L’objectif affirmé du mouvement ouvrier révolutionnaire a toujours été l’établissement du pouvoir des travailleurs, mais cette formule algébrique résonne toujours du bilan du siècle.
Car elle nous ramène évidemment au bilan des expériences révolutionnaires, et notamment l’expérience russe, mais aussi l’ensemble des autres expériences chinoises, cubaines…
Et souvent désormais un trait est tiré entre les locutions « pouvoir des travailleurs », « dictature du prolétariat » et « dictature du parti ». Pour aller vite et de manière sommaire, l’idée se repend assez largement, parmi les marxistes, que le ver apparaît dès lors que l’on veut remplacer les institutions et le système démocratique hérités de la république bourgeoise (le système parlementaire fondé sur le suffrage universel) par des structures issues d’une crise révolutionnaire (conseils, comités…) qui seraient en fait le terreau des systèmes bureaucratiques, autoritaires, dictatoriaux, imposant, sans aucun contrôle démocratique, le pouvoir d’un parti ou pire de quelques, voire d’un seul, dirigeants de ce parti.
Repartir du début
Notre objectif est l’émancipation des travailleurs, et la construction d’une société débarrassée de l’exploitation et de l’oppression.
L’aspiration démocratique se manifeste aujourd’hui dans de nombreux pays du monde par deux comportements apparemment contradictoire :
– le désintérêt croissant pour les consultations électorales ;
– l’exigence de masse d’un contrôle à la fois sur les décisions prises à l’échelle internationale et sur celles concernant la vie quotidienne dans le quartier, la ville, l’entreprise.
Nous soutenons évidemment cette exigence démocratique, tout en expliquant qu’elle ne peut réellement se réaliser qu’en changeant les règles de la société, en supprimant le pouvoir des capitalistes qui, s’affranchissant eux, de tout contrôle populaire, décident de l’emploi ou du chômage, de la destruction de l’environnement, des guerres meurtrières…
En un mot le lien est substantiel entre démocratie et rapport de propriété. Et cela, à plusieurs niveaux :
– D’abord pour un problème de pouvoir, évidemment. La démocratie c’est le pouvoir du peuple. Ce pouvoir du peuple ne peut exister si la société reconnaît le droit d’une infime minorité de propriétaires des usines, des entreprises, de décider des questions économiques et sociales fondamentales, comme par exemple la part des revenus versés aux producteurs, la quantité de richesses réservée aux retraités, à la santé, au logement, etc… mais aussi des moyens de transport développés, du type de routes ou de réseau ferré, de source d’énergie… Aujourd’hui, ces questions fondamentales sont tranchées de facto par les propriétaires de moyens de productions, et ceci afin de maximiser leurs profits.
L’enjeu central de la lutte révolutionnaire est donc évidemment d’abolir cette propriété privée des moyens de production pour faire de ceux-ci une propriété collective. « Collective » est un terme assez vaste pour qu’il mérite ensuite d’être explicité, mais ce besoin d’explicitation nécessaire n’enlève rien au besoin, bien explicite lui, de supprimer totalement la propriété privée des moyens de production, ce qui veut dire, en pratique, la suppression de la classe capitaliste, comme, pendant un temps, la Révolution française avait aboli la noblesse, non pas par la suppression physique des nobles, mais par l’abolition de tous les privilèges dont ils disposaient et par l’abolition d’un régime, d’un système social qui était fondé sur ces droits. De même, il ne peut y avoir renversement du capitalisme que si à la fois la propriété privée des moyens de production est supprimée, mais aussi si l’Etat fondé sur ces rapports de propriété disparaît lui aussi.
– La seconde question est évidemment celle du salariat. Le salariat est directement lié à cette dictature des propriétaires des moyens de production, et l’entreprise est bien le lieu, où à côté de la fiction de la république égalitaire, apparaît la réalité des rapports de production et donc des rapports sociaux de classe. C’est le propriétaire, le capitaliste qui extorque la plus-value, partie de la richesse produite par les producteurs, mais qui impose aussi les conditions de travail, le salaire, l’emploi ou le chômage. L’abolition du salariat est donc un acte concret du processus révolutionnaire, mais un acte qui semble plus difficile à appréhender.
La leçon le plus souvent tirée de l’expérience russe est que la bureaucratie a « confisqué » le pouvoir des travailleurs, instauré le pouvoir monolithique du Parti communiste, supprimé le pluripartisme et supprimé aussi le débat et la démocratie au sein du parti. C’est notamment sur cette confiscation du pouvoir politique qu’a insisté l’Opposition de gauche et le courant trotskiste.
