Après avoir passé des années à travailler son manuscrit, George Orwell a eu du mal, en 1945, à trouver un éditeur pour La ferme des animaux car la satire anti-stalinienne n’était pas la bienvenue à une époque où l’Occident s’est allié à Staline pour combattre Hitler. Pour ajouter à ces difficultés, un V1 allemand s’abat sur la maison d’Orwell, alors que celui-ci par chance s’est rendu chez un ami à Greenwhich. Cependant, le manuscrit est miraculeusement sauvé des décombres. Enfin au terme de nombreux refus essuyés par Orwell, un éditeur britannique, Secker and Warburg, accepte de publier le livre à 4 500 exemplaires, un nouveau tirage sera ensuite rapidement nécessaire. Plus tard, une maison d’édition américaine prend le risque de l’éditer. Et enfin, une maison d’édition monégasque le publiera ensuite en français. Dans un premier temps, le titre prévu est L’Union des républiques socialistes animales, URSA, mais il n’est pas retenu de peur de déclencher l’ire stalinienne, Les Animaux partout ! est finalement choisi.
Ihor Shevchenko, ukrainien, vit en exil à Munich. Son beau-père est le grand poète ukrainien Mykhailo Draj-Kmara. Arrêté en septembre 1935, Mykhailo Draj-Kmara a été condamné pour « terrorisme contre-révolutionnaire » en mars 1936 et a péri dans un camp de travail de la Kolyma. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Shevchenko écrit des dictionnaires de poche d’un millier de mots ukrainiens et anglais et les diffuse dans les camps de personnes déplacées à Munich et dans les environs. Il lit régulièrement Tribune, un hebdomadaire socialiste démocrate, et particulièrement les chroniques de George Orwell qui y sont publiées. Six mois après l’édition britannique de La ferme des animaux, un exemplaire se retrouve entre les mains d’Ihor Shevchenko. En avril 1946, il écrit à Orwell lui demandant l’autorisation de publier sa traduction ukrainienne. Il a été mis en relation avec Orwell par l’intermédiaire de Teresa Jeleńska qui, elle, a traduit en polonais La ferme des animaux. Shevchenko explique à Orwell qu’il a lu le livre à haute voix dans les camps à un public d’Ukrainiens. « Les réfugiés soviétiques étaient mes auditeurs. L’effet était saisissant. Ils ont approuvé presque toutes vos interprétations » lui raconte-t-il et ajoute qu’il a été « immédiatement saisi par l’idée qu’une traduction du conte en ukrainien serait d’une grande valeur pour mes compatriotes ». Orwell accepte avec enthousiasme. Au moment où Shevchenko prend en contact avec Orwell, il a en fait déjà commencé à traduire l’ouvrager en ukrainien, prenant sur ses heures de déjeuner et ses heures de sommeil.
2 millions d’Ukrainiens en Allemagne
Dès la fin de la guerre, des soldats britanniques et américains ont rassemblé des réfugiés soviétiques en Allemagne et en Autriche. Certains d’entre eux étaient des prisonniers de guerre, mais la majorité de la population était des ostarbeiters - des civils emmenés travailler en Allemagne pour le Troisième Reich [1]. Les Alliés décident de leur rapatriement en zone soviétique. L’opération de transfert donne lieu à de nombreuses violences de la part des armées alliées contre les réfugiés ukrainiens pour obliger ceux qui ne veulent pas retourner en Union soviétique à quitter l’Allemagne. Bien qu’Eisenhower ait décidé d’arrêter en septembre 1945 cette opération d’évacuation, elle se poursuit jusqu’en 1947. Certains Ukrainiens préfèrent se suicider plutôt que d’être expulsés. Sur les presque deux millions d’Ukrainiens en Allemagne, il n’en restait plus en 1947 que 200 000. Staline considérait ces réfugiés comme des traîtres pour avoir fui le pays. Ils ont été soit exécutés à leur arrivée, soit envoyés dans des camps de travail et déchus de leur citoyenneté.
