Le terme de statut trouve son origine
dans le latin statuere, « établir, poser, mettre debout »
Dictionnaire historique de la langue française.
Près d’un million de chômeurs vont se retrouver en « fin de droits » en 2010 suivant Pôle
Emploi. Le droit fondamental à un revenu est ici en cause, surtout pour les 380 000 personnes
qui ne toucheront aucun revenu de substitution : le RSA est calculé à partir du revenu global
du ménage, intégrant même l’obligation des parents ou enfants de prendre en charge la famille
(ce qui oblige le chômeur à leur réclamer !), renvoyant de nombreuses femmes à la
dépendance du foyer. Plus globalement, se pose la question du « droit à avoir des droits »
pour cette partie de la population.
Le récent mouvement des chômeurs et précaires a
permis de rassembler plusieurs générations
militantes de chômeurs et précaires. Les attaques
libérales contre les chômeurs et précaires, menant à
une paupérisation dramatique d’une partie de la
population, se heurtent aux acquis des luttes des
années 1995. C’est à l’occasion de ces
confrontations que se sont posées les objectifs de
lutte. Revenu, droit à une vie décente, droits
fondamentaux au logement, à la santé, au transport,
droit au travail, c’est autour de la revendication des
droits pour tous que s’organisent ces luttes.
Les débats au sein du mouvement ont pourtant
montré des approches différentes, notamment entre jeunes précaires et anciens chômeurs,
entre organisations de précaires et associations de chômeurs. Cette contribution au débat vise
à éclairer ce débat à partir d’un aspect, ce « statut de chômeur » issu des luttes des années 1995.
Alain Supiot [1] distingue deux niveaux d’écriture du droit en matière de relation du travail : le
statut et le contrat.
Le statut ressort du pouvoir régalien de l’Etat, puisqu’il s’agit d’un acte unilatéral, qui
exprime l’intérêt général. Il repose sur des droits attribués à la personne. Cette culture
juridique « saisit la relation de travail comme une situation d’appartenance personnelle à une
communauté » (p 18).
Le contrat ressort quant à lui du marché. « Dire que le contrat est universel ou que le marché
est universel, c’est presque dire la même chose » : là il y a contrat, il y a négociation, et donc
négoce possible. Cette culture s’oppose au statut en mettant en avant l’échange, notamment
celui d’un travail contre un salaire.
Je propose de définir la période 1995-2005 comme une période d’élaboration d’un « statut de
chômeurs », remis en cause par le basculement symbolique du RMI au RSA. Ce statut s’est
traduit par un certain nombre de droits attachés à la personne, dès lors que cette personne était
inscrite à l’ANPE, voire relevant du régime des ASSEDIC ou du RMI ou percevant les APL.
L’absence de contrepartie possible en termes de travail a évidemment poussé à ce que ces
acquis des luttes des chômeurs se traduisent par des droits liés à la personne. La lutte des
chômeurs s’est construite, durant cette période, comme un prolongement, un alter ego à celle salariés. Cette phase de lutte s’est justement ouverte par le mouvement autour de la
défense de la sécurité sociale en 1995, même si des actions comme la marche des chômeurs
en 1993 avaient préparé cette mobilisation en levant les obstacles, peu à peu, de la période
précédente. Ce sont d’ailleurs des (anciens) syndicalistes, des militants du mouvement ouvrier
qui structurent ce mouvement naissant des chômeurs. Cette conception statutaire de la
construction du monde du travail (autour de la défense de la sécurité sociale, qui donne un
droit à la santé pour chaque salarié), s’est prolongée par l’ouverture systématique des droits au
salaire socialisé aux couches de chômeurs. C’est par le bénéfice de ce salaire socialisé, que le
chômeur se trouvé intégré dans le « travailleur collectif » [2].
Statut trouve sa source dans la latin statuere, être debout [3]… Tel est le sens de ces droits
collectifs obtenus par les chômeurs dans ces années.
L’élaboration d’un statut de chômeur
Le fait d’être reconnu comme chômeur, inscrit (ou non) sur les listes des demandeurs
d’emploi, ou titulaire du RMI ou bénéficiaire de l’APL, a ouvert des droits appelés « droits
connexes ».
