25 mars 2024 | tiré de Canadian Dimension | Photo : Boris Kagarlitzki (deuxième à partir de la droite) comparaît lors d’une audience de son procès. Photo avec l’aimable autorisation de TASS.
https://canadiandimension.com/articles/view/leftists-worldwide-rally-around-boris-kagarlitsky-call-for-liberation-of-all-russian-anti-war-political-prisoners
Boris Kagarlitsky, intellectuel et dissident russe de renom, publiera un nouveau livre ce mois-ci chez Pluto Press. Intitulé The Long Retreat : Strategies to Reverse the Decline of the Left, il aborde des questions épineuses : pourquoi la gauche est elle aussi faible historiquement au niveau mondial et que faire. Au grand dam de ses nombreux amis et camarades du monde entier, Kagarlitsky ne fêtera pas le lancement du livre avec eux, car il est actuellement incarcéré dans une prison russe pour son opposition à l’invasion russe de l’Ukraine.
Il a d’abord été arrêté par le Service fédéral de sécurité (FSB) en juillet 2023 sous l’accusation ridicule de « justification du terrorisme » pour des remarques désinvoltes et humoristiques qu’il avait faites en ligne neuf mois plus tôt à propos de l’explosion d’une bombe par les forces ukrainiennes sur un pont en Crimée. « Malheureusement, le Léviathan n’a pas le sens de l’humour », a ironisé Kagarlitsky dans un article écrit pour Portside après sa libération quelque peu inattendue six mois plus tard, assortie d’une amende, d’une interdiction d’enseigner et de diverses restrictions à sa liberté d’expression. Les procureurs, pour leur part, ont rapidement démontré leur sinistre détermination à réprimer le fauteur de troubles. Arguant que la peine de Kagarlitsky était « injuste en raison de sa trop grande clémence », ils ont fait appel devant un tribunal militaire russe en février, affirmant faussement qu’il n’avait pas coopéré avec le tribunal ni payé l’amende initiale. Le 13 février 2024, ce tribunal fantoche l’a reconnu coupable et l’a condamné à cinq ans d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire.
À la suite de ce jugement bidon, la famille, les amis et les connaissances en Russie et dans le monde entier se sont rassemblés, comme ils l’avaient fait après sa précédente arrestation, et ont lancé une campagne de solidarité internationale appelant à la libération de Kagarlitsky et de tous les prisonniers politiques russes. L’un des principaux outils de cette campagne est une pétition qui a été traduite dans près de 20 langues, dont le russe et l’ukrainien. Les signataires constituent la « crème » de la gauche mondiale, incluant des personnalités aussi connues que l’ancien leader du Parti travailliste britannique Jeremy Corbyn, l’autrice Naomi Klein, le leader de La France Insoumise Jean-Luc Mélenchon, l’économiste Yanis Varoufakis et le philosophe Slavoj Žižek, ainsi que des dirigeantEs et des représentantEs éluEs de partis de gauche et progressistes, de même que des milliers d’intellectuels et de militantEs du Nord et du Sud, de l’Australie à l’Argentine, du Royaume-Uni à l’Afrique du Sud, et de l’Allemagne au Brésil, sans oublier de Moscou à Kiev. La pétition a recueilli plus de 13 500 signatures dans 45 pays depuis son lancement à la mi-mars.
Au Canada, des personnalités aussi connues que Judy Rebick, Greg Albo et Sam Gindin ont déjà apposé leur signature , tandis qu’au Québec, le leader parlementaire de Québec Solidaire Gabriel Nadeau Dubois a également signé la pétition, tout comme Jan Simpson, la présidente nationale du Syndicat des Travailleurs et Travailleuses des Postes, qui représente plus de 60 000 travailleurs et travailleuses.
