Phnom Penh, 31 mars 2008
Je suis, pour le moment, loin de France, mais tellement proche par le
cœur et par la pensée. D’excellents amis s’emploient chaque jour à
m’envoyer informations et documents. Je reçois aussi très
régulièrement des courriels qui m’expriment des opinions et
sollicitent la mienne. Je suis intervenu dans des échanges sur
l’avenir de la gauche de gauche. Le moment me semble venu de
synthétiser mon point de vue.
D’abord, je voudrais revenir sur 2006, l’année de l’espérance
fracassée, ce qui implique de ma part la reconnaissance de certaines
erreurs d’analyse :
1. Les 125 propositions. Ce n’était pas un projet de société ; ce
n’était même pas un programme présidentiel ; c’était tout au plus un
catalogue d’intentions pour un programme gouvernemental. Ces
propositions contenaient des incohérences nées d’une volonté de
concilier des points de vue relevant de conceptions très éloignées de
la fonction de l’économie dans la société. Une réponse identique aux
problèmes posés par les finalités de la production et de l’échange
n’existait pas.
Il faut en tirer une leçon qui ne me semble pas assez présente dans
les débats d’aujourd’hui : on ne peut rassembler au-delà d’une même
vision globale du futur. Rassembler sur un projet qui se contente
d’être « antilibéral » ou « anticapitaliste », c’est-à-dire un projet
qui se limite à exprimer des rejets fussent-ils partagés, ne fournit
pas le lien fort nécessaire pour bâtir une coalition porteuse d’une
espérance commune. Rassembler sur une utopie ’ pour les uns
l’autogestion, pour d’autres la décroissance, pour d’autres encore
l’écologie, chacune présentée comme la réponse à tout ’ ne peut
davantage suffire, car un projet de société, même visionnaire, doit
rester crédible.
2. Les relations avec le PS. Au sein du collectif national, nous
étions profondément divisés sur notre perception du PS. Certains
partageaient avec un certain nombre de ceux qui militent
courageusement au sein du PS la conviction que le PS pouvait modifier
son orientation néolibérale et qu’un nouveau rapport de forces à
gauche y contribuerait ; d’autres, dont j’étais (j’avais adressé une
lettre ouverte aux socialistes du « non » après le congrès du Mans et
sa synthèse inacceptable), développaient la théorie dite des deux
gauches. Ce sont les premiers qui l’ont emporté. Or, la suite a
confirmé et même accentué la dérive néolibérale massive du PS avec la
candidature de Ségolène Royal, les ralliements qu’elle a suscités y
compris de la part d’anciens ténors PS du « non », l’orientation du
programme du parti et de sa candidate et ses appels au Modem. Il faut
tirer les conséquences de cette évolution. Il ne peut y avoir de
rassemblement d’une gauche de gauche en dehors d’un constat non
équivoque : le PS comme tel n’est pas un partenaire pour la
transformation sociale.
3. La question du pouvoir. Toute notre démarche (voir le document
stratégique) reposait sur un postulat : nous nous battons pour le
pouvoir, nous entendons gouverner. Nous avons entretenu l’illusion
jusqu’en décembre 2006 que c’était à portée de main. Je crois que ce
fut une erreur majeure. Ce fut une erreur parce que cela ne reposait
que sur un acte de foi. Je crois aux vertus mobilisatrices du
volontarisme. Mais à partir d’un minimum d’éléments concrets. Il est
certain qu’une candidature unique de la gauche de gauche aurait fait
l’évènement et aurait créé un nouveau rapport de forces à gauche.
C’était une erreur de croire et de faire croire que nous pouvions nous
substituer au PS comme premier parti à gauche. Nous avons cultivé
cette illusion en nous appuyant sur les résultats du référendum et sur
la place du « non » de gauche dans ce résultat. Je crois aujourd’hui
que nous avons commis une erreur et que le « non » de droite était
plus important que ce que nous avons cru et affirmé. Ce qui signifie
que notre candidat(e) unique n’aurait pas pu espérer l’emporter. Et
qu’aux législatives, dans le meilleur des cas, nous n’aurions été en
position que de négocier une participation gouvernementale. Ce qui
signifiait en fait la reconduction de la gauche plurielle. Nous avions
indiqué que nous refuserions cette perspective, mais il était
manifeste que ce n’était la position ni du PCF, ni même de certains «
altermondialistes » comme la suite des évènements l’a mis en évidence.
Il y avait dans nos rangs des gens et des structures prêts à
collaborer avec le PS. Nous n’aurions donc été, dans l’hypothèse la
plus favorable, que l’élément d’appoint du PS et alors se serait
immédiatement posée la question des concessions à faire, c’est-à-dire
la question de notre capacité à conduire vers une réelle
transformation sociale. Reconnaissons aujourd’hui que la direction de
la LCR avait quelques raisons de douter de notre capacité à faire
fléchir le PS. Nous avons perdu le soutien de la LCR parce que nous
avons cessé avec le document « Ambitions et stratégies » d’être
crédibles sur nos ambitions et notre capacité à les réaliser.
