Plusieurs personnes favorables à l’interdiction de l’abaya se sont référées à la loi de 1905 séparant les Eglises et l’Etat. Cela a été le cas, notamment, du maire PS de Saint-Nazaire et, surtout, de Iannis Roder (Le Monde, 3 septembre), prof d’histoire-géo et membre du Conseil des Sages, chargé de conseiller le ministre en matière de laïcité. Or si chacun·e a, naturellement, le droit d’avoir sa propre position et de la défendre, se réclamer de la loi de 1905 pour cautionner une telle mesure n’est rien moins qu’une véritable fake-news. Cela constitue une grave « atteinte à la laïcité » car celle-ci suppose de ne pas énoncer des propos qui sont à l’histoire ce que le créationnisme est aux sciences de la vie.
Lors des débats parlementaires de 1905 la question du vêtement fut abordée sous l’angle du « costume ecclésiastique », en fait, de la soutane, longue « robe » noire portée par les prêtres catholiques. En 1802, Napoléon leur avait prescrit de se vêtir « à la française et en noir », mais progressivement la soutane fut de nouveau adoptée, notamment lors du développement de l’ultramontanisme, forme de catholicisme pourfendant les idéaux de la Révolution française, sans que le pouvoir politique, quel que soit son orientation, ne sévisse.
Au début du XXe siècle, cependant, des maires prennent des arrêtés interdisant le port de la soutane dans leur commune, notamment à Houpline, au Kremlin-Bicêtre, à Lyon, Marseille, Montceau-les-Mines, Persan-Beaumont, Villejuif et diverses localités de l’Yonne. Dans d’autres endroits, des « Comités républicains », votent des motions exigeant l’interdiction « sur la voie publique », de cette « affirmation confessionnelle », de ce « vêtement antihygiénique », de cette façon de s’« enjuponner » (d’apparaître femme).
A une séance de la Commission préparant le projet de loi, le 28 février, Briand, étonné, indique avoir reçu « quantité de lettres qui ne se préoccupent que de cela. Il semble que la séparation soit toute entière dans le costume. » Selon lui, la loi ne doit pas « interdire à un citoyen de s’habiller de telle ou telle manière ». Il est décidé alors de ne pas légiférer sur ce sujet.
Lors du débat parlementaire, le député radical-socialiste de la Drome, Charles Chabert estime, au contraire, « incompréhensible » de faire silence sur cette question d’une « importance extrême ». Il propose un amendement : « Les ministres des différents cultes ne pourront porter un costume ecclésiastique que pendant l’exercice de leurs fonctions ». Chabert estime anormal que la séparation induise un « privilège » pour ce qui n’est en rien une obligation religieuse : dans des pays où règne la liberté du catholicisme, « notamment en Suisse, en Angleterre, en Amérique », les ecclésiastiques « s’habillent comme tout le monde ». Il rappelle qu’en France, la soutane est liée à la montée de « l’ultramontanisme ».
Pour le député, ce « costume spécial » constitue « une prédication vivante, un acte permanent de prosélytisme » dans la rue et, à ce titre, porte atteinte à l’ordre public en provoquant « des polémique ardentes ». Cet habit veut faire croire que les prêtres sont « plus que les hommes ». C’est pourquoi, l’interdire en dehors des lieux de culte n’est en rien une manifestation d’intolérance mais « une œuvre de paix » et « d’humanité ». En effet, la soutane favorise la soumission (en facilitant la surveillance de l’évêque), rend le prêtre « prisonnier de son milieu étroit, […] de sa propre ignorance ». Elle modifie « son allure, son attitude […], sa pensée », et établit « une barrière infranchissable » entre les clercs et la société laïque. Elle est donc « directement opposée à la dignité humaine ». Sans soutane, le prêtre « échappe à son supérieur, s’évade de cette tyrannie monstrueuse de tous les instants ; il s’évade vers le siècle, vers les idées, vers la vie ».
Il faut donc interdire la soutane par souci « de la liberté et de la dignité humaines ». Oter sa « robe » au prêtre, lui permet de « respirer, lever la tête, causer avec n’importe qui » et « [libère] son cerveau ». En « l’habillant comme tout le monde », affirme Chabert, faisons de « cet adversaire de la société moderne, un partisan de nos idées, un serviteur du progrès. De ce serf, faisons un homme ». Le député admet que certains prêtres ne veulent pas quitter leur habit, mais, selon lui, « un plus grand nombre d’entre eux -et ce sont les plus intelligents, les plus instruits- attendent avec anxiété cette loi [interdisant le port de la soutane] qui les rendra libres », en les obligeant à ôter « la robe sous laquelle ils se sentent mal à l’aise »
Il est plausible que Briand, comme citoyen et libre-penseur, partage certains des arguments de son interlocuteur. Mais peut-être estime-t-il également que la question est plus complexe et que, conformément au proverbe, l’habit ne fait pas le moine. Peu importe car, de toute façon, il ne confond pas son opinion personnelle et la laïcité qui, selon la première affirmation de la loi, implique que la « République assure la liberté de conscience ».
