islamophobie et Grand Moyen Orient
La situation n’est pas seulement marquée par un déclin des solidarités et une montée de la xénophobie et des nationalismes. L’ordre néolibéral est surdéterminé par une composante impérialiste renouvelée depuis la chute du mur de Berlin. « C’est au début de 2004 [...] que l’administration américaine dévoila son projet de Grand Moyen Orient (GMO) [...], il promettait paix, démocratie, développement et prospérité aux peuples qui occupent une région s’étendant de la Mauritanie au Pakistan. » [2] Le projet est vaste, et l’on comprend dès lors pourquoi l’islamophobie est devenue le dénominateur commun des discriminations en Europe. Elle permet de mener une politique de tutelle humanitaire à l’extérieur – combattre la barbarie islamiste et venir en aide à des populations passives –, et alimenter un racisme qui s’attaque de plus en plus prioritairement au prolétariat musulman des pays d’Europe, fût-il pakistanais, maghrébin ou d’Afrique Noire. Les impérialismes occidentaux justifient ainsi leurs occupations, guerres ou interventions en Afghanistan, en Irak, au Soudan ou en Somalie, et la politique de leur allié sioniste.
Il ne faut alors pas confondre : d’une part, des mesures répressives produites par une partie des classes dominantes des pays du GMO à l’encontre de toute dissidence, assimilée au blasphème, variante fondamentaliste du crime de lèse majesté ou d’insulte à la patrie ; d’autre part, le refus légitime des communautés musulmanes à voir leur religion caricaturée par les élites occidentales, que ce soit pour justifier l’occupation des pays du GMO, ou pour produire un consensus raciste qui les réduit le plus souvent à des sous-citoyens en Europe ou aux États-Unis.
De ce point de vue, si des pays aussi disparates que la Chine, Cuba, la Bolivie, ou l’ensemble de l’Organisation pour la Conférence Islamique, se retrouvent à l’ONU pour condamner la « diffamation des religions », on a plus affaire à un alignement tiers-mondiste à l’occasion des « caricatures de Mahomet » qu’à une victoire des fondamentalistes sur le droit international. L’opération a beau être risible, elle indique aussi que les révolutionnaires peuvent et doivent faire entendre leur voix propre, pour dénoncer les caricatures de la religion ayant une visée raciste dans leurs pays. Le soutien de la gauche républicaine apporté à Redeker, ou à Charlie Hebdo lors de l’affaire des caricatures, avait ceci d’infâmant qu’il supposait une posture acritique sur le contenu des propos ou des dessins, au nom de la liberté d’expression et du « droit au blasphème ».
Si les révolutionnaires condamnent la diffamation des religions qui camoufle le racisme, ils n’apportent pas pour autant leur soutien aux persécutions au Pakistan. De la même façon, ce n’est pas parce qu’il peut exister une pression pour porter le voile que lutter contre une loi qui le prohibe dans les établissements secondaires relève d’un soutien aux « islamistes » ou au « patriarcat familial ». S’engager avec détermination dans un mouvement qui vient enrayer la logique raciste et sexiste d’une loi dont le principe était de renvoyer les filles voilées chez elles, c’est même disputer la conduite du mouvement aux éventuels tenants doctrinaires du port du voile. L’inénarrable « ni loi ni voile » renvoya d’ailleurs plus un message de confusion quant à la réelle volonté de se battre contre les exclusions, qu’un gage d’indépendance, et vis-à-vis des tenants de la loi, et vis-à-vis des « courants réactionnaires [...] à l’offensive dans toutes les religions ».
« maillon faible » et nouvel athéisme
Il ne s’agit donc pas de faire d’un « ennemi principal » l’alpha et l’oméga du combat anticapitaliste, il s’agit de définir, dans la conjoncture, le point de faiblesse de l’ennemi. Cet ennemi n’est pas un oppresseur principal ou secondaire, mais un système qui, pour exploiter les travailleur-se-s, se reproduire et s’étendre, a besoin d’un complexe de dominations et d’oppressions qui privilégie certain-e-s subalternes contre d’autres. Ainsi, déterminer stratégiquement le chaînon le plus faible, à partir duquel toute la chaîne de la domination peut être entamée, ce n’est pas livrer les opprimé-e-s à un ennemi secondaire, c’est produire les conditions pour que le traitement de toutes les oppressions soit possible. Ces conditions, on les trouve dans la grève des femmes voilées de Mahalla en Égypte de l’usine textile occupée avec des hommes . Ce sont dans les mouvements étudiants et féministes en Iran, dans les années 90, que les féministes islamiques ont réalisé l’unité avec les féministes séculières. En 2006 au Liban, la résistance à Israël a vaincu car « [elle] a réussi à transcender les barrières confessionnelles sur lesquelles est bâti l’inique régime politique libanais. » [3]
L’action des anticapitalistes doit donc être en mesure de favoriser les expériences qui condensent les oppressions croisées, et de donner une intelligibilité aux moments où la race, le genre, la nation ou la classe, se répondent les uns aux autres. Ceci implique également de se démarquer nettement des alliances opportunistes entre le pouvoir et ses mouvements privilégiés – l’instrumentalisation des filles qui refusent légitimement de porter un voile imposé –, et des divisions occasionnées par le privilège – l’exclusion des filles voilées, non-seulement des écoles, mais aussi du mouvement féministe. Une femme non-voilée n’est pas plus « libre » ou « émancipée » qu’une femme voilée.