C’est la leçon que je tire aujourd’hui : une ambition crédible doit
être triple :
– nous devons être les porteurs d’un projet pour une autre société
– nous devons être la force qui se crée autour des luttes à la fois de
résistance au capitalisme et d’alternative à ses pratiques
– nous devons construire une force en capacité d’influencer : nous ne
devons pas lutter pour le pouvoir, nous devons lutter pour avoir du
pouvoir, c’est-à-dire de l’influence ; une influence telle qu’elle
force les autres à changer.
Cette triple ambition nécessite un outil approprié :nous devons créer
un nouveau sujet politique.
C’est qui « nous » ? Pour faire court, je dirai les acteurs possibles
de la gauche du non.
Passons-les en revue. Mais avant souvenons-nous que la campagne
référendaire, c’est-à-dire l’action à la base de militants venus de
tous les horizons (partis politiques, syndicats, mouvements,
associations, ONG, y compris de femmes et d’homme ayant renoncé à
militer dans un parti et d’autres n’ayant jamais milité du tout), a
provoqué le plus formidable débat politique en France comme on n’en
avait plus connu depuis Mai 1968. Je suis de ceux qui pensent que
cette réappropriation du politique par les citoyennes et les citoyens
n’a pas encore produit tous ses effets.
Même si certains de ces effets sont déjà observables. Le monolithisme
des partis à la gauche du PS a vécu. Une nébuleuse de sympathisants de
thèses alternatives (Alternatifs, Altermondialistes, Décroissants,’)
est apparue au sein de laquelle des aspirations variées se manifestent.
Il y a donc bien eu un ébranlement. On en a vu des traces : lors du
premier tour de l’élection présidentielle, des PCF unitaires et des
LCR unitaires ont fait campagne pour d’autres candidats que celle ou
celui de leur parti. Lors du premier tour des élections municipales,
des alliances en tous genres se sont constituées, certaines dans la
cohérence du rejet du système, d’autres dans la cohérence du maintien
du système.
Qu’est-ce qui émerge aujourd’hui ?
– Du PCF, rien pour le moment, en dehors de propos
incantatoires en faveur de l’unité de toute la gauche du non, propos
partagés par des cartels de personnalités comme « Maintenant à gauche
» ou ce qui reste du Collectif national du 29 mai. Une unité de cette
ampleur est en fait impossible, comme 2006 nous en a fourni la
démonstration. On ne rassemble pas des contraires sur un projet pour
l’avenir.
– De la LCR, la décision de transformer le parti en un
nouveau parti anticapitaliste.
– Du côté des « Alter », la recherche improbable d’une
structuration incertaine de gens dont la plupart ne se retrouvent que
pour manifester haut et fort ce qui les différencie.
Bref, j’ai le sentiment que sur le champ de ruines que je décrivais
dans ma note du 15 juin 2007 (« Pour une gauche nouvelle ») la
reconstruction n’a pas encore vraiment commencé. J’avais alors espéré
que la gauche nouvelle que j’appelais de mes v’ux puisse naître du
rassemblement des « Alter », riches de la variété de leurs idées, de
leur désintéressement et de leur lucidité. J’avais invité à ce que se
multiplient des réunions pour penser un projet de société et des
nouvelles manières d’agir ensemble dans l’espace publique. Même si le
manifeste de La Louvesc est un beau texte, force m’est de constater
qu’il n’a pas mis fin aux divisions des « Alter » engagés dans un
processus hallucinant de scissiparité qui confirme les analyses de
Bourdieu. Sans parler de toutes celles et tous ceux qui se sont
retirés dès 2006, dégoûtés par nos impuissances cumulées.
Triste tableau. Et pourtant. Pourtant, il y a une initiative
concrète : celle de la LCR. Elle est la seule. Quel accueil faut-il
lui réserver ?
J’observe que ceux qui ne conçoivent que des cartels d’appareils l’ont
d’emblée descendue en flammes. Le numéro dePolitisdu 24 janvier en
offre une spectaculaire démonstration. J’observe aussi le ni-ni d’une
partie des « Alter » (ni le PCF-ni la LCR). Quelle ironie de
l’Histoire que de voir ceux qui ne conçoivent l’action politique qu’au
travers de négociations d’états-majors et ceux qui récusent les
appareils devenir, comme disent les marxistes, des alliés objectifs !
Le ni-ni d’une partie des « Alter » ne débouche que sur l’impasse de
l’éparpillement dans l’addition des sectarismes. Restons lucides sur
ce qu’ont été le PCF et la LCR et sur ce qu’ils sont aujourd’hui, mais
surmontons nos ranc’urs et nos déceptions de 2006/2007 (et je n’ai pas
manqué d’exprimer les miennes) et voyons quelles sont les possibilités
concrètes de construire un nouveau sujet politique. Et avec qui.