Mais la leçon fondamentale, parfois estompée par l’analyse traditionnelle de l’URSS comme Etat ouvrier dégénéré est bien que le salariat et l’exploitation n’ont de fait jamais disparu en URSS. Aussi collectivisation ou nationalisation des moyens de production n’amènent pas en tant que tels la modification de la structure de classe des rapports de production, comme le notait justement Castoriadis en 1960 : « on ne peut se borner à dire que la propriété appartient à la « nation » sans essayer de voir quel groupe ou catégorie sociale joue effectivement le rôle de cette « nation », est dépositaire en fait du pouvoir économique, dispose donc des moyens de production et du produit social…Le prolétariat russe est soumis au rapport du salariat comme le prolétariat occidental ; il ne dispose pas des produits de son travail, il ne dispose pas de sa propre activité, il vend contre une somme fixe, son temps, sa vie et sa force à la bureaucratie qui en dispose comme elle l’entend ».
Démocratie et rapports de production
Aussi est-il impossible de dissocier la question de la démocratie de celle des rapports de production et tout simplement donc de celle de l’abolition de l’exploitation.
Quand Marx parlait de dictature du prolétariat, au-delà des perversions de l’utilisation de ce terme, il parlait justement de la suppression de cette coupure entre la dictature de la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production et donc réels détenteurs du pouvoir politique, et la république qui, toute démocratique soit-elle dans l’énoncé de ses droits, se ramène à peu de chose en terme de pouvoir réel.
La question de la démocratie doit donc pour nous se poser à plusieurs niveaux :
Notre obsession, notre recherche d’élaboration la plus importante doit concerner l’abolition du salariat, en ce qu’il représente de soumission, d’aliénation pour la classe ouvrière. Cela ne veut évidemment pas dire que les rapports d’oppression se résument à la contradiction capital-travail, mais c’est bien cette contradiction qui verrouille les rapports sociaux.
En ce sens parler de prise de pouvoir par la classe ouvrière a toujours un sens concret, parce qu’il s’agit évidemment de prise de pouvoir politique tout autant qu’économique et que là est le maillon essentiel pour permettre une réelle auto-émancipation et l’avènement d’une réelle démocratie.
Pour parler plus concrètement, revenons un instant à ce que dit Yves Salesse dans son livre Réformes et Révolution (p.38 et suivantes) dans lequel il expose une thèse aujourd’hui largement partagée.
Y.S. reconnaît sans conteste le rôle, la dynamique des formes d’auto-organisation dont se dotent les salariés, d’une manière ou d’une autre lors des crises révolutionnaires. Et il tire un constat historiquement réel :
« Les conseils permettent une forme supérieure de démocratie, parce qu’ils embrassent de larges masses dans l’action politique et l’exercice du pouvoir, qu’ils combattent l’atomisation et permettent un contrôle plus étroit des élis. Cela justifie qu’ils deviennent l’organe du pouvoir. Mais pour autant que ces conditions sont réunies. Elles le sont tant que dure la mobilisation. Si celle-ci décline ou cesse, de forme supérieure de la démocratie les conseils deviennent forme inférieure… On peut refuser de prendre en compte le problème en répétant : « il faut tout faire pour que la mobilisation se maintienne ». Certes, il faut tout faire. Mais il faut aussi s’instruire de l’expérience qu’elle ne se maintient pas. La mobilisation sociale et politique sera fluctuante tant que le travail obligé prendra une part importante du temps de vie, que subsisteront les difficultés matérielles et que la division sociale du travail pèsera non seulement directement, concrètement mais aussi psychologiquement. Bref, tant que la société n’aura pas profondément et durablement évolué. Faute d’une mobilisation maintenue, les conseils se rétréciront et se bureaucratiseront. »
Dès lors le schéma démocratique proposé — qui suppose évidemment la collectivisation des moyens de production — est celui de « d’une forme parlementaire issue du suffrage universel ».
Y.S. insiste sur la précarité de la mobilisation, en dehors des périodes révolutionnaires. D’où vient cette précarité ? Dans une grève, une expérience de reprise de production, de double pouvoir, la leçon est toujours la même : des organes démocratiques de pouvoir se maintiennent tant qu’ils ont du pouvoir et que ceux et celles qui composent ces organes considèrent qu’ils ont ce pouvoir. La décrépitude se pose toujours à deux niveaux : lorsque l’organisation de la production maintient les travailleurs dans leur statut de salariés, et lorsque, comme en régime capitaliste, libéral ou d’état, ils redeviennent en fait de simples vendeurs de main d’œuvre, coupés de la maîtrise des moyens de production. Cela est vrai au niveau des structures démocratiques dans les entreprises, cela est vrai aussi pour les structures démocratiques locales, gérant la vie sociale d’une ville ou d’un quartier, lorsqu’en fait c’est le pouvoir central ou les partis qui exercent le pouvoir réel.
