La crise américaine s’est, en quelque sorte, dédoublée. Elle chemine désormais sur deux sentiers, parallèles mais reliés entre eux : la crise financière s’est amplifiée, la crise réelle s’est installée. La crise financière demeure motrice, dans une spirale animée par l’éclatement de la bulle immobilière. Par un effet « domino », les ménages qui ne peuvent faire face aux échéances font chuter les organismes prêteurs, qui tirent à leur suite les banques qui les ont financés, lesquelles, à leur tour, entraînent dans la glissade les grands organismes de refinancement. Il est du plus haut intérêt de noter que les crédits subprimes ne sont plus les seuls concernés, et que la gamme des créances douteuses s’est élargie, concernant maintenant de nouvelles catégories de la population, plus aisées. Nombre de banques américaines ont voulu prendre leurs précautions, en transformant les crédits hypothécaires, qu’elles ont accordés, en titres de créances, qu’elles ont vendus. Elles ont ainsi évité une concentration dangereuse dans leur bilan, mais le risque a été disséminé dans toute l’économie nationale, voire internationale : les milliards et milliards de créances douteuses n’ont pas disparu, ils sont logés quelque part, mais où ? La méfiance est devenue universelle. Deux types de crise menacent alors les banques : une crise de liquidités, qui va s’amplifiant, ce qui contraint les banques centrales à des interventions massives, qui n’ont toujours pas cessé ; une crise de rentabilité, car les dépréciations liées à la crise immobilière viennent en déduction des profits, ou se traduisent par des pertes nettes.
En cascade
Trois étapes ont ainsi été successivement franchies. La première a été la chute de certains organismes de prêts hypothécaires, tels que New Century Financial ou American Home Mortgage. La deuxième, avec les lourdes pertes enregistrées par les grandes banques mondiales, a montré que la structure même de l’appareil financier était atteinte : en 2007, ces banques ont déclaré 150 milliards de dollars de dépréciations avec, en tête, des monstres tels que les Américains Citigroup et Merrill Lynch ou le Suisse UBS. La banque d’affaires américaine Bear Stearns vient d’inaugurer la troisième étape, celle des faillites. Fondée il y a 85 ans, elle était l’un des joyaux de Wall Street. Elle a sombré en un week-end (15 et 16 mars), rachetée par la banque JP Morgan à un prix dérisoire. Une action Bear Stearns atteignait 170 dollars il y a un an, elle valait encore 30 dollars vendredi 14 mars, elle a été achetée 10 dollars par JP Morgan. Bear Stearns ne pouvait plus faire face à ses obligations vis-à-vis de ses créanciers : elle disposait pourtant de 33 milliards de dollars de titres adossés à des emprunts hypothécaires, mais de tels titres ne peuvent plus être mobilisés pour obtenir des liquidités et ils sont devenus quasiment invendables. Les banques refusant désormais de se prêter les unes aux autres (ou le faisant à des taux prohibitifs), Bear Stearns était aux abois.
L’effet principal de la crise financière est la restriction des crédits : prenant peur, les banques (même celles qui ne sont pas directement menacées) ferment le robinet. Le lien est ainsi établi entre la crise financière et la crise réelle, engagée sur une trajectoire de récession : le rationnement du crédit frappe durement les entreprises américaines, mais surtout les ménages, qu’il s’agisse des crédits hypothécaires ou de ceux destinés à la consommation. Une telle politique pèse particulièrement lourd sur des ménages habitués à consommer à crédit. N’oublions pas l’effet richesse, qui postule un impact négatif sur la consommation de la baisse de la valeur du logement, surtout pour des ménages qui « adossent » souvent leurs divers crédits sur la valeur de leur maison. Or, la consommation des ménages occupe une place exceptionnelle aux États-Unis (70 % du PIB). Autant d’effets qui s’ajoutent aux désastres déjà en cours dans les secteurs de la construction et de la finance.
Détournement de fonds
Au-delà, trois points sont dans la balance. Le premier est l’avenir de la relation euro/dollar et la menace d’un krach de la monnaie américaine, alimentée par le déficit abyssal des comptes extérieurs. Le second est le risque d’une chute en cascade d’investisseurs institutionnels (fonds d’investissement, fonds de pension, etc.) qui ont bâti autant de pyramides reposant sur la pointe, à l’équilibre fragile et, pour certains, ont beaucoup investi dans l’hypothécaire. Un important fonds du groupe américain Carlyle a déjà fait faillite, début mars. Enfin, troisième point : quel sera l’impact d’une éventuelle récession américaine sur les zones d’émergence, en particulier sur la Chine ? Peut-on s’attendre à un krach chinois ? Impossible de le savoir, mais le danger existe ; il a d’ailleurs été récemment reconnu par les autorités chinoises.
Face à la montée des périls, la banque centrale américaine, la Fed, a tenté de réagir, en abaissant en catastrophe (les 16 et 18 mars) ses taux directeurs, ceux auxquels elle accepte de financer l’économie et les banques. Depuis l’été 2007, de nombreuses baisses de taux sont intervenues, sans succès. Ce qui se comprend : comment inciter les ménages à s’endetter, alors qu’ils sont déjà pris à la gorge par leur surendettement ? Comment convaincre les banques de prêter, alors qu’elles se sentent directement menacées et veulent, par-dessus tout, « être liquides » ? Mais, du côté des autorités, le véritable changement tient moins aux baisses drastiques de taux qu’à un interventionnisme croissant. Sortant totalement de son rôle, la Fed n’a pas hésité – pour faciliter l’opération de rachat de Bear Stearns par JP Morgan – à se porter garante, pour 29 milliards de dollars d’actifs, de la première de ces banques, opération jugée trop risquée par la seconde. Un mouvement proprement scandaleux se dessine ainsi, où l’on voit les institutions, banques centrales, États, voler au secours des capitalistes, aux frais des travailleurs ! Déjà, il y a quelques semaines, le gouvernement travailliste anglais avait nationalisé la banque en faillite Northern Rock, faisant couvrir par les contribuables les conséquences d’une gestion désastreuse.
Lors d’une récente conférence, le secrétaire général de l’Organisation de développement et de coopération économiques (OCDE), Angel Gurria, et le patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, n’ont pas seulement soutenu l’opération Bear Stearns, ils ont appelé à l’étendre, le social-libéral DSK estimant même tranquillement que « la collectivité dans son ensemble était amenée à prendre en charge » le coût de la stabilisation du secteur financier. Privatisation des profits, mais nationalisation des pertes, telle est la devise cynique, au moment même où l’on refuse aux travailleurs toute augmentation des salaires. Quel que soit le pays, pas un sou ne doit être détourné des fonds publics pour sauver la mise des spéculateurs ! La crise n’est pas celle de la « collectivité », mais celle du capital. À lui d’en payer le prix.