Je considère comme positif qu’un des partis de la gauche du non se
remette en question et ouvre des perspectives nouvelles. Bien entendu,
ce qui se prépare suscite des interrogations et même, chez certains,
de la méfiance. Bien entendu, cette initiative appelle à tout le moins
qu’on en débatte. Mais voyons là un fait nouveau. Car, c’est trop rare
à gauche qu’un parti décide de se transformer.
Jusqu’à quel point ? C’est bien là toute la question. Mais je me
refuse à faire partie de ceux qui d’emblée écartent une initiative
parce qu’elle n’entre pas dans les schémas qu’eux veulent rendre
incontournables. Pourquoi décider immédiatement que ce n’est qu’un
ravalement de façade ? Au nom de quoi affirmer que la LCR ne modifiera
pas ses pratiques internes ? Pourquoi décréter dès maintenant qu’il ne
s’agit que d’un subterfuge ?
Peut-être est-ce tout cela. Peut-être. Mais avant de l’affirmer ne
conviendrait-il pas de vérifier ? Pourquoi ne pas tester la LCR sur
l’ampleur des changements qu’elle annonce ?
Nous nous prétendons cartésiens, nous disons ne vouloir affirmer que
ce que nous avons démontré. Il serait temps de conformer nos attitudes
aux principes que nous claironnons.
Je ne propose pas de dire d’emblée oui à la LCR. Mais je me refuse à
dire non, dès à présent. Je propose de discuter avec elle pour
vérifier ses intentions et savoir jusqu’où elles vont. En gardant
toute ma liberté. Et ma proposition n’empêche en aucune façon les
Alter de poursuivre leurs tentatives de s’organiser, s’ils sont enfin
capables de surmonter leur individualisme exacerbé, leur sectarisme,
leur propension à couper les cheveux en quatre.
Je ne veux pas prendre le risque de rater un nouveau rendez-vous avec
l’Histoire. Parce que, et c’est cela qui m’angoisse par-dessus tout,
nous sommes confrontés à une double urgence : l’urgence sociale et
l’urgence écologique. Ceux qui ne possèdent que leur force de travail
sont de plus en plus nombreux à sombrer dans la pauvreté ; les
agressions contre notre cadre de vie et la planète toute entière sont
chaque jour plus nombreuses et annoncent des catastrophes majeures.
Deux évolutions qui trouvent une même origine :le système capitaliste.
Il détruit des vies et il détruit la vie.Ainsi doivent nécessairement
se rejoindre les sensibilités sociales et les sensibilités
écologiques. Nous n’avons pas l’éternité devant nous. Il ne s’agit
pas, bien entendu, de se précipiter et de bâcler ce qui demande
réflexions et débats. Mais il ne peut être question de passer par
pertes et profits les souffrances humaines qui s’accumulent et les
déséquilibrent écologiques qui s’accélèrent au prétexte qu’il faut
prendre tout son temps pour construire un nouveau sujet politique. Si
’ ET SEULEMENT SI - la mutation de la LCR offre une vraie opportunité,
il faut la saisir.
Et qu’est-ce que ça coûte de dialoguer avec la LCR ? Serions-nous
devenus des politiciens traditionnels que ne veulent jamais prendre le
risque de dire « nous nous sommes trompés » ? Rejoignons-nous la
cohorte des infaillibles de droite et de gauche dont les erreurs
cumulées font nos malheurs ? En outre, en quoi serait-ce une erreur
que d’entamer un dialogue même s’il n’aboutit pas à une conclusion
positive ?
Ce n’est pas ma conception de la politique de rester pétrifié dans des
certitudes quand il s’agit de modalités et non de principes. Or, à mes
yeux, un parti n’est qu’un outil, un instrument pour réaliser des
objectifs. C’est un moyen pour réaliser un projet. Pas une fin en soi.
J’ai une série de questions à poser aux dirigeants de la LCR sur le
projet politique, sur les modalités de son élaboration et de son
approbation, sur la manière dont elle va prendre en compte les
différentes cultures politiques des militants qu’elle souhaite
rassembler et sur le mode de fonctionnement de la nouvelle formation
politique. J’observerai aussi la suite du processus qu’elle a
enclenché en son sein. Et, d’ici à la fin de l’année, en toute
liberté, en pleine connaissance de cause, après avoir débattu avec le
plus grand nombre, je prendrai attitude. J’ignore aujourd’hui ce
qu’elle sera. Chacun peut en faire autant.
Il ne suffit pas de proclamer qu’on veut faire de la politique
autrement. Il faut se comporter en conséquence. Il ne suffit pas
d’appeler à l’unité. Il faut tenter concrètement de la faire. Et ne
pas avoir peur d’aller au charbon.
Raoul Marc JENNAR
Militant et chercheur altermondialiste