Vingt neuf ans après la révolution de 1979, la République islamique continue de marquer l’Iran d’une empreinte brutale et réactionnaire. Malgré l’élimination physique de toutes les oppositions au régime, les reculs imposés aux femmes et à la jeunesse, la répression systématique dont font l’objet les luttes ouvrières, le sort tragique des minorités nationales ou des homosexuels, la dictature des mollahs n’a pu éteindre la contestation qui s’exprime de manière multiforme. Pour qui s’intéresse à la situation iranienne, les fermetures de journaux et la répression des intellectuels ou de la jeunesse étudiante ne sont pas totalement inconnus. La résistance réelle et quotidienne des femmes iraniennes peut paraître plus abstraite, car leurs mobilisations sont peu relatées. Quant aux luttes ouvrières, elles sont complètement passées sous silence. Pourtant, bien que partielles et circonscrites par la violence de la répression, ces résistances sont loin d’être anecdotiques. Elles renforcent la perte de légitimité de la République islamique.
Trois facteurs fondamentaux contribuent à l’effritement de la base sociale traditionnelle du régime. D’abord, la corruption généralisée au sommet de l’État et du clergé accentue le désenchantement de la grande majorité de la population. Ensuite, la mollahrchie s’est montrée incapable de répondre aux aspirations élémentaires de ceux que Khomeiny appelait les mostazafin (« les déshérités »). Enfin, les contradictions entre le carcan religieux réactionnaire et les aspirations légitimes de la population ne cessent de s’accroître.
Les fondations omniprésentes
La corruption n’a jamais été aussi forte. Depuis l’instauration de la République islamique, diverses fondations (bonyad) ont vu le jour. Certaines d’entre elles font parties des plus grandes entités économiques du Moyen-Orient. Dans la foulée de la révolution, elles se sont approprié une grande partie des entreprises, des terres, des bâtiments et d’autres biens privés confisqués. Ces fondations appartiennent à de hauts dirigeants du régime islamique, et elles contrôlent des pans entiers de l’activité économique du pays : textile, industrie chimique, industrie alimentaire, sociétés de transport, import-export, agriculture, hôtellerie de luxe pour touristes, agences de voyage, pistes de ski pour la jeunesse dorée… pas grand-chose ne leur échappe.
Selon certaines estimations, ces structures monopolistiques contrôleraient plus de 40 % du PIB. Elles bénéficient d’un statut à part, qui leur permet de se soustraire au contrôle de l’État et à toute imposition. Elles sont uniquement « responsables » devant le Guide de la révolution, qui en nomme les directeurs. Ces fondations influent fortement sur les politiques menées, y compris sur la politique étrangère. Lorsque la presse occidentale parle de conflits idéologiques au sein du sérail, cela se résume souvent à des divergences d’intérêts entre fondations et dignitaires du régime.
Par le biais de leurs activités caritatives, ces fondations constituent également des organes de redistribution clientéliste de la rente pétrolière. Ainsi, la République islamique évite les risques d’une explosion sociale d’ampleur, et elle s’assure le soutien d’une partie non négligeable de la population. À commencer par les salariés des secteurs contrôlés et leurs familles, ou encore les miliciens des Bassidjis et des Pasdarans (les Gardiens de la révolution), dont les dirigeants se trouvent à la tête de fondations comme celle du Sepah.
Détournement de la manne pétrolière, marché noir, privatisations : nombre de dirigeants du régime se sont enrichis considérablement. Ainsi, selon le magazine Forbes, Hashemi Rafsandjani (ex-président de la République) et sa famille ont mis la main sur le quart des richesses du pays. Les hauts dignitaires iraniens se sont réparti les parts de marché. La famille Rafsandjani contrôle le pétrole, les ventes d’armes ou de pistaches, alors que l’ayatollah Djannati (président du conseil des Gardiens de la Constitution) a fait main basse sur le sucre. Quant à la drogue et au marché des cosmétiques, ils sont la chasse gardée des Pasdarans. Les avoirs en devises et en or de la République islamique d’Iran sont placés sur des comptes nominatifs dans les banques des pays riches. Ils s’élèvent à plus de 40 milliards de dollars.
Plus largement, les pétrodollars garantissent la pérennisation d’un État rentier. L’augmentation du prix du baril a permis à la République islamique d’opter pour le statu quo. L’économie est, depuis le début des années 1980, orientée vers le secteur de la distribution, tournant le dos à la production et à toute politique d’industrialisation. Cela s’explique notamment par la proximité historique entre la grande bourgeoisie commerçante du bazar et le clergé au pouvoir. Même le secteur pétrolier se trouve dépourvu des investissements nécessaires. Véritable puissance énergétique et deuxième producteur de l’Opep, l’Iran est néanmoins obligé, faute de capacité de raffinage, d’importer 40 % de sa consommation d’essence. La chute annuelle de la production pétrolière iranienne est évaluée entre 5 % et 10 %.
Rien n’est fait pour lutter contre le chômage, l’inflation galopante ou la spéculation immobilière, qui prive de nombreux Iraniens de l’accès à un logement digne de ce nom. Quant au secteur informel et au marché noir, ils sont organisés par les diverses factions dirigeantes. Plus de 12 millions d’Iraniens (sur 70 millions) vivent sous le seuil de pauvreté. Les bidonvilles, au sud de Téhéran, ne cessent de s’étendre. Le sous-prolétariat urbain, qui constitue pourtant une classe d’appui importante du clergé, a vu ses conditions de vie se détériorer. Maintenue à dessein dans la misère et la dépendance à l’égard des mosquées et des réseaux caritatifs contrôlés par l’État et financés par la rente pétrolière, une fraction de ce sous-prolétariat fait office « d’hommes de main » du régime. Cette frange est régulièrement mobilisée pour les cérémonies officielles et religieuses ou pour faire le coup de poing contre les étudiants, les femmes – lors des rassemblements à l’occasion du 8 Mars –, ou encore contre les travailleurs qui tentent de manifester le 1er Mai.
