Le chef d’état-major des Forces de défense israéliennes (FDI), Herzi Halevi, fait une déclaration aux médias sur une base militaire dans le sud d’Israël, le 26 décembre 2023. (Flash90)
Depuis le début de la guerre, la majorité des médias israéliens sont une véritable parodie du journalisme. L’Israélien moyen aura lu d’innombrables articles sur la colère des habitants de Gaza à l’égard du Hamas, mais peu, voire aucun, sur le fait que les bombardements israéliens et un siège de plus en plus sévère ont tué plus de 12 000 enfants, rendu inhabitable une grande partie de la bande de Gaza, déplacé des millions de personnes et créé des conditions propices à la famine. En outre, il ne faut pas pas espérer une quelconque solidarité de la part des journalistes ou des entreprises de presse israéliennes à l’égard des plus de 120 journalistes palestiniens abattus au cours de cette offensive israélienne.
Peut-être ne devrions-nous pas blâmer les médias. Akiva Novick, éminent présentateur et correspondant de la chaîne publique israélienne Kan, estime que le rôle des journalistes est de remonter le moral de la nation. Après tout, ce que le public israélien veut entendre, c’est qu’il n’y a pas d’innocents à Gaza, que la puissante armée israélienne est en train de gagner, que le monde entier est antisémite et que, contrairement à toute évidence, seule la pression militaire permettra de libérer les otages.
Et si les soldats israéliens abattent trois otages agitant des drapeaux blancs, c’est aussi la faute du Hamas.
Le renoncement des médias à leurs responsabilités n’a pas commencé le 7 octobre. Pendant des années, les Israéliens n’ont guère su ce que leur armée était réellement en train de faire : déployer de plus en plus de soldats en Cisjordanie pour suivre l’augmentation constante de la population de colons et soutenir un régime d’apartheid. Si ce sont bien les Palestiniens qui vivent sous la botte de l’armée israélienne, qui payent le plus lourd tribut, les Israéliens en paient également le prix.
En effet, deux jours seulement avant que le Hamas ne lance son attaque sur le sud d’Israël, deux unités de commandos ont été déplacées de la frontière de Gaza vers la Cisjordanie en prévision de la nécessité de protéger - ou même de prêter main-forte - à ce que beaucoup s’attendaient à être un déchaînement de colons lors de la fête juive de Simchat Torah. Les unités restées sur place ont été totalement prises au dépourvu par les opérations qui sont survenues par la suite.
Les correspondants militaires des principaux organes d’information israéliens ne se contentent pas de ne pas faire état de ces questions ; leur glorification continuelle de l’armée et leur empressement à prendre au pied de la lettre les déclarations du porte-parole des FDI convainquent à tort le public que tout va pour le mieux. Mais il suffit de gratter la surface pour comprendre que cette incapacité des médias à analyser les activités de l’armée a joué un rôle déterminant dans le désastre du 7 octobre.
Journalistes autour des destructions causées par les attaques du 7 octobre menées par le Hamas dans le kibboutz Kfar Aza, dans le sud d’Israël, le 2 novembre 2023. (Arie Leib Abrams/Flash9
Une absence systématique de critique
Prenons l’exemple de la couverture d’Amir Bohbot, le correspondant militaire du site d’information de droite Walla. Deux mois seulement avant la guerre, il a écrit un court poème dans lequel il s’extasiait devant le chef du renseignement militaire, Aharon Haliva, et ses plans prétendument imparables. En parcourant l’ensemble des écrits de Bohbot, on découvre des dizaines d’autres articles rédigés au cours des deux dernières années dans une veine tout aussi élogieuse - et pas un seul texte de réflexion ou d’investigation sur l’armée et ses activités. Ses critiques n’ont visé que les réservistes qui, dans le cadre des manifestations de l’année dernière contre la réforme judiciaire du gouvernement, ont menacé de ne pas se présenter pour remplir leurs obligations.
Aux côtés de Bohbot, nous trouvons Yossi Yehoshua, de la publication un peu plus centriste Yedioth Ahronoth, qui fait régulièrement l’éloge de l’armée et a même nié que des unités militaires aient été déplacées de la frontière de Gaza avant le 7 octobre (il a plus tard affirmé qu’il ne s’agissait que de réservistes). Avant la guerre, son travail journalistique rigoureux a été illustré par un article sur le « plongeon » d’Haliva dans la vie nocturne tumultueuse de Tel Aviv.