L’objectif de la campagne de solidarité internationale avec Boris Kagarlitsky est de lancer un appel aux forces de gauche et démocratiques à travers le monde afin d’exiger l’arrêt de la campagne de Poutine visant à réduire au silence les voix qui en Russie, non seulement s’opposent à la guerre en Ukraine, mais rapportent également les graves problèmes qui s’accumulent en Russie à la suite de cette guerre. Comme le souligne la déclaration de la campagne, « sans l’attention de la communauté internationale, les prisonniers politiques russes opposés à la guerre seront laissés seuls face à un gouvernement qui les condamne non seulement à l’emprisonnement, mais aussi à la possibilité de la mort ». Les conditions de vie dans les centres de détention et les colonies pénitentiaires russes sont inférieures aux normes et représentent un danger pour la santé des prisonniers, comme Kagarlitsky en a déjà fait l’expérience lors de son précédent séjour à la prison de Syktyvkar, dans la République des Komis.
Une dissidence qui ne se dément pas
Bien entendu, ce n’est pas la première fois que Kagarlitsky est arrêté et emprisonné ; ce n’est même pas la première fois qu’il est arrêté alors qu’un nouveau livre se profile à l’horizon. Alors Rédacteur en chef du journal samizdat Levy Povorot (Left Turn) de 1978 à 1982, il a été arrêté sous la direction de Youri Andropov pour « activités antisoviétiques » quelques jours seulement après avoir achevé le manuscrit de son livre sur les intellectuels soviétiques, qui a été traduit en anglais et publié en 1988 sous le titre The Thinking Reed (Le roseau qui pense). L’ouvrage a été internationalement acclamé et a remporté le prix Deutscher Memorial, décerné chaque année pour des écrits exceptionnels à propos ou de tradition marxiste. L’année passée en prison en 1982 n’a pas réussi à étouffer ni son engagement en faveur de la justice et de la démocratie socialiste, ni son courage. Il a été arrêté une nouvelle fois en 1993 pour son opposition au coup d’État de Boris Eltsine et tabassé par les forces de sécurité de ce dernier.
Quelque trente ans plus tard, Kagarlitsky est redevenu une cible de l’État russe. En 2021, il a passé dix jours en détention administrative pour avoir incité la population à protester contre les élections frauduleuses à la Douma d’État, qui avaient conféré une large victoire au parti au pouvoir, Russie Unie, que Poutine a aidé à fonder et qui lui restait fidèle. Mais c’est la condamnation publique par Kagarlitsky de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 qui a réellement provoqué l’ire du régime. En tant que fondateur et rédacteur en chef de Rabkor ( Correspondant ouvrier), un site web et une chaîne YouTube de gauche, il avait pris publiquement, avec les autres membres de l’équipe de Rabkor, une position très ferme contre la guerre. Au nom de Rabkor, il avait signé une résolution adoptée par la « Table ronde des forces de gauche contre la guerre », qui dénonçait l’invasion comme l’expression des « ambitions malsaines en matière de politique étrangère d’un cercle restreint de personnes à la tête du pays, et comme un moyen de détourner l’attention des échecs du gouvernement russe en matière de politique intérieure ».
Kagarlitsky a d’abord été puni en étant qualifié d’« agent étranger », une tactique déployée aussi contre des dizaines de médias indépendants, de journalistes, d’artistes et d’organisations nationales et étrangères de toutes sortes jugées hostiles aux intérêts du Kremlin. Mais il a refusé d’être réduit au silence et des représailles plus sévères étaient à prévoir.
Le politologue et sociologue russe Grigory Yudin est membre du comité de solidarité internationale de Boris Kagarlitsky. Il connaît, pour l’avoir subie , la brutalité que le régime réserve aux dissidents. Le 24 février 2022, il avait participé à une manifestation contre l’invasion de l’Ukraine et avait été battu par la police jusqu’à en perdre connaissance. Dans une interview récente, il faisait remarquer que « le prix de la protestation en Russie est de plus en plus élevé ».
Interrogé sur la campagne de solidarité avec Kagarlitsky, Yudin m’a dit que : « Boris est à la fois un penseur important et un militant courageux qui, par sa personne, révèle la cruauté du régime néolibéral peut-être le plus brutal de la planète à l’heure actuelle. Humilié, stigmatisé par l’État comme ‘extrémiste’ et ‘agent étranger’ (l’équivalent russe de ‘traître’), condamné à cinq ans de prison à l’âge de 65 ans et jeté dans une cellule surpeuplée, il demeure fidèle à ses principes et à ses convictions ».