C’est bien ce maillon démocratique fondamental qui, lorsqu’il saute, ramène sur le chemin de l’échec.
Démocratie et question sociale
Aussi dans un processus révolutionnaire ayant la volonté d’abolir l’exploitation et de construire une société démocratique fondée sur la satisfaction des besoins sociaux, la question clef est bien évidemment celle de savoir qui exerce réellement le pouvoir.
Lénine dans son ouvrage, souvent qualifié de libertaire, L’Etat et la révolution, trace cette perspective d’un pouvoir fondé sur les conseils. Mais la pratique ultérieure, reprenant d’ailleurs les positions antérieures du parti bolchevik, fut de construire un pouvoir politique vertical dans lequel conseils ouvriers et paysans, comités d’usines furent de fait soumis à la politique élaborée centralement, et répercutée par le parti, supprimant, de fait, le pouvoir des comités d’usine et des soviets.
Dans un processus révolutionnaire, il ne s’agit pas en général de « décider » la mise sur pied de structures d’auto-organisation. Par contre, la volonté de les maintenir comme centre d’un pouvoir démocratique exige justement de ne pas les soumettre à un système de délégation de pouvoir, aussi « démocratiquement élu » soit-il. Il serait naïf de penser que cette main-mise par en haut ne serait que le fait des partis politiques, des technocrates, formés intellectuellement, rompus à l’exercice du pouvoir. Il vient également de l’aliénation subie par les salariés, dans le travail, mais aussi dans la vie sociale et politique où ils sont habituellement coupés de tout mécanisme de décisions, mais aussi souvent convaincus que cela doit être le fait de gens « compétents ».
Le processus révolutionnaire rompt cette aliénation et ouvre de nouvelles portes. Il faut veiller à les laisser ouvertes.
Par des chemins qui peuvent sembler inverses, les idées avancées par Antoine Artous dans plusieurs articles de Critique communiste ou plus fondamentalement dans son livre Marx, l’Etat et la politique me semblent poser, elles aussi, problème. Il avance l’idée d’un « pouvoir public », fondé sur la citoyenneté individuelle et le suffrage universel qui serait à même, dans un Etat débarrassé de l’exploitation capitaliste, de représenter un système réellement démocratique. En fait un point fort de sa critique des positions de Marx et d’Engels porte sur le « dépérissement de l’Etat » et la fameuse phrase d’Engels dans l’Anti-Dühring expliquant qu’après le renversement du capitalisme « le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations. » Le reproche fait est une vision un peu simpliste par laquelle, une fois débarrassée de la tutelle du capital, la gestion de la production ne serait plus qu’une question somme toute technique. La critique est juste et du fait que l’organisation de la production dans une société industrielle a largement dépassé le stade artisanal, il est évident que « l’administration de choses et la direction des opérations » est une tâche éminemment politique qui justement peut être la base d’un nouveau système oppresseur dans lequel, une nouvelle fois, les producteurs restent en fait dépossédés du pouvoir au profit « d’experts ».
Antoine Artous en déduit le besoin, justement, de ne pas se bercer de l’idée du dépérissement de l’Etat, mais au contraire d’organiser un Etat politique séparé, démocratique, basé sur la citoyenneté, évitant de laisser « se cristalliser des couches sociales qui génèrent non seulement des rapports de domination, mais des formes de contrôle d’une partie du surproduit social ». De ce rôle de l’Etat politique, il déduit le maintien d’une stricte séparation entre la société civile (qui n’est plus bourgeoise) et un Etat politique qui n’est plus « une abstraction politique », mais la base d’une réelle démocratie. Mais en avançant ces idées, Antoine Artous écarte toute idée d’une citoyenneté assise sur des structures démocratiques rassemblant les producteurs, organisées dans les entreprises. Ce type de citoyenneté ayant le tort, selon lui, de fixer l’individu, non pas comme citoyen individuel mais à partir de son statut social. Mais l’émancipation sociale impose justement que le producteur ne soit pas citoyen que lorsqu’il franchit les portes de son lieu de travail. Une réelle construction d’une démocratie par en bas qui remette en cause l’aliénation du salariat impose de ne pas voir comme seule forme stable et garantie de démocratie celle de la délégation de pouvoir, la plus démocratique soit-elle avec le pluripartisme et la garantie du suffrage universel. Car dans ce cas, l’ensemble de la mécanique de l’aliénation reprend sa place et ceux qui exercent réellement le pouvoir sont ceux (et rarement celles) qui, avant même la révolution, avaient déjà ce pouvoir, cette habitude, cette connaissance, les salariés demeurant seulement les arbitres consultés épisodiquement sur les choix à faire.