Il y a aussi Hanan Greenwood, du quotidien de droite Israel Hayom, qui a écrit un article sur un « accroissement significatif de nos capacités de renseignement » au lendemain de la précédente « victoire » de l’armée à Gaza, en 2021. Ajoutons-y Nir Dvori et Yonit Levi, de Channel 12, qui ont réalisé l’année dernière une interview en gants de velours avec le chef d’état-major sortant de Tsahal, où ils l’ont laissé se vanter de deux années de relative tranquillité du côté du Hamas.
Même un journal plus critique comme Haaretz se conforme à bon nombre de ces pratiques. Ses critiques de l’armée ont tendance à se concentrer sur les crimes particulièrement odieux commis par des soldats à Gaza et en Cisjordanie, et cette couverture est généralement réservée à ses pages d’opinion (dans lesquelles je publie fréquemment), écrites par des journalistes non militaires comme Gideon Levy et Amira Hass. Le principal journaliste militaire de Haaretz, Amos Harel, ne présente presque jamais l’armée d’un œil critique et justifie même parfois l’utilisation de ses méthodes répressives - comme l’arrestation préventive de Palestiniens sur la base de messages publiés sur les réseaux sociaux censés permettre de prédire qui commettra un crime - et les présente comme des mesures de défense appropriées.
En outre, malgré l’attention qu’il reçoit au niveau international, Haaretz n’est lu quotidiennement que par 5 % de la population israélienne, et ses pages d’information et d’opinion se trouvent derrière un strict dispositif de péage (une rareté en Israël) ; en revanche, Yedioth Ahronoth et Israel Hayom sont tous deux gratuits et lus chacun par plus d’un quart des Israéliens chaque jour.
Des soldats israéliens en opération à Beit Lahia, au nord de la bande de Gaza, le 28 décembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)
Les rares fois où les sites d’information israéliens publient des « reportages d’investigation » réalisés par des correspondants militaires, ceux-ci se contentent de rapporter les enquêtes internes de l’armée au lieu de mener des investigations indépendantes. L’affaire des otages Yotam Haim, Samer Talalka et Alon Shamriz, abattus par l’armée, en est un exemple récent et étonnant : alors que cette affaire aurait dû soulever de sérieuses questions sur la disposition des soldats à tirer sur des gens même après qu’ils se soient rendus - et qui sait combien de fois cela est arrivé à des Palestiniens - la presse israélienne s’est contentée de rapporter les conclusions de l’enquête menée par l’armée elle-même.
Il n’est donc pas surprenant que les enquêtes les plus importantes sur la conduite de l’armée pendant la guerre aient été publiées par des organes de presse étrangers, et non israéliens. Par exemple, c’est le New York Times qui a révélé l ’assassinat présumé d’Israéliens par des tirs de chars israéliens dans le kibboutz Be’eri, sous les ordres directs du lieutenant-colonel Barak Hiram - une allégation qui avait déjà circulé en Israël mais qui n’avait pas été diffusée. Quelques semaines plus tôt, lorsque Hiram avait été interviewé par Ilana Dayan, journaliste de premier plan de Channel 12, au sujet de son rôle dans les combats, Dayan avait entièrement passé sous silence l’incident de Be’eri.
Même des officiers de haut rang de l’armée israélienne semblent être conscients de cette différence entre la presse nationale et la presse étrangère. Il y a un mois, quelques-uns de ces officiers se sont adressés à un organe de presse américain, plutôt qu’israélien, pour faire part de leurs préoccupations quant à l’incompatibilité des objectifs de l’opération terrestre à Gaza : démanteler le Hamas et libérer tous les otages israéliens. Cette perspective déterminante - qui remet en cause les objectifs maintes fois répétés du massacre en cours - est totalement ignorée par les médias israéliens, qui se consacrent essentiellement à la propagande et au discours officiel selon lequel seule la force permettra de libérer les otages.
Le prix de l’occultation de la vérité
Il y a une dizaine d’années, j’ai publié dans +972 une série de reportages d’investigation intitulés « Permis de tuer », qui étudiaient des affaires sur lesquelles la section des enquêtes criminelles de la police militaire enquêtait. Il s’agissait notamment de meurtres d’adolescents palestiniens abattus d’une balle dans le dos ou dans la tête par des soldats israéliens, de falsifications et de mensonges dans le cadre d’enquêtes, et d’enfants victimes de bombardements par des engins aériens sans pilote (à l’époque, il était interdit de rapporter de tels incidents en raison d’une censure sévère).
Des Palestiniens inspectent les restes d’une maison qui a été ciblée par une attaque de drone de l’armée israélienne dans la ville de Jénine, en Cisjordanie occupée, le 4 septembre 2023. (Nasser Ishtayeh/Flash90)
Toutes les informations étaient là, attendant d’être publiées. Mais ce qui était tout aussi choquant que les révélations elles-mêmes, c’était de constater qu’aucun correspondant militaire israélien n’avait pris la peine de se pencher sur ces cas auparavant.
