La guerre à Gaza nous engage. Comme monde, comme pays, comme communauté, comme individu. De la même manière que le 11-Septembre a touché « l’inconscient géopolitique de tous les vivants », selon l’expression du philosophe Jacques Derrida, le massacre du 7 octobre 2023, perpétré de sang-froid par le Hamas, a déchiré l’espace-temps dans lequel nous vivons, engendrant un cycle monstrueux de représailles israéliennes. Le
En six mois, plus de 33 000 Palestiniennes et Palestiniens ont péri à Gaza. Les bombardements israéliens et les tirs de snipers fauchent les vies de manière indiscriminée. Rafah, où des centaines de milliers de familles ont trouvé refuge, vit sous la menace d’une offensive, la famine se répand ainsi que le chaos. L’enclave est transformée en champ de ruines. Une histoire, une culture, une mémoire sont en train de disparaître sous nos yeux. Ce qui était annoncé comme une guerre contre le Hamas devient une guerre contre un peuple.
Les enfants, les réfugié·es, les humanitaires, les malades : en l’absence de but de guerre réaliste, aucune limite ne semble plus arrêter Israël dans la spirale du pire. « Au temps des ténèbres, chantera-t-on encore ? Oui, on chantera le chant des ténèbres », écrivait Bertold Brecht dans ses Poèmes de Svendborg en 1939.
Un jeune garçon pleure la mort d’un proche à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 1er avril 2024. © Photo Khaled Omar / Xinhua / Sipa
En écho, dans les années 1970, le poète palestinien Mahmoud Darwich prédisait déjà un sombre avenir à Gaza, tout en insistant sur sa combattivité : « Affamée, elle refuse, dispersée, elle refuse, embarbelée, elle refuse, mise à mort, elle refuse », écrivait-il dans « Silence pour Gaza », extrait de sa Chronique de la tristesse ordinaire.
Six mois après le début du conflit, il est temps de nous interroger brutalement : que faisons-nous pour empêcher la catastrophe ? Si cette guerre, un jour, prend fin, pourrons-nous faire face à notre conscience ?
Des faits et du sens
À ces questions abyssales, Mediapart, comme journal, répond avec les seules armes à sa disposition : des mots, des faits et du sens. Dès le 7 octobre, nous nous sommes mobilisé·es collectivement pour démêler le vrai du faux, par-delà les propagandes militaires. Avec nos reportages, nos enquêtes et nos analyses, nous avons raconté le traumatisme des Israélien·nes et la dérive mortifère de leurs gouvernants ; la duplicité meurtrière du Hamas, les crimes de guerre de Tsahal et le dépérissement des Palestinien·nes ; la complicité des puissances occidentales, l’hypocrisie des pays arabes et l’impuissance du droit international.
Nous avons documenté le contexte historique d’oppression coloniale et les répercussions géopolitiques d’un déchirement qui recompose les lignes de fracture mondiales. Nous avons valorisé la parole des habitant·es en première ligne et de celles et ceux qui, face au précipice, persistent à élaborer des pistes de sortie politiques.
En tant que journalistes, nous avons dénoncé le black-out imposé par Israël qui interdit aux reporters étrangers d’entrer à Gaza, au détriment de la liberté d’information. Nous avons apporté notre soutien à nos consœurs et confrères palestiniens, dont nous refusons qu’elles et ils meurent caméra à l’épaule.
Dès les premières heures du conflit, nos abonné·es ont dit, dans les colonnes du Club du journal, leur stupéfaction, leur désarroi, leur colère, leur rage. Ils et elles ont tenté d’y voir clair et de se raccrocher à la pensée. Lieu unique d’échange et de dialogue, notre espace participatif s’est transformé en caisse de résonance des conversations du monde. Pour en saisir la vitalité, nous avons rassemblé dans un ebook à paraître aujourd’hui les contributions à la fois les plus percutantes et les plus sensibles (à lire ici et là en PDF).