Ces droits connexes peuvent représenter jusqu’à 20% des aides totales reçues par les
bénéficiaires de minima sociaux d’âge actif. Il existe des droits connexes nationaux alloués
par l’Etat : dégrèvement de la taxe d’habitation ; exonération de la redevance audiovisuelle ;
prime de Noël ; majoration de l’aide personnelle au logement ; tarifs spéciaux téléphone ;
prime de noël… Par ailleurs, la CMU-C et les tarifs spéciaux d’électricité, de gaz et d’eau
sont attribués sous conditions de ressources et ne sont donc pas réellement statutaires, mais
dans les faits ces aides concernent essentiellement les allocataires du RMI et de l’API. [4]
« Les collectivités territoriales et les caisses de sécurité sociale accordent très peu d’aides
connexes, au sens strict, c’est-à-dire adossées au « statut » d’allocataires de RMI ou d’API. »
(p 10). Une partie des aides des départements s’inscrit dans le programme départemental
d’insertion, et est soumise à la signature d’un contrat (p 11), ces aides concernent par
exemple : alimentation, hygiène ; logement ; transport et mobilité ; famille ; emploi ;
formation et étude ; loisir et culture ; santé ; autre domaines. » [5] (p12).
Les communes versent de nombreuses subventions, d’un montant souvent peu élevé, prenant
en compte comme critère d’attribution le quotient familial et /ou le « reste à vivre », qui sont
très diverses : aides au logement et à l’équipement, à la restauration scolaire, aux loisirs, à la
famille (aides à la petite enfance par exemple), aides d’urgence etc.
Les CAF distribuent des ressources dans les domaines suivants : aides au temps libre et aux
vacances, secours ou prêts d’honneur pour aider les familles à faire face à des difficultés
financières à caractère exceptionnel, aides aux naissances multiples, aides à la scolarité, aides
en faveur de l’accompagnement de la fonction parentale… (p 14)
De ce panorama ressortent des aides données très largement en fonction du revenu. Mais
qu’elles soient ressenties comme des droits, montre le travail politique qui a été opéré par le
mouvement de chômeur dans les années 1995.
Du droit statutaire à l’aide sociale
La crise, les attaques libérales révèlent la fragilité de ce statut : en liant niveau de revenu et
droits induits, les dispositifs relèvent d’une logique différente, liée non pas à un « droit au
revenu », mais à l’intervention sociale de l’Etat. Le rapport Desmarescaux montre comment
une partie des « droits des chômeurs » se sont inscrits, en fait, dans des programmes sociaux
des collectivités locales. L’auteur de cette étude annonce d’ailleurs préférer la notion « d’aide
sociale locale » à celle de « droits connexes locaux » (p 6).
Ce rapport cible aussi des droits connexes nationaux liés à la seule mention du bénéfice du
RMI ou de l’APL. « Le Gouvernement a donc engagé une politique assurant que l’éligibilité à
certains droits sera désormais davantage fonction des revenus des personnes, et non de leur
statut, » (p 63). Ces droits recouvrent notamment : le dégrèvement total de la taxe d’habitation
pour les titulaires du RMI, quel que soit leur niveau de revenu, droit qui plus est prolongé un
an après leur sortie du RMI ; exonération de la redevance audio-visuelle ; accès à la
couverture maladie universelle complémentaire (CMU-c) ; accès aux établissements et
services d’accueil de la petite enfance ; aide au logement ; réduction sociale téléphonique, etc.
La nouvelle loi « Droits et devoirs des chômeurs », en liant ces droits à l’accomplissement de
tâches, mais aussi à un certain « esprit », participe de la rupture de ce lien entre des droits et
un statut de chômeur. Les tentatives avortées du PARE (annulée après décision du Conseil
d’Etat… et mobilisations sociales), puis du volet Insertion du RMI (à la charge des
départements, ce volet qui devait relever d’un accord avec le Rmiste a été abandonné)
ressortent de ces essais répétés pour substituer le contrat au statut. Le RSA, enfin, lie son
obtention à l’élaboration conjointe (avec le référent désigné par l’institution) d’un « projet
personnalisé d’accès à l’emploi » [6]. Un vrai contrat personnalisé…
L’émergence de la figure du « travailleur pauvre »
Car ces droits acquis sont insupportables pour l’idéologie libérale. Ce statut de chômeur va
alors être attaqué par plusieurs biais.
