Contrairement à ce qu’une vision militante enthousiaste pourrait laisser penser, les convergences internationales contre le néolibéralisme ne vont pas de soi. Si l’expérience collective des inégalités, l’existence de centres politiques mondiaux et l’émergence de visions partagées favorisent les rapprochements, la prégnance des contextes nationaux, l’attrait des idéologies réactionnaires et les déphasages de tous ordres entre mouvements constituent autant d’obstacles à la constitution de coalitions par-delà les frontières.
La mondialisation des puissances économiques et financières rend les convergences internationales des luttes à la fois nécessaires et possibles. Il y a néanmoins un pas entre le possible et le réel qui est difficile à franchir, comme le montrent notamment l’essoufflement de l’altermondialisme ou la difficulté de construire un mouvement social européen. Nous proposons de passer en revue les réalités qui pèsent sur le degré d’internationalisation des luttes, qui les favorisent, les freinent et leur donnent forme. Nous porterons une attention spécifique à l’enjeu des convergences militantes Nord-Sud.
UNE EXPÉRIENCE PARTAGÉE, DES CIBLES COMMUNES, DES RÉFÉRENTIELS MONDIAUX
D’Est en Ouest, du Nord au Sud, une expérience partagée des impacts de la mondialisation néolibérale.
La mondialisation néolibérale est fondée sur la généralisation du modèle du marché, qui a des effets profondément inégalitaires entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci. La compétition généralisée produit des perdants sur les cinq continents – ouvriers sur le carreau suite à des délocalisations ou exploités dans les zones franches, allocataires sociaux stigmatisés, paysans appauvris, cadres en burn out, citoyens victimes de la malbouffe, des dégradations environnementales ou des dérives de la spéculation financière. Ces perdants ont objectivement intérêt à combattre ensemble les politiques d’austérité, de libéralisation, de privatisation. C’était – et c’est toujours dans une certaine mesure - l’objectif de l’altermondialisme : construire un mouvement social mondial pour lutter contre le capitalisme mondialisé, un peu comme le mouvement ouvrier s’est lentement unifié dans des cadres nationaux, au siècle dernier, pour lutter contre un capitalisme largement national.
Renforcement de centres de pouvoir politique à l’échelle mondiale
L’identification d’un adversaire commun est une condition importante dans la structuration d’un mouvement social, cela produit des effets unificateurs (« tous ensemble contre ... »). C’est dans les manifestations et contre-sommets contre l’OMC, la Banque mondiale, le G7, Davos que s’est progressivement construit l’altermondialisme. Le déclin relatif de certaines de ces institutions qui incarnent la mondialisation, en particulier l’OMC, a paradoxalement contribué à la crise identitaire de l’altermondialisme. Notons que ces institutions mondiales ou régionales n’ont pas besoin d’être de pures adversaires pour contribuer à la mondialisation des campagnes de mobilisation. Elles jouent également ce rôle en étant la cible de plaidoyers communs, en particulier les agences onusiennes : c’est en marge du Sommet mondial de la Femme de Pékin, en 1995, que s’est constituée la Marche mondiale des Femmes, tandis que les réseaux écologistes ont mondialisé leur action à la faveur du Sommet de la Terre de Rio de 1992.
La construction de référentiels communs mondiaux : les droits humains, les communs, les biens publics mondiaux
Les textes internationaux sur les droits humains au sens large (droits civils, politiques, sociaux, économiques et culturels, de la femme, de l’enfant, des minorités sexuelles, etc.) constituent un horizon mondial, un référentiel fédérateur, voire un langage commun pour les organisations par-delà les frontières. Ces cadres partagés favorisent le sentiment de mener des combats communs et stimulent les collaborations internationales pour faire avancer ces droits, dans les campagnes pour que les institutions internationales adoptent des textes ambitieux, puis dans les mobilisations pour que les autorités nationales les inscrivent dans leur législation et les appliquent effectivement.
Le concept des « communs » est un autre chantier fédérateur de luttes diverses. Il vise la réinvention de formes de gestion en commun de certaines ressources rares (forêts, prairies, services, infrastructures), de manière à garantir à la fois leur durabilité et l’accès égalitaire de tous, contre la logique des privatisations qui sévit depuis les années 1980 et contre la gestion bureaucratique qui dépossède les utilisateurs du contrôle direct du bien commun.