Comme les journalistes de la rédaction, nos blogueurs et blogueuses ont cheminé et cherché à éviter les pièges tendus par les forces armées en présence, en se plaçant à distance critique de leurs narratifs. Car là était l’écueil principal. Comment ne pas entendre la terreur d’un peuple (israélien) meurtri par la perte de civils et convaincu d’affronter un risque existentiel ? Comment ne pas comprendre un peuple (palestinien) en train d’être rayé de la carte, révolté par des décennies de sujétion et d’enfermement ? Comment ne pas voir que les responsabilités sont partagées, y compris par la communauté internationale, mais que la démission de Benyamin Nétanyahou est une condition sine qua non pour empêcher que soit commis l’irréparable ?
Alors que nous avons tenté d’embrasser la complexité des enjeux, le débat public français s’est immédiatement fourvoyé dans une alternative toxique : d’un côté, refuser de qualifier de « terroristes » les massacres du Hamas et rappeler le contexte colonial dans lequel ils ont été perpétrés vous identifiait comme suppôt du Mal ; de l’autre, refuser de saluer la « résistance » palestinienne et l’« héroïsme » du Hamas vous transformait en « allié objectif » de l’occupant.
Entre bataille rangée et tétanie, les positions se sont rigidifiées et exaltées. La polarisation essentialiste qui s’est ensuivie a fini par abolir la pensée au point que le monde « savant » des chercheurs et universitaires s’est retrouvé freiné dans son expression, voire réduit au silence.
Ce clivage factice et dangereux, Emmanuel Macron a contribué à le créer. Plutôt que de rassembler et d’apaiser, comme il aurait dû le faire, le président de la République a semé les graines de la division en soutenant beaucoup trop longtemps Israël, au nom du ralliement occidental à la guerre contre le terrorisme. Les vieilles plaies françaises, jamais vraiment refermées, se sont aussitôt rouvertes, donnant libre cours aux discours et actes antisémites et islamophobes.
Comble d’une sinistre ironie, le Rassemblement national a profité de ce terrain vicié en s’érigeant en rempart à la haine des juifs.
Une femme et son enfant au milieu des décombres de l’hôpital Al-Shifa à Gaza après le retrait de l’armée israélienne le 1er avril 2024. © Photo AFP
Cinq mois après le début des hostilités – qui durent en réalité depuis des décennies –, le ministre français des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, a continué de flétrir l’image de notre pays, en s’affichant, tout sourire et toute honte bue, aux côtés du premier ministre israélien, alors qu’à cette date la CIJ avait déjà ordonné à Tel-Aviv de prendre « toutes les mesures en son pouvoir » pour empêcher un génocide. Tandis que certains pays, dont le Canada, ont décidé un embargo sur les ventes d’armes à Israël, la France continue de louvoyer.
La boussole du droit international
Il est pourtant urgent que de la politique émerge dans les interstices de ce débat public pourri pour bloquer l’engrenage de la vengeance, contrer les logiques de terreur et construire des rapports de force pour imaginer des stratégies, des alternatives et des solutions.
Cela implique de s’entendre au préalable sur quelques principes : malgré la dissymétrie structurelle entre un occupant et un dominé, la fin ne justifie pas les moyens et une cause ne peut être considérée comme émancipatrice lorsqu’elle soutient une organisation recourant au crime, a fortiori au crime de masse. Dans le même temps, rien ne prévaut sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans les frontières reconnues par le droit international.
Or celui-ci est est sans ambiguïté du côté de la Palestine. Et systématiquement bafoué par Israël. Depuis 1967, de multiples résolutions de l’ONU condamnent fermement la colonisation des territoires occupés. On ne peut que déplorer, près de soixante ans plus tard, qu’elles n’aient jamais stoppé les visées belliqueuses d’un État aujourd’hui dirigé par des fanatiques d’extrême droite et, surtout, qu’elles n’aient jamais trouvé le moindre écho en termes de sanctions de la part de la communauté internationale. Comme l’ont montré les actions menées contre la Russie, des mesures contraignantes de délégitimation étaient pourtant envisageables.
