Tiêu Vân Mûu avait 19 ans en 1939. A priori, rien ne le prédestinait à quitter Tu Da, un petit village situé à une centaine de kilomètres de Hanoï, où ses parents possédaient quelques champs de riz, de manioc, de canne à sucre, de maïs et de patates douces. Seulement voilà : à l’automne 1939, un employé du maire se présenta au domicile familial, et expliqua que la France, qui venait de déclarer la guerre à l’Allemagne, avait besoin de bras pour ses usines d’armement. Que faire ? Le jeune homme pensa d’abord se cacher dans la forêt voisine. Mais il y renonça quand il apprit que son père irait en prison s’il se dérobait. Il débarqua finalement à Marseille, le 9 avril 1940, après une traversée d’un mois à bord de l’André-Lebon, un luxueux paquebot dont la cale avait été aménagée en dortoir de fortune pour les « indigènes ». D’abord affecté à la poudrerie de Sorgues, dans le Vaucluse, il fut envoyé en 1943 près de Lyon pour travailler dans le textile, puis dans l’industrie automobile. Sans imaginer qu’il y ferait toute sa carrière.
Agé aujourd’hui de 89 ans, Thiêu Vân Mûu fait partie des vingt-cinq « immigrés de force » dont le journaliste Pierre Daum a recueilli les souvenirs. Vingt-cinq récits de vie qui, judicieusement agencés les uns aux autres, permettent de suivre l’histoire des 20 000 Indochinois recrutés par l’administration française au début de la « drôle de guerre », en vertu d’une instruction ministérielle de 1934 qui prévoyait la création, en cas de conflit, d’un service de la Main-d’œuvre indigène (MOI) rattaché au ministère du travail. Une histoire qui, si l’on excepte une poignée de reportages, de témoignages et d’articles (notamment par les historiens Benjamin Stora et Liêm-Khê Luguern), était jusque-là relativement méconnue (1).
Or cette histoire est bouleversante, et, comme celle des tirailleurs africains et indochinois qui combattirent pour la France pendant les deux guerres mondiales, dérangeante. Car elle rappelle que la « Mère Patrie » fut fort ingrate avec ces fils qu’elle refusait de reconnaître comme des citoyens de plein droit mais dont elle sut toujours se rappeler l’existence quand l’heure devenait grave.
Si la loi avait été appliquée, rappelle Pierre Daum, ces travailleurs, recrutés pour la plupart dans les campagnes de l’Annam et du Tonkin, auraient dû retourner en Indochine dès l’été 1940. Un décret de 1939 précisait en effet que leur engagement ne devait pas dépasser « la durée des hostilités ». Or la difficulté des liaisons maritimes entre la France et l’Extrême-Orient était telle que le gouvernement de Vichy renonça à les rapatrier à partir de l’automne 1941. A cette date, un peu plus de 4 000 d’entre eux avaient rejoint leur terre natale. Pour les 15 000 qui restèrent, ce fut, le plus souvent, le début d’un véritable calvaire.
Parqués dans des camps d’internement, dont la garde était assurée par d’anciens fonctionnaires et officiers coloniaux à la retraite, les ONS (pour « ouvriers non spécialisés ») furent généralement soumis à une discipline rigoureuse. Plusieurs témoignages font ainsi état de punitions sévères, notamment à Sorgues, où un adjudant particulièrement redouté n’hésitait pas à jeter les fortes têtes en prison.
D’autres lieux ont laissé de bien mauvais souvenirs. C’est le cas de l’hôpital Le Dantec, à Marseille. « Là était concentré le pire, le plus pourri, propre au régime colonialiste : concussions, prostitution, jeux d’argent, etc. Tout patient désirant être soigné devait graisser la patte aux médecins et infirmiers. Tout malade grave et désargenté n’avait qu’à croupir, en attendant la mort », raconte un témoin.
Si certains continuèrent de travailler dans des usines après l’armistice de 1940 – et même, pour quelques-uns, dans des entreprises allemandes, comme la firme Todt, chargée de construire le « mur de l’Atlantique » –, la plupart des ONS furent employés dans l’agriculture, souvent pour des salaires de misère. En particulier en Camargue où – fait assez peu connu – ils contribuèrent à relancer une riziculture jusqu’alors peu prospère.
Pierre Daum a choisi de prolonger son étude jusqu’en 1952, date à laquelle les autorités décidèrent de dissoudre l’administration chargée de s’occuper des ONS et d’organiser leur retour. Un retour dont il montre toutefois que la France libérée ne fut guère plus encline à l’encourager que la France occupée.
C’est que l’Indochine, entre-temps, était entrée en guerre contre la métropole, et que les ONS risquaient, de ce fait, de rejoindre les rangs des indépendantistes. Une crainte en partie justifiée puisque certains s’engagèrent à l’extrême gauche, notamment au sein de la IVe Internationale trotskiste qui, dans l’immédiat après-guerre, affichait des positions beaucoup plus radicales qu’un Parti communiste encore prêt à croire en la possibilité d’une autonomie négociée. L’opposition entre communistes et trotskistes déboucha sur de violents affrontements. Comme à Marseille, où l’on compta 6 morts et 60 blessés dans la nuit du 15 au 16 mai 1948. Ce que le quotidien Le Provençal n’hésita pas à qualifier, à l’époque, de « Saint-Barthélemy indochinoise ».
Thomas Wieder
Note
(1) Signalons également un site Internet très complet : Travailleurs-indochinois.org.