Quelques années plus tard, lorsque j’ai accompagné un groupe de journalistes pour une réunion avec le porte-parole des FDI, j’ai découvert que ces journalistes se contentaient souvent de répéter ce que le porte-parole leur disait, en supprimant parfois la mention de son nom et en publiant les messages en tant qu’informations. Par exemple, lorsqu’un soldat du bataillon Netzah Yehuda a abattu un Palestinien handicapé mental dans la ville de Silwad, en Cisjordanie occupée, un éminent journaliste de la défense, Alon Ben David, a tweeté qu’un terroriste avait tiré en direction des soldats et qu’il avait été tué par la suite. C’était un mensonge : le terroriste n’a pas tiré sur les soldats et il a été tué d’une balle dans le dos (Alon Ben David s’est corrigé par la suite).
La même chose s’est produite lorsqu’un officier israélien qui se trouvait sur un pont de la route 443 en Cisjordanie a tué un adolescent palestinien d’une balle dans la tête. Channel 13 a déclaré que l’adolescent avait jeté des pierres (l’article a été supprimé depuis) ; là encore, il s’agissait d’un mensonge.
Dans presque tous les cas sur lesquels j’ai enquêté, le porte-parole des FDI a diffusé de fausses informations qui ont ensuite été reprises - sans mention de leur source et comme si elles étaient le fait du journaliste - par les médias israéliens. Parfois, ces journalistes assurent même les relations publiques de l’armée, par exemple lorsqu’ils sont invités à assister à l’entraînement des militaires à l’utilisation d’une nouvelle arme qui peut avoir besoin de publicité pour pouvoir être exportée vers une dictature.
Pour être juste envers nombre de mes collègues israéliens, s’ils enquêtaient sur les tirs de l’armée sur des Palestiniens en Cisjordanie ou sur les bombardements à Gaza, ils se retrouveraient probablement sans emploi ; la population israélienne ne veut tout simplement pas entendre parler de telles nouvelles (je ne peux écrire librement que parce que j’ai un métier dans la journée, celui de professeur d’université). Mais nous, Israéliens, payons aussi le prix de l’incapacité des correspondants militaires à faire leur devoir.
Un groupe de journalistes se met à l’abri des tirs du Hamas alors que les forces israéliennes arrivent, entre Sderot et Netivot, le 7 octobre 2023. (Oren Ziv)
Moi-même, par exemple, en tant qu’habitant du sud, je n’avais aucun moyen de savoir que l’armée m’avait pratiquement abandonné juste avant que le Hamas ne lance ses attaques du 7 octobre. Je ne pouvais pas savoir que l’armée était à ce point confiante dans sa capacité à détecter une attaque quelques heures à l’avance qu’elle ne s’inquiétait apparemment pas de laisser la frontière sans protection.
Je ne pouvais pas savoir qu’il y avait, en fait, peu de forces dans toute la région capables de défendre les populations en cas de franchissement de la clôture à la frontière, ni que quelques Toyota et motos pouvaient submerger toute la division de Gaza dont le budget se chiffre en milliards, ni que toute la cellule de commandement se trouvait dans le même endroit vulnérable à Re’im.
Les journalistes doivent combler ce déficit critique de connaissances du public. Nous n’avons pas de système judiciaire qui supervise efficacement l’armée, ni de système de contrôle public de son budget. Les cadres militaires ne sont visiblement jamais tenus responsables de leurs actes criminels, même lorsque ceux-ci sont flagrants.
Alors que ces crimes feraient les gros titres dans n’importe quel autre pays, lorsque je m’adresse à mes collègues journalistes pour leur parler de ce que j’ai découvert, personne ne veut prendre en charge ces histoires. Tandis que l’armée est en droit de mener des opérations psychologiques à l’encontre de la population israélienne sans aucune répercussion, peu d’organes de presse, voire aucun, n’est prêt à remettre en question son discours officiel.
Le journalisme rigoureux est une condition sine qua non dans toute société saine ; ce n’est qu’en comprenant parfaitement la réalité que les gens peuvent exiger des autorités un changement de cap lorsqu’elles commettent des erreurs. Il est étonnant qu’un État militaire comme Israël ne dispose pas de journalistes militaires critiques. Après que les politiciens et l’armée auront assumé la responsabilité des échecs du 7 octobre, les médias israéliens devront eux aussi faire amende honorable et rendre des comptes pour toutes ces années de défaillance.
Sebastian Ben Daniel (John Brown)