Environ un milion de manifestants contre la guerre, 60 000 participants à plus de 200 forums et débats (et pas le moindre verre cassé !). Très jeune, très mixte, très rouge. Disponibles à à un nuveau cycle des luttes pour changer le monde. Très européen aussi. Le Forum social n’a pas les problèmes d’élargissement que l’Union européenne :il accueille à bras ouverts des Russes, des Kazahks, des Ukrainiens, des Turcs et des Kurdes, des Chypriotes grecs et turcs ; il s’ouvre à tous les rivages, du Maroc à Israël en passant par l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte ou la Palestine.
Dans Le Monde du 16 novembre, Laurence Caramel révèle que des « voix s’élèvent déjà en privé » contre une prétendue OPA de la gauche radicale sur la mobilisation. Que ne le font elles donc en public au lieu de chuchoter « en privé ». Cela permettrait de poser en toute clarté la question : qui a peur de Florence ? Qui s’inquiète d’une « offensive de la gauche radicale » qui porterait « les germes de divisions dommageables », dont « les organisateurs italiens » porteraient « une lourde responsabilité » : « gauche de rupture contre gauche institutionnelle, gauche trotskyste ou communiste plus ou moins rénovée contre gauche socialiste ». Trop de radicalité et trop de politique, en somme !
A cette question les autorités italiennes, pour leur part, y ont déjà répondu, en arrêtant dès le lendemain de Florence une quarantaine de militants syndicaux et associatifs accusés d’avoir participé aux violences... de Gênes (en juillet !) 2001. Berlusconi cherche ainsi une piteuse revanche contre un mouvement dont la force et la maturité ont déjoué ses provocations. L’objectif de diviser le mouvement, entre une partie « gentille » et une « méchante » est dejà en marche. Mais des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans la rue contre la répression, aux cris de : « On n’arrête pas tout un mouvement ! » . L’esprit de Florence continue...
On déplore doctement l’apolitisme des jeunes, mais, lorsqu’ils se mêlent de politique, on redoute leur ardeur débordante. Un certain journalisme du soupçon voit dans l’enthousiasme contagieux du forum de Florence le résultat de manipulations et de manœuvres. On risque de manquer la merveilleuse complexité du « peuple de Florence » : jeunes et moins jeunes, catholiques et laïques, vieux syndicalistes et jeunes précaires, hommes et femmes. Tous et toutes tres radicaux et irréconciliables avec l’ordre capitaliste. Mais, surtout, résolus de contribuer un acte constituant du un nouveau mouvement global, où le « tous ensemble » de l’hiver 1995 français est désormais un acquis. Mieux vaudrait donc, chercher les racines de cette radicalisation et de cette politisation. Comment un Forum social européen pourrait-il rester insensible au nouveau militarisme impérial et à la guerre sans limite déclarée par Georges Bush ? Comment serait-il indifférent à la réoccupation coloniale de la Cisjordanie et à la construction d’un nouveau mur de la honte par Sharon ? Comment ne réagirait-il pas au démantèlement de l’Etat social au profit de l’Etat pénal, à la réduction des budgets éducatifs au profit des budgets d’armement ? Comment ne tirerait-il pas les leçons de la chute spectaculaire de la maison Enron, fleuron hier de la nouvelle économie, de la débâcle de l’économie argentine, modèle hier des recettes du FMI, ou de la la dèbâcle historique de la Fiat et du désespoir sociale qui se manifeste ce jours derniers à Termini Imerese ? Comment pourrait-il ignorer le fiasco écologique de Johannesburg, abandonner sa campagne pour l’abolition de la dette quand la Banque Mondiale passe un nœud coulant au futur gouvernement brésilien ? Comment ne pas se préparer aux mauvais coups du sommet de l’OMC de septembre 2003 à Cancun, sur lequel plane déjà l’ombre de l’Accord multilatéral d’investissement et de la marchandisation des services retardée par la victoire de Seattle ? Comment enfin ne réagirait-il pas aux guerres du pétrole et aux menaces d’expédition contre l’Irak ?
Le Forum social n’est pas un cercle fermé symétrique à celui de Davos, mais un tremplin pour la lutte de tous les opprimés. C’est donc fort responsablement et fort logiquement qu’il avait été décidé de faire de la grande manifestation contre la guerre le temps fort de Florence. Faut-il y voir une périlleuse « rupture de l’équilibre délicat » entre la dimension sociale et la dimension politique ? La participation de personnalités et de partis politiques était plus visible à Florence qu’à Porto Alegre (mais la présence du président Lula à Porto Alegre était-elle passée inaperçue ?). Soit. Ce rééquilibrage s’est notamment exprimé lors d’un forum central rassemblent plus de 5 000 participants. Animateurs de mouvements sociaux (Bernard Cassen, Vittorio Agnoletto, Chris Ninahan) et responsables politiques des orientations différentes (Fausto Bertinotti et Olivier Besancenot notamment, mais aussi Rosi Bindi, catholique représentant de l’Olivier) y ont débattu publiquement des rapports entre mouvement social et représentation politique. Si les politiques se tiennent à l’écart du mouvement, on leur reproche de snober le mouvement social et de se retrancher dans leur ghetto parlementaire ; s’ils lui apportent leur soutien, on les soupçonne de vouloir récupérer. Faudrait-il donc interdire aux partis politiques de participer aux manifestations contre la guerre, de prendre position sur la Charte européenne des droits sociaux, de se prononcer sur la Taxe Tobin ou sur la dette ? Ne serait-ce pas précisément entretenir la crise du politique dont on se désole par ailleurs ? Comment tracer une ligne de démarcation étanche entre questions sociales et politiques ? C’est à force de ces absences et de ces dérobades que la gauche de gouvernement a fini par n’être plus la gauche.