À ce propos, le débat sur la religion a pu être l’occasion d’une défense aveugle de l’héritage des Lumières, dont le marxisme serait l’héritier direct, en contradiction avec toute croyance religieuse, assimilée à la simple superstition. L’histoire récente nous rappelle que, là encore, il faut se méfier des schémas simplistes voire grossiers sur la foi. Un « nouvel athéisme » se répand en best-sellers sur le « poison religieux ». Il a pris la tournure, chez Christopher Hitchens, ancien trotskiste, d’une justification des récentes interventions en Irak et en Afghanistan, à partir d’un constat de régression généralisée depuis la chute du mur. L’idée de « retour du religieux » s’accompagne alors d’un mépris pour les peuples épris de superstition, sans référence aucune à l’impérialisme ou à l’idéologie. Quand ces repères s’étiolent, et que les idées religieuses sont réduites aux « courants réactionnaires » qui s’appuient sur la superstition, alors on devient prêt à avaler toutes les couleuvres.
Félix Boggio
1. Pierre Rousset, « Laïcité et solidarités à l’heure de la crise capitaliste », Tout est à nous la revue, n°12
2. Hocine Belalloufi, Guerres ou paix ?, Lazhari Labter Editions, p.81
3. Ibid, p.51
Ne pas prendre ses désirs pour la réalité
Pierre Rousset
Dans sa réponse à mon article sur les attaques dont la laïcité est l’objet, Félix Boggio juge mes « appréciations disproportionnées ». Je crains pour ma part qu’il ne prenne ses désirs pour la réalité vu son interprétation des « faits énoncés ».
Les faits
Amnesty International. Pour Félix, « il est faux de prétendre que Claudio Cordone (…) ait affirmé que le djihad défensif des talibans soit compatible avec les droits humains. » Faux ? En pleine polémique, le secrétaire général d’Amnesty International pèse ses mots. Pourtant, c’est lui-même – et pas moi ! – qui mentionne le « djihad défensif » parmi les « points de vue » de Moazzam Begg qu’il juge compatible avec les droits humains.
Cela devrait interpeller mon contradicteur mais, plutôt que de s’interroger sur ce que signifie cette mention, il efface d’un coup de clavier les termes en débat et retient de la lettre de Cordone que la question du « dialogue » entre belligérants afghans. Qui escamote les faits ?
ONU. Concernant les votes à la commission des droits de l’Homme de l’ONU, Félix Boggio juge que la « diffamation des religions » est condamnable en ce qu’elle « camoufle le racisme » et ne voit pas là de « soutien aux persécutions [menées] au Pakistan. ». Il digresse en évitant soigneusement de rappeler un fait : c’est le Pakistan qui présente, au nom de l’Organisation de la Conférence islamique, lesdites résolutions ! Comment prétendre alors que tout cela n’a rien à voir l’interprétation que ce gouvernement a de la « diffamation » des religions ni avec les tentatives de criminalisation du « blasphème » ?
Grande-Bretagne. Pour Félix, aller devant une cour régie par la charia ne relèverait que du libre choix de chacune et chacun. Or, ce sont des familles très conservatrices qui choisissent la charia, une juridiction qui considère qui il n’y a pas égalité entre hommes et femmes. Utiliser ici la notion de « libre choix », c’est à nouveau escamoter un fait, proprement central : les rapports d’oppression. Les lois égalitaires et démocratiques ont pour fonction de contrebattre les rapports d’inégalités. Or, en l’occurrence, les tribunaux britanniques entérinent les décisions des tribunaux confessionnels plutôt que de faire bénéficier les opprimées (et les enfants) des droits et protections contenus dans la loi commune.
Banalisation
Concernant ce dernier point, on perçoit à quel point Felix Boggio banalise à outrance l’inacceptable quand il affirme que « rien n’empêche celles qui, au regard du droit commun, se sentent lésées par leur divorce confessionnel, de porter leur affaire devant des tribunaux de droit commun ». Rien, vraiment ? Comme si dans la réalité, les rapports d’oppression n’étaient pas redoutablement efficaces : domination plus ou moins intériorisée, manipulations, pression sociale, menaces et rétorsion (il y a eu des « crimes d’honneur » en Grande-Bretagne…). Insistons : on ne parle pas ici de rapports entre individus libres et égaux ! J’avoue avoir vraiment beaucoup de mal à comprendre comment Félix peut écrire si légèrement (« rien n’empêche » !)…
Cette même volonté de banalisation apparaît quand Boggio évoque les négociations en Afghanistan avec les talibans. Il n’y aurait, cette fois encore « rien d’incompatible avec les droits humains ». Pourtant, tout le monde (y compris Cordone qui relève le problème dans sa lettre) sait que les droits humains – et singulièrement les droits des femmes – risquent de faire les frais de cette négociation ; et que l’on ne peut pas s’en remettre pour les défendre aux forces de l’Otan et leurs alliés afghans qui les violent eux aussi. La triste leçon d’Afghanistan, c’est qu’aucun des principaux protagonistes de la guerre (Otan, alliés de Washington, gouvernement Karzai, talibans et autres insurgés) ne défend lesdits droits humains, lesdits droits des femmes.
