Les mots sont importants. Et il leur est déjà arrivé d’accompagner l’avènement du pire. En suscitant les habitudes, les indifférences ou les aveuglements qui le rendent possible.
« La