En dépit de ces drames, Shevchenko poursuit son projet. Une maison d’édition ukrainienne à Munich est trouvée, Prometej qui n’existera que deux années de 1946 à 1947 au cours desquelles elle a principalement publié de la nouvelle littérature ukrainienne - elle soutenait également le Mouvement artistique ukrainien, une organisation d’environ 60 écrivains ukrainiens présents dans les camps de personnes déplacées en Allemagne. Masha Karp dans son ouvrage Orwell and Russia [2] raconte comment Shevchenko décrit ainsi à Orwell cette maison d’édition. Selon lui :
« Il s’agissait pour la plupart d’Ukrainiens soviétiques, dont beaucoup sont d’anciens membres du parti bolchevik, mais qui ont ensuite été détenus dans les camps sibériens. Ils étaient le noyau d’un groupe politique. Ils se situent sur une plate-forme “soviétique” et défendent “les acquis de la révolution d’Octobre”, mais ils s’opposent au “bonapartisme contre-révolutionnaire [de] Staline et l’exploitation nationaliste russe du peuple ukrainien” ; leur conviction est que la révolution contribuera au plein développement national [de l’Ukraine] … Leur situation et leur passé les amènent à sympathiser avec les trotskistes, bien qu’il existe plusieurs différences avec eux. Leur arme théorique est le marxisme, malheureusement dans une forme soviétique quelque peu vulgarisée. Mais il ne pouvait en être autrement. Ce sont des hommes formés au sein du régime soviétique. » Shevchenko ajoute que les membres de Prometej sont « représentatifs de ce à quoi pourrait ressembler toute opposition potentielle sérieuse à l’intérieur de la Russie soviétique… ».
Immédiatement, Orwell lui répond « Je me réjouis d’apprendre que ce type d’opposition existe en URSS ». Manifestement Orwell se laisse aller comme Shevchenko aller à un optimisme illusoire, car il ne peut pas ignorer que depuis longtemps toute opposition socialiste, en particulier l’Opposition de gauche trotskyste, a été liquidée physiquement en URSS, et que ces éditeurs oppositionnels sont en exil.
Prometej demande à Orwell une préface afin que son lectorat ukrainien sache qui il est, ce qu’Orwell fait bien volontiers. Shevchenko choisit pour titre Kolhosp Tvaryn (Un kolkhoze d’animaux). Il prend le pseudonyme d’Ivan Cherniatynckyi au titre de traducteur. Sur les 5 000 exemplaires imprimés en 1947 par la maison ukraino-munichoise, seuls 2 000 environ sont mis en circulation dans les camps de personnes déplacées. Les 3 000 autres exemplaires sont confisqués par les militaires américains et une partie d’entre eux remis en gage de bonne volonté aux autorités soviétiques qui s’empressent de les détruire. Les Russes connaissent Orwell. Son engagement pendant la guerre d’Espagne dans les milices du POUM suffit à le classifier comme « trotskyste ». Le chef de la commission des affaires étrangères de l’Union des écrivains soviétiques, Mykhailo Apletin, dira d’Orwell : « L’auteur du livre le plus méprisable sur l’Union soviétique dans la période de 1917 à 1944. » Perspicace, le bureaucrate avait reconnu l’URSS dans La ferme des animaux. L’édition ukrainienne commence à circuler dans les 80 camps de réfugiés majoritairement ukrainiens de l’Allemagne occupée. Plus tard, des Ukrainiens tenteront ensuite de distribuer des exemplaires l’ouvrage aux soldats soviétiques stationnés en Allemagne. Il semblerait qu’en 1949, qu’Orwell en relation avec l’hebdomadaire littéraire et politique Possev tenta de faire passer des traductions en russe de La ferme des animaux dans la zone soviétique.
Selon Olga Luchuk, qui a fait des recherches sur les traductions ukrainiennes d’Orwell, le plus grand nombre de traductions du livre en ukrainien est apparu pendant la période de restauration de l’indépendance de l’Ukraine en 1991-1992. Depuis, l’ouvrage est largement accessible et a été réédité de multiple fois en Ukraine.
D’origine ukrainienne, Andrea Chalupa, scénariste du film À l’ombre de Staline [3] se souvient encore aujourd’hui « Mon oncle m’a raconté que dans le camp, tout le monde lisait ce livre et se le transmettait. La Ferme des animaux avait été, pour les réfugiés, une véritable révélation. Ce texte décrivait leur vie, il leur avait permis de mettre des mots sur les horreurs qu’ils avaient traversées. Il les avait littéralement sauvés ».
Patrick Le Tréhondat
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