« Se battre pour sa liberté est une opportunité importante pour la gauche mondiale dans cette terrible guerre qui fait rage en Europe et qui menace de s’intensifier », a poursuivi Yudin. « Si nous parvenons à libérer Boris, nous aurons des moyens de pression pour arrêter cette guerre et façonner l’ordre mondial d’après-guerre dans l’intérêt des peuples, et non des élites guerrières. Il s’agit clairement d’une situation d’unification de la gauche mondiale qui est sous le choc, à la fois fragmentée et désorientée par cette guerre impériale ».
Il faut noter que bien qu’il ait été un critique ferme et courageux de la guerre, Kagarlitsky n’est pas une figure incontestée de la gauche en ce qui a trait à l’évolution de ses opinions sur les relations entre la Russie et l’Ukraine. De nombreux Ukrainiens de gauche, par exemple, se méfient de Kagarlitsky en raison de son soutien antérieur à la présence russe à Donetsk, Luhansk et en Crimée, bien qu’ils se félicitent de son opposition à l’invasion massive en cours et reconnaissent l’importance d’un mouvement anti-guerre russe pour contrecarrer les ambitions de Poutine. Andrej Movchan en est un bon exemple. Dans son article pour Open Democracy, il appelle à la solidarité internationale avec Kagarlitsky malgré le soutien antérieur de ce dernier à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et aux mouvements séparatistes pro-russes au Donbass, ce que Movchan reconnaît comme procédant de l’opinion de Kagarlitsky selon laquelle il y avait des éléments progressistes ‘anti-impérialistes’ à l’œuvre dans cette région. Movchan poursuit en reconnaissant que « Kagarlitsky a peut-être un jour soutenu des sections de la gauche patriotique russe qui aspirent à l’expansion territoriale. Mais aucun autre personnage de gauche aussi connu n’a fait plus pour inculquer à des milliers de Russes une vision compréhensible : le régime de Poutine est criminel, l’invasion de l’Ukraine est criminelle, rien ne la justifie et il faut s’y opposer ».
Kagarlitsky a également des détracteurs parmi ceux qui, à gauche, lui reprochent, entre autres, d’avoir sous-estimé le rôle des États-Unis et de l’OTAN dans la précipitation du conflit actuel.
Cependant, quelles que soient les divergences d’opinion avec Kagarlitsky qui peuvent persister dans certains milieux, l’ensemble de l’opinion de gauche s’accorde à dire qu’il est une victime de la campagne impitoyable de répression politique déclenchée par Vladimir Poutine pour calmer et étouffer l’opposition à la guerre – une campagne qui s’intensifie à mesure que l’appétit du public russe pour le conflit diminue.
Persécution croissante des militants et militantes pacifistes et critiques du Kremlin
Bien entendu, Kagarlitsky est loin d’être le seul à être emprisonné pour des délits de pensée et d’expression. Selon l’ONG russe de défense des droits de la personne OVD-Info, entre le 24 février 2022 et le 22 janvier 2024, 19 850 personnes ont été placées en détention pour avoir pris position contre la guerre. En 2023, OVD-Info a également signalé une augmentation du nombre de peines de prison infligées à des manifestants et des manifestantes anti-guerre, ainsi qu’une augmentation de la peine moyenne pour les cas d’opposition à la guerre, qui est passée de 36 mois en 2022 à 77 mois en 2023.
En tant que principal vecteur de critique de la guerre et, plus généralement, de ‘l’autocratie néolibérale’ de Poutine (pour reprendre les termes de Kagarlitsky), la gauche en Russie est soumise à une répression sans précédent. De nombreuses organisations ont été fermées et des militants et militantes ont été emprisonnéEs pour divers motifs fallacieux.
Comme le souligne un éditorial sur le site du parti EuropeanLeft, il est "évident que les accusations criminelles contre Boris Kagarlitsky constituent une attaque contre l’ensemble du mouvement de gauche ». Mais comme le rappelle un pamphlet publié en russe et en français par un groupe d’émigrés politiques russes et les rédacteurs de la Tribune des Travailleurs en France, les grands médias se sont concentrés presque exclusivement sur Alexeï Navalny et divers critiques libéraux du régime de Poutine, ignorant essentiellement les nombreux intellectuels et activistes de gauche qui ont fait l’objet d’une répression sévère.