Enfin, du point de vue des révolutionnaires (qui n’est pas celui du Pakistan), il serait très dangereux de justifier la condamnation de la « diffamation » des religions parce qu’elle peut cacher le racisme. Si tel est le problème, en matière juridique, les lois antiracistes suffisent et il ne faut pas ouvrir la voie à la criminalisation liberticide du « blasphème ». Au-delà du juridique, l’essentiel reste le combat politique : en défense des libertés d’expression et contre l’usage discriminatoire de ces libertés. On se heurtera ici à la fois aux xénophobes de tous poils et aux fondamentalistes de toutes religions.
Enjeux
L’essentiel de la réponse de Félix Boggio traite de la situation au Moyen-Orient – dont je ne parlais pas. Une façon il me semble d’éviter de discuter directement de l’objet de mon article : les attaques contre la laïcité. Or, il s’agit d’enjeux mondiaux. Le BJP hindouiste mène la charge pour confessionnaliser l’Etat indien alors que les dictatures militaires ont islamisé l’Etat pakistanais. L’extrême droite bouddhiste veut « cingaliser » le Sri Lanka. La montée des courants fondamentalistes de type salafistes se fait lourdement sentir dans le monde musulman. Dans le monde chrétien, les églises les plus réactionnaires sont à l’offensive, en particulier contre le droit à l’avortement (Brésil, Nicaragua, Espagne, Italie, Pologne…). Les évangélistes renforcent leur enracinement en Afrique en faisant des homosexuels des boucs émissaires (Nigeria, Uganda, Zimbabwe…). Dans tous les cas, il s’agit de renforcer l’emprise du religieux – et d’une interprétation réactionnaire du religieux – sur la société, les rapports sociaux, les lois et l’Etat.
La toute récente affaire « Merkel » en Allemagne illustre bien le lien que nous devons faire entre défense des principes de la laïcité et le combat contre la xénophobie. Pour accentuer les attaques contre les immigrés turques, boucs émissaires tous désignés de la crise, elle en appelle en effet aux fondements et à l’histoire chrétienne de l’Allemagne : voilà le christianisme religion d’Etat. De la même façon que Nicola Sarkozy va ostensiblement se signer au Vatican – histoire, soit dit en passant, que les Eglises lui pardonnent d’avoir si brutalement stigmatisé gitans, tziganes et roms, l’un des secteur les plus chrétiens de la société française !
Je n’ai pas bien compris en quoi la logique du « maillon faible » de la chaine des oppressions que préconise Boggio conduisait à des résultats différents de celle de « l’ennemi principal » que je critiquais. Dans le cas de la Grande-Bretagne, par exemple, elle fait disparaître à la vue celles qui subissent les oppressions combinées de la xénophobie, du patriarcat familial, de la réaction religieuse… Sur le plan international, elle minimise (c’est un euphémisme) l’importance très actuelle du combat pour la laïcité (à savoir, la séparation des églises et de l’Etat)…
Dans une large mesure, la « réponse » de Felix Boggion ne discute pas mes positions, mais d’autres qui me sont parfaitement étrangères : celles attribuées aux Redeker ou Christopher Hitchens, celles qui justifient les guerres d’Irak et d’Afghanistan ou la xénophobie et l’islamophobie, ou encore la défense « aveugle » des Lumières (notons, ceci dit, que leur critique « aveugle » ne vaut pas mieux !).
La prestation de Felix Boggio est un bon exemple de la façon dont il ne faut pas polémiquer. Il écarte d’un revers de main les faits (têtus) qui illustrent mon argumentation – il écrit même que (certains de ?) ces faits « ne sauraient retenir notre attention » !–, plutôt que de les situer en rapport à son propre point de vue. Il esquive ainsi les questions politiques concrètes qui nous sont posées, plutôt que de proposer (éventuellement) des réponses différentes de celles que j’envisage. Il centre son article sur une question dont je n’ai pas traité et s’attache à dénoncer des thèses que je ne partage pas. Du coup, il devient bien difficile de comprendre sa propre conception (le « maillon faible ») et ses possibles implications... C’est bien dommage.
Au fait, Felix Boggio juge-t-il que le combat sur le terrain de la laïcité est en enjeu politique actuel – ce qui était la question traitée dans mon article ? Vous ne le saurez pas.
Pierre Rousset