À cet égard, la responsabilité des puissances occidentales, États-Unis en tête, mais aussi des supposés alliés arabes, est gigantesque. L’« exigence » aussi tardive que poussive d’un cessez-le-feu, obtenue de haute lutte le 25 mars par le Conseil de sécurité de l’ONU, n’y changera rien : la résolution de l’instance la plus importante de la gouvernance mondiale restera lettre morte tant que Washington continuera de soutenir militairement Israël. Or l’administration Biden n’est pas prête à un revirement, comme en témoigne l’approbation, le jour même du vote à New York, de la livraison de plusieurs milliards de dollars de bombes et d’avions de combat.
Le président américain vient, certes, de taper du poing sur la table, obtenant l’ouverture d’accès humanitaires, mais y voir un tournant paraît plus que prématuré. Quant aux négociations diplomatiques à Doha et au Caire, elles s’enlisent et semblent, jusqu’à preuve du contraire, incapables de faire taire les armes, donnant plutôt le sentiment d’une indicible passivité.
Alors que faire ? Compter sur les sociétés civiles pour peser de tout leur poids en faveur d’un cessez-le-feu immédiat et de la libération des otages. À la suite de l’Espagne, la reconnaissance par les pays occidentaux de l’État palestinien constituerait une avancée majeure, comme le souligne l’écrivain Elias Sanbar, dans un ouvrage, La Dernière Guerre ?, à paraître dans la collection « Tracts » de Gallimard.
De puissantes mobilisations partout dans le monde sont plus que jamais nécessaires pour faire bouger des dirigeants qui, s’ils ont perdu la boussole du droit international, restent sensibles aux reconfigurations électorales découlant de leurs positionnements. En ne nous opposant pas au désastre en cours, nous en devenons complices à notre corps défendant.
Des destins mêlés
Rien ne permettra toutefois d’échapper au chaos sans les premiers concernés : le destin politique de ces deux peuples leur appartient en priorité. Malgré l’intensité du choc du 7 octobre 2023 et des prises d’otages, il est indispensable que les Israélien·nes prennent la mesure de la politique suicidaire menée en leur nom par Benyamin Nétanyahou, qui ne poursuit la guerre que pour se sauver lui-même.
L’actuel gouvernement met en danger leur vie, à court, moyen et long terme, en nourrissant, plutôt qu’en détruisant, les potentialités du Hamas, qui ne peut que prospérer sous les bombes. En comprenant qu’il en va de leur sécurité et de leur humanité, eux seuls sont à même de faire suffisamment pression sur leurs gouvernants pour les contraindre à respecter le droit international et à renoncer aux politiques d’implantations illégales et de blocus. Les manifestations de ces derniers jours pour la libération des otages et la démission du premier ministre, ainsi que les appels à des élections législatives anticipées, sont un signe, aussi fragile soit-il, qu’un réveil est possible.
Un sursaut israélien est une nécessité pour qu’un jour, les Palestiniens, une fois qu’ils n’auront plus à se préoccuper de leur survie, admettent, à leur tour, que le Hamas les a conduits au pire. Des voix critiques, y compris dans l’enclave, se font d’ores et déjà entendre. L’égalité, a fortiori sur un territoire où la mécanique de l’apartheid est profondément ancrée, ne se décrète pas, mais l’exemple sud-africain rappelle qu’à force de volonté politique, ce qui apparaissait insoluble peut se dénouer. Mettre fin au cycle de la violence suppose d’en passer par la reconnaissance mutuelle de leur existence légitime, préalable incontournable à la construction d’une architecture porteuse de paix, qu’elle prenne la forme d’un État binational, de deux États ou d’un État fédéral.
À nous, en tant que citoyen·nes européen·nes, de nous tenir aux côtés des Palestinien·nes et des Israélien·nes qui, en lutte contre l’extrémisme de leurs dirigeants, cherchent à sortir de cette « nuit venue », selon le titre d’un film de Jean Genet qui ne verra jamais le jour, évoqué dans une récente exposition à l’Institut du monde arabe, « Ce que la Palestine apporte au monde ». Dans les pages de Mediapart, comme dans le Club, nous continuerons inlassablement à faire entendre ces voix qui inventent des possibles pour construire leur avenir, forcément tissé des histoires passées et présentes des un·es et des autres.
Carine Fouteau