Briand combat donc l’amendement de Chabert. Selon lui, ce serait encourir les reproches « d’intolérance » et même de « ridicule » que « de vouloir par une loi, qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté […], imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements. » Le résultat serait d’ailleurs « plus que problématique » : en effet, la soutane interdite, on peut compter sur « l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs » pour créer un « vêtement nouveau » qui permettrait « au passant de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen ».
Dans le quotidien de Jaurès, L’Humanité (18 mars), Briand s’était interrogé : « Qu’est-ce qu’un costume cultuel et comment le définir ? Aujourd’hui c’est une soutane ; demain, ce sera peut-être une longue lévite, ou une jaquette, ou un veston d’une coupe particulière. Du moment où il sera uniformément adopté par les prêtres, ce costume deviendra un costume cultuel. » Avec la séparation, déclare-t-il lors du débat parlementaire, la soutane sera « un vêtement comme un autre ». Autrement dit, commente ironiquement l’historienne Jacqueline Lalouette (Histoire de la libre-pensée en France, Paris, 1997, p. 332), on ne peut « l’interdire à personne, pas même aux ministres du culte. »
L’amendement déposé par Chabert est repoussé par 388 voix contre 172. Ensuite, le Conseil d’Etat cassera les arrêtés de maires voulant interdire le port de la soutane. Les séances de la Commission et du parlement sont très instructives : le vêtement obsède déjà certains laïques mais leur optique n’est pas la laïcité de 1905. Briand a dessiné les contours d’un espace laïque, pacifié non par une transformation vestimentaire mais par un changement d’organisation politique : le passage d’un régime d’officialité des religions à un régime où celles-ci font partie des libertés publiques. Dans ce cadre, se libérer est une entreprise personnelle et non une imposition autoritaire de l’Etat. A la liberté de Chabert (qui opposerait des individus émancipés à d’autres qui ne le seraient pas) s’oppose une conception où chacun doit se libérer de ses propres conformismes.
Personne n’obligeait Iannis Roder de se référer à la loi de 1905. A partir du moment où il le fait, c’est transgresser la plus élémentaire déontologie de l’historien de ne pas dire un seul mot du débat qui a eu lieu sur le vêtement lors de la fabrication de la loi. Il fait comme si ce débat n’avait jamais existé ! Ainsi, sous Staline, ceux qui devenaient des opposants politiques disparaissaient des photos officielles ! Le débat de 1905 comporte de fortes analogies avec le débat sur le vêtement qui, depuis 1989, taraude la laïcité française et, s’ils ne concernent pas l’école mais l’espace public, les propos de Briand ont néanmoins une portée générale. De part et d’autre, l’échange des arguments n’est pas étranger à ceux invoqués dans les débats d’aujourd’hui.
Si Roder ignore l’existence de ce débat parlementaire, c’est un bien piètre historien ; s’il le connait, il est de mauvaise foi. Terrible dilemme ! Ce prof invoque l’article premier : « La République assure la liberté de conscience », or c’est précisément pour concrétiser cet article que Briand s’est opposé à l’interdiction du port de la soutane ! On est donc dans la manipulation. Roder invoque également l’article 31 de la loi de 1905, sans toutefois le citer. Cet article punit d’amende et d’emprisonnement « ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu […] l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte. » Comme on le constate, l’article 31 met à égalité la liberté de conscience de celles et ceux qui se réfèrent à une religion et de celles et ceux qui ne le font pas. Contrairement au débat que j’ai rapporté, il ne concerne pas le vêtement et si on veut l’appliquer à ce sujet, il irait plutôt dans le sens contraire à la perspective de Roder. Mais en l’évoquant de façon allusive, Roder table sur le fait que les lectrices et lecteurs n’iront pas vérifier son dire et croiront qu’un article de la loi de 1905 légitime l’interdiction de vêtements dit « religieux ».
On l’aura compris ce mépris du savoir, cet obscurantisme, cette falsification de la réalité historique par un prof, me semblent une plus grave « atteinte à la laïcité » que le port de certains vêtements par des élèves. Et il est significatif que pour défendre une position d’interdit (encore une fois qu’on a le droit d’avoir), il faille tordre la loi de 1905 comme un nez de cire. A quand la publication par le Ministère de l’Education nationale d’une statistique sur les « atteintes à la laïcité » commises par certains professeurs ?
Jean Baubérot