Car, évidemment, en système capitaliste, seules les couches sociales intellectuelles ou les politiques professionnels sont suffisamment dégagés des contraintes et du rythme de vie du travail salarié pour pouvoir réellement se consacrer à la gestion des affaires. L’enjeu d’une révolution est d’abord de changer cette réalité.
La démocratie réelle n’est pas celle des partis, mais celle exercée au quotidien par l’ensemble de la population. L’ensemble de la population tant il est vrai que, une fois supprimée la propriété privée des moyens de production, est supprimée la racine de l’inégalité sociale de la société capitaliste. Dès lors, une citoyenneté qui s’attache à prendre en compte le statut social de l’individu, celui de producteur, et permette que cette citoyenneté s’exerce collectivement d’abord sur le lieu de travail est un puissant facteur d’émancipation et de prise en compte de toutes les questions de la société, dans et hors l’entreprise.
Avoir comme programme la généralisation des structures de pouvoir dans les entreprises, les quartiers et les localités, gérant à leur niveau la vie économique et sociale est donc fondamental pour tout processus de transformation démocratique.
Cela n’a rien évidemment d’un projet clef en main. Car de nombreuses tensions, contradictions ne sont pas réglées par ces principes. Il y a de nombreuses contradictions dans des débats concernant le développement, voire le maintien de telle ou telle activité économique (AZF ou Métaleurop montrent les points de vue contradictoire au sein des salariés, entre salariés et riverains,…), de réseaux de transports… La question est de savoir si tous les intéressés règlent entre eux ces conflits majeurs, y compris par des processus référendaires des populations concernées, où si la logique à l’œuvre est celle de la décision prise centralement par des institutions compétentes.
Il y a aussi des questions d’organisation de la vie sociale et de l’activité économique qui doivent être réglées à un niveau régional ou national, donc évidemment avec un système de représentation démocratique imposant une délégation de pouvoir importante. Mais sur toutes ces questions, l’erreur serait de considérer a priori que le système de décision le plus démocratique serait naturellement de confier ces questions à des assemblées composées de députés politiques professionnels ou à des instances de technocrates. Des assemblées nationales élues sur une question précise, des assemblées de représentants de structures locales et d’entreprises peuvent être des formes bien plus démocratiques.
Cela ne règle évidemment pas la nécessité qu’existe, dans tous les cas, un « garde-fou » permettant, par le suffrage universel individuel, à tous les niveaux, d’éviter une main-mise bureaucratique.
Notre vision d’un processus de changement social ne doit pas se résumer à une collectivisation étatique des moyens de production, supprimant par le haut la coupure entre l’économique et le politique, maintenant de fait l’exercice du pouvoir dans les mains des couches sociales à même de remplir ce rôle et aux responsables et élus des partis politiques. Elle doit au contraire avoir une vision du socialisme « par en bas », construisant un pouvoir démocratique qui donne d’abord aux salariés, aux habitants, la maîtrise des choix qui déterminent leur vie. Les mécanismes de délégation doivent d’abord être le fait de la centralisation démocratique de ces structures, et non de représentation partidaire par un vote individuel pour des députés. C’est là la base d’un réel exercice démocratique du pouvoir, dont les décisions doivent, il faut sûrement le répéter, pouvoir être en permanence soumises au suffrage universel à l’échelon nécessaire (local, régional ou national).
« Le maintien de la mobilisation » des structures populaires de base ne doit donc pas relever d’un volontarisme voué à l’échec, mais de la pérennité de l’exercice réel du pouvoir qui impose d’abord, évidemment, que les conditions de vie, de travail, des producteurs et des productrices leur permettent réellement de se dégager des contraintes auxquelles ils et elles (encore plus !) sont soumises dans notre société pour leur permettre d’exercer réellement ce pouvoir. Cela concerne évidemment le temps passé à la production, les transports, l’habitat, les équipements collectifs. Ce changement de mode de vie n’est donc pas l’aboutissement heureux d’un processus de transformation sociale mais le point de départ de cette transformation, sans lequel la démocratie resterait encore une citoyenneté rêvée.