L’idée de « biens publics mondiaux », plus consensuelle, est poussée par des scientifiques, des réseaux d’ONG et des partis politiques qui promeuvent des partenariats mondiaux entre États visant à garantir la qualité et l’accessibilité de biens intrinsèquement globaux (climat, biodiversité, etc.). Le danger de cette notion est qu’elle offre prise aux néolibéraux qui estiment que le meilleur moyen d’économiser une ressource rare est de marchandiser son utilisation, ce qui stimule l’investissement privé pour son entretien et sa conservation (« l’économie verte »).
La diffusion des nouvelles technologie d’information et de communication,
Internet et les réseaux sociaux ont accéléré et réduit les coûts de la communication entre organisations militantes géographiquement distantes. Ils ont contribué à la formation d’espaces où des narrations alternatives de la mondialisation se construisent, où une opinion publique critique se développe, qui échappent aux logiques marchandes et étatiques. Les nouvelles technologies accélèrent la circulation internationale de modèles de mobilisation, à l’instar des « indignés », avec le risque néanmoins de créer un marché concurrentiel de causes dominé par les préférences des publics les plus connectés (au Nord).
CADRES NATIONAUX, RÉACTIONS CONSERVATRICES ET DÉPHASAGES MILITANTS
La primauté du cadre politique national.
Au Sud en particulier, l’horizon politique des acteurs sociaux demeure largement national. Et à raison, car les contextes postcoloniaux sont dominés par des structures sociales particulièrement inégalitaires, qui se reproduisent à travers des systèmes politiques nationaux autoritaires, clientélistes, oligarchiques. Ce sont ces élites politiques nationales qui sont le relais de la mondialisation dans leur pays, qui en privatisent les bénéfices et en socialisent les coûts, notamment environnementaux. Si les printemps arabes ont été favorisés par la mondialisation, par le biais de la désindustrialisation et des crises alimentaires, c’est contre les régimes nationaux - les « pinochets arabes » - qu’il se sont d’abord tournés.
La montée des populismes réactionnaires et nationalistes
La mondialisation est régulièrement vécue comme invasion de l’autre, dont il s’agirait de se protéger. Ne nous leurrons pas, les principaux mouvements sociaux ne sont pas nécessairement des mouvements progressistes. « Populaire » n’équivaut pas à « de gauche », comme le montrent entre autres l’importance du vote des groupes défavorisés pour le Front national en France ou Trump aux États-Unis, l’ancrage social des mouvements islamiques contre les réformes des codes de la famille au Maroc ou au Mali, la prolifération des églises pentecôtistes au Brésil et en Afrique (qui professent le salut individuel sanctionné par la prospérité matérielle) ou encore le nationalisme hindou antimusulman en Inde. En comprimant les ressources publiques, le néolibéralisme a créé les conditions d’une concurrence entre communautés pour l’accès à ces dernières. Le grand enjeu pour les forces progressistes est de contrer ces lectures simplistes en démontant de manière pédagogique les mécanismes créateurs de précarité à l’échelle internationale.
Les déphasages entre luttes contre le néolibéralisme
Les décalages dans les cycles de luttes, les oppositions idéologiques et les concurrences entre structures militantes, notamment syndicales, constituent autant d’obstacles dans la constitution de fronts. Un clivage idéologique majeur dans la lutte contre la mondialisation néolibérale oppose les organisations qui défendent une réforme de la mondialisation économique à travers la mondialisation politique (produire des normes internationales progressistes, des mécanismes mondiaux de redistribution) et celles qui privilégient la contestation de la mondialisation à travers la consolidation des espaces de souveraineté nationale (la « démondialisation »).
Une autre opposition déterminante, notamment en Amérique latine, met aux prise les partisans d’un néo-développementalisme à caractère extractiviste permettant de générer de la croissance et de financer des politiques sociales, avec les défenseurs d’un (post-)développement basé sur la dévolution de pouvoir aux communautés locales en matière de gestion des ressources naturelles. Enfin, soulignons que pour bien des militants d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, la mondialisation est le dernier visage de l’impérialisme du Nord, qui impose ses entreprises, ses normes et ses solutions. Une vision tiers-mondiste néanmoins bousculée par la présence de plus en plus massive dans les pays les plus pauvres des multinationales brésiliennes, sud-africaines, chinoises...
Notes d’un exposé donné lors de la journée de formation « Pluralité de mobilisations et convergence des luttes » du Centre d’Information et d’Éducation Populaire (CIEP) du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) belge francophone le 24 février 2017 à Louvain-la-Neuve.
François Polet