La crise mondiale et la fuite en avant du nouveau militarisme impérial font évoluer les relations entre mouvements sociaux et politiques. Certains redoutent « un repli du mouvement sur son aile radicale au lieu de son ouverture », sur « fond de vieux contentieux ». Les jeunes rebelles de Florence seraient donc des « vieux routards de nostalgies perdues » ! Est-ce leur faute si Tony Blair se garde bien de mettre les pieds dans le forum et si François Hollande n’y risque qu’une apparition furtive ? Comment s’étonner que les ministres de centre-gauche ou sociaux-libéraux ne soient pas accueillis par des vivats, eux qui ont mené au gouvernement (pendant 15 des vingt dernières années en France, et aujourd’hui encore en Grande-Bretagne et en Allemagne) des politiques diamétralement opposées aux exigences sans cesse rappelées par les manifestants de Seattle, de Nice, de Barcelone, de Gênes, comme par les participants aux forums de Porto Alegre ou de Florence ! Leur soutien assidu aux expéditions néocoloniales de l’Otan, aux privatisations des services publics, à la contre-réforme libérale relèvent-elles de « vieux contentieux » méritant prescription ?
Ceux qui cherchent opposer le caractère studieux de Porto Alegre aux élans lyriques de Florence, auraient-ils oublié l’appel lancé consensuellement par les mouvements sociaux lors du second forum mondial de Porto Alegre : « Nous sommes ici ensemble malgré les tentatives pour briser notre solidarité. Nous sommes revenus pour poursuivre nos luttes contre le néolibéralisme et la guerre, pour confirmer nos engagements de l’an passé et réaffirmer qu’un autre monde est possible (...) Au nom de la guerre contre le terrorisme, des droits civiques et politiques sont remis en question partout dans le monde ; la guerre en Afghanistan, dans laquelle des méthodes terroristes sont utilisées, est en voie de s’étendre sur d’autres fronts ; on assiste au début d’une guerre globale permanente visant à renforcer la domination du gouvernement des Etats-Unis et de ses alliés (...) Il y a urgence à nous mobiliser en solidarité avec le peuple palestinien et son combat pour l’autodétermination contre l’occupation brutale que lui inflige l’Etat d’Israël ».
Fidèle à ces engagements, l’assemblée des mouvements sociaux les a confirmés à Florence par l’adoption de deux résolutions contre la guerre (« qu’elle se fasse ou non sous le mandat de l’ONU »), et pour les droits sociaux : « La loi du marché est à la base de la dégradation de l’environnement, des privatisations, de la précarité sociale. Elle conduit les pays les plus puissants à tenter de dominer les économies des pas les moins développés. Une fois de plus, ce modèle conduit le monde à la guerre ». Les observateurs pressés avaient peut-être cru que ce n’étaient que chiffons de papier bientôt voués à l’oubli. Ils finiront par comprendre que ce mouvement a de la suite dans les idées et dans les actes.
Nous sommes aussi attachés que quiconque au caractère unitaire et à la pluralité du mouvement. Mais la pluralité n’est pas une diversité sans différence. Et l’unité n’interdit pas la confrontation de positions, sous peine de s’enliser dans un consensus sans contenu et de se réduire à l’inaction. Le succès de Florence dépend aussi de cette combinaison. Dans son intervention finale, Vittorio Agnoletto rappelait que Forum social est ouvert à toutes et à tous, à condition de ne pas dissoudre les principes fondateurs qui ont fait sa force - contre la guerre et contre les politiques néo-libérales - dans une gélatine consensuelle paralysante.
Les relations entre partis, syndicats, mouvements ne sont pas les mêmes en France, en Italie, en Allemagne, ou en Angleterre. Il y a des fonctions différentes entre mouvement social et organisations politiques. Si nous sommes profondément attachés à l’indépendance des premiers, une stricte division du travail entre les deux ne ferait que reproduire le schéma traditionnel d’une dualité entre un mouvement social interdit de politique et des partis politiques confinés à l’arène électorale. Le lobbying des premiers sur les seconds n’est pas à nos yeux un modèle de démocratie.
Le Forum de Florence a mis en évidence à l’échelle européenne le dynamisme d’une nouvelle génération. Ne faut-il pas plutôt demander aux représentants de la gauche de marché, pourquoi ils ont été aussi ostensiblement absents, depuis les marches européennes de chômeurs en 1994 jusqu’à Gênes, en passant par Seattle ou Porto Alegre.
La guerre est, par excellence, une question politique qui fâche. Réunion après réunion, manifestation après manifestation, « l’internationale antilibéral s’est forgée une identité solide : « Le monde n’est pas une marchandise ! Le monde n’est pas à vendre ! Un autre monde est possible ! Une autre Europe est possible ! ». Le temps est venu de dire cet autre monde et cette autre Europe dans lesquels nous voulons vivre.