Ils soulignent que « Tout citoyen se revendiquant de positions politiques progressistes, les militants, les travailleurs, les syndicalistes sont persécutés par le régime de Poutine, de même qu’il persécute certains militants de l’opposition bourgeoise et des partisans d’un ‘ capitalisme à l’occidentale’ » (ma traduction).
Outre Kagarlitsky, la brochure présente plusieurs autres prisonniers et prisonnières politiques, tels que le mathématicien anarchiste Azat Miftakhov, qui a été accusé de ‘hooliganisme’ pour avoir brisé une fenêtre dans un bureau local du parti Russie Unie et condamné à une peine de six ans qu’il a purgée dans une colonie pénitentiaire. Miftakhov a ensuite été arrêté à nouveau et accusé de ‘justifier le terrorisme’ pour des commentaires qu’il aurait faits à des codétenus. Le 28 mars 2024, il a été emprisonné pour une nouvelle période de quatre ans.
Une autre des nombreuses dissidentes persécutées est l’artiste et musicienne Aleksandra (Sasha) Skochilenko, qui a protesté contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie sur les médias sociaux, par le biais de la musique ‘Jams for Peace’, et en remplaçant les étiquettes de prix des supermarchés par des autocollants contenant des informations sur ce que l’armée russe faisait à Marioupol. Skochilenko a été arrêtée en avril 2022 et accusée, en vertu de l’article 207.3 du Code pénal, d’avoir sciemment diffusé de fausses informations sur l’utilisation des forces armées de la Fédération de Russie. Elle a été condamnée à sept ans d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire.
Il y a aussi Darya Polyudova, fondatrice du mouvement Résistance de gauche et critique du Kremlin, qui s’est ouvertement opposée à la guerre contre l’Ukraine et à l’annexion de la Crimée. Elle a d’abord gouté à la répression de l’État en raison de son soutien aux mouvements d’indépendance régionale en 2014, lorsqu’elle a été condamnée à deux ans dans une colonie pénitentiaire pour ‘incitation publique au séparatisme’. Elle a été de nouveau arrêtée en 2020, cette fois pour incitation au séparatisme et ‘justification publique du terrorisme par le biais d’Internet’. En mai 2021, elle a été condamnée à six ans de prison. Apparemment, cela n’a pas suffi aux autorités ; en 2021, le FSB l’a inculpée pour « avoir organisé une communauté extrémiste » et, un an plus tard, elle a été condamnée à neuf ans d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire.
Dans une interview accordée à Green Left, la fille de Kagarlitsky, Ksenia, a réitéré ce que son père avait écrit en avril 2023 (dans Canadian Dimension, en l’occurrence) : « Si nous voulons mettre fin à la persécution politique en Russie et dans d’autres pays du monde, nous devons nous battre pour tout le monde ».
La campagne de solidarité internationale pour Boris Kagarlitsky vise à construire un tel rapport de force, qu’il devienne impossible pour les personnages politiques qui dialoguent avec le gouvernement russe de l’ignorer, ce qui permettrait de faire pression pour la libération de Kagarlitsky (son appel devrait être entendu au début du mois de mai). La campagne vise également à attirer l’attention sur le sort des hommes et des femmes prisonniers politiques russes, dont la grande majorité est incarcérée sur la base d’accusations sans fondement.
Kagarlitsky lui-même a récemment été transféré du centre de détention provisoire de Moscou, où il partageait une cellule avec 15 autres hommes, au centre de détention n° 12 de Zelenograd. Sa première lettre, publiée par Rabkor et traduite par Renfrey Clarke, témoigne de son courage inébranlable et de son sens de l’ironie. Il y pose son regard de sociologue sur la vie carcérale. Un autre livre est peut-être en préparation. Espérons que la campagne de solidarité internationale Boris Kagarlitsky contribuera à ce qu’il le termine en tant qu’homme libre.
Andrea Levy
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