Luttes réprimées
Cependant, la majorité des « déshérités » est en proie aux désenchantements et aux frustrations de toute sorte. L’inflation atteint les 30 %, alors que les salaires ne suivent pas. Régulièrement, les travailleurs se mobilisent, affrontant les « conseils ouvriers islamistes » ou les « maisons du travail », véritables antennes du régime à l’intérieur des entreprises, chargées de dénoncer les meneurs et d’empêcher les luttes. Le droit de se syndiquer librement n’existe pas. Cela a fait l’objet d’une lutte emblématique des salariés des transports en commun de Téhéran (Vahed) lors de l’hiver 2005-2006. Cette mobilisation, réprimée, a débuté sur la revendication d’une hausse de salaire et elle s’est étendue sur plusieurs mois. Le régime n’a pas hésité à incarcérer les dirigeants de la grève et à bloquer les comptes bancaires des chauffeurs de bus. Si la mobilisation qui s’en est suivie a permis de libérer les travailleurs emprisonnés, ceux-ci ont perdu leur emploi et subissent toujours la pression du pouvoir.
Mais cette lutte emblématique a fait des émules. L’été dernier, les enseignants ont mené une lutte importante pour les salaires. Depuis quelques mois, des salariés du secteur privé manifestent dans différentes régions du pays pour réclamer des hausses de salaires ou, tout simplement, leurs salaires impayés. Les questions du pouvoir d’achat et du chômage, qui touche 40% de la population, sont explosives. Les jeunes – notamment les jeunes diplômés – sont encore plus durement frappés par la précarité et le chômage.
Particulièrement sensible à l’absence d’avenir et aux frustrations, la jeunesse étudiante est l’un des fers de lance de la contestation. 65 % des Iraniens ont moins de 25 ans et, pour la plupart, ils se trouvent – par le biais notamment d’Internet, des chaînes satellitaires ou des produits importés – exposés aux modes et influences extérieures. Comme ailleurs, la jeunesse iranienne aspire à la liberté, au loisir et à un certain niveau de consommation.
À la suite des diverses mobilisations de ces derniers mois, nombre de dirigeants du mouvement étudiant croupissent en prison. Actuellement, une campagne pour leur libération est menée autour des mères des étudiants emprisonnés. Bastion de la contestation lors de la révolution de 1979, la jeunesse étudiante iranienne a beaucoup changé, notamment par l’instauration de quotas pour les enfants de familles pauvres. Véritable chair à canon du régime lors de la guerre contre l’Irak, entre 1980 et 1988, le pouvoir a, en lui permettant d’accéder aux études supérieures, « remercié » cette frange de la population qui constitue une part importante de sa base sociale. C’était aussi une manière pour la République islamique de contrôler davantage les universités dont elle s’est toujours méfiée.
Ironie de l’histoire, ce sont les jeunes issus des classes moyennes et des couches les plus pauvres des universités qui sont les plus mobilisés aujourd’hui. Bien sûr, la situation complexe ne permet pas réellement le développement d’organisations indépendantes et, parfois, derrière une manifestation appelée par les structures étudiantes officielles, se cachent des jeux d’influence entre courants au pouvoir. Cependant, les mobilisations étudiantes échappent globalement au contrôle du régime.
Autre élément majeur, malgré une politique violente et réactionnaire à l’égard des femmes, l’université s’est féminisée de manière importante. Ainsi, plus de 50 % des étudiants sont des femmes. Cette évolution notable touche également le marché du travail. Alors que la République islamique a tout fait, sur le plan juridique et culturel, pour cantonner les femmes au rôle de mère et d’épouse, le résultat a été totalement inverse.
En quête de légitimité
L’accroissement des difficultés économiques et sociales a poussé massivement les femmes vers le monde du travail. L’urbanisation et le coût exorbitant des logements dans les grandes villes ont eu pour effet de faire reculer l’âge du mariage, qui est en moyenne de 25 ans pour les femmes et de 28 ans pour les hommes. L’accès au savoir et à la vie active a profondément modifié la place des femmes dans la société iranienne, accentuant ainsi les contradictions avec le carcan réactionnaire que le pouvoir impose. La législation religieuse, profondément patriarcale, ne reconnaît pas l’égalité des sexes, fait du divorce une prérogative du mari, en lui laissant tous les droits. De plus, elle rend possible, même si cela devient de plus en plus marginal, les mariages arrangés et la polygamie. Les arrestations arbitraires, les tortures et les mauvais traitements infligés aux femmes, notamment à celles qui militent en faveur des droits des femmes, ne les empêchent pas de lutter et d’arracher quelques avancées. C’est ainsi que l’interdiction de la pratique du sport faite aux femmes a été levée ou que, malgré toutes les tentatives désespérées d’Ahmadinejad, les femmes ont même obtenu un assouplissement des règles vestimentaires.
Cependant, ces résistances du quotidien ne doivent pas faire oublier l’essentiel, car la République islamique n’est pas un régime comme les autres. La récente pendaison de quatorze personnes le rappelle : les évaluations oscillent entre 20 et 30 exécutions par mois. En forte perte de légitimité à l’intérieur du pays, la mollahrchie utilise la crise internationale, la terreur politique et la rente pétrolière pour affirmer son pouvoir. Plus que jamais, celles et ceux qui résistent ont besoin de notre soutien actif. Pour se défaire de la République islamique, le peuple iranien n’a rien à attendre des grandes puissances, il ne compte que sur sa propre force et sur une solidarité internationale concrète de toutes les forces progressistes.