Le statut se délite par la remise en question des droits acquis. Les « droits » des bénéficiaires
du RSA sont assortis de « devoirs », dont celui de « rechercher un emploi, d’entreprendre les
démarches nécessaires à la création de sa propre activité ou d’entreprendre les actions
nécessaires à une meilleure insertion sociale ou professionnelle » [7]. Les radiations retirent
aussi du marché de l‘emploi de nombreux chômeurs qui ne sont plus comptabilisés comme
tels, mais dont le revenu est très bas voire inexistant puisqu’ils peuvent être exclus du RSA.
Le RSA participe d’une même démarche de remise en question de ce statut, en brouillant les
frontières de ce groupe de chômeurs : c’est le niveau de revenu qui détermine les droits, et
non plus un statut de chômeur. C’est d’ailleurs la préconisation N° 5 du rapport
Desmarescaux, lier les aides aux revenus plutôt qu’à un statut : « C’est un souci d’équité qui
devrait conduire la plupart des collectivités à prendre désormais en considération le critère des
ressources et la composition familiale plutôt que de se référer au seul statut pour allouer des
aides sociales. » (p 19). Avec la réforme de 2009 [8], seules les personnes totalement dépourvues
de ressources continuent à se voir octroyer une exonération totale de ces aides. Les autres
paieront en proportion de leurs ressources.
La figure du travailleur pauvre se substitue à la figure du chômeur, incluant de façon
indifférenciée chômeurs, bénéficiaires du RSA ou sans revenu, femmes en temps partiel,
travailleurs sous-payés. C’est d’ailleurs vers la pérennisation d’un nouveau « statut du
travailleur pauvre », que propose d’aller un groupe de travail, dans le cadre de la préparation
du rapport Desmarescaux, en prônant « l’utilisation d’une carte comme justificatif du
Quotient Familial calculé par la CAF » (p 56). Le contrôle social n’est pas loin : un tableau de
bord, partagé entre différents prestataires d’allocation, permettrait « de suivre l’évolution de la
situation de publics particuliers ou d‘éléments conjoncturels locaux » (p 57).
L’offensive gouvernementale contre les acquis de la lutte des chômeurs de ces années,
s’engage donc sur différents plans : remise en cause de la systématicité des droits ; mise en
avant d’une contrepartie plus ou moins négociable (apparition de la dimension contractuelle,
présente certes auparavant dans le RMI mais restée marginale) ; effacement de frontières
nettes qui liait statut et état de chômeur ; et remise en cause, bien sûr des droits acquis par ces luttes.
Nouvelles bases pour un mouvement des chômeurs et précaires
Il faut rajouter à cette évolution un élément fondamental : cette notion de statut des chômeurs
est fondamentalement portée par le segment de la population « stabilisé » dans une situation
de chômage. Et qui ne peut envisager d’autre avenir que cet « état statutaire »…
La nouvelle couche de jeunes salariés, confrontés à la précarité, ne peut défendre un statut lié
à un état de chômeur qu’eux mêmes ne connaissent que de façon intermittente. Contrairement
aux « droits des chômeurs », qui s’adressent à une partie de la population, ces jeunes précaires
abordent la précarité comme une réalité concernant à la fois tous les aspects de la vie, et tous
les segments de la population. Un « fait social total », comme disait Marcel Mauss, qui
englobe toute la société. C’est autour de ce désir de totalité, qu’Alain Touraine attribuait aux
mouvements sociaux, que le mouvement des précaires se construit comme mouvement social,
sans doute davantage que le mouvement des chômeurs de la période précédente.
Posée avec ce cadre de référence, la « garantie de revenu » ou le « revenu universel », risque
fort de rejoindre les politiques libérales qui s’attachent à développer le revenu comme seul
élément de droit.
Nous préférons la démarche visant à exiger que les droits à la santé, au logement, au travail,
soient des droits imprescriptibles, « opposables » suivant le terme à la mode, un nouveau
« statut de citoyen-travailleur » qui reste à construire. Et c’est dans ce cadre, qu’un revenu de
remplacement, financé à partir de la richesse créée par le travail (donc à partir de cotisation
patronale prélevées sur la valeur ajoutée), trouve tout son sens, élargissant le statut des
salariés à sa dimension sociale. Et dans ce statut renouvelé, la défense des droits acquis des
chômeurs (et des précaires) trouve toute sa place.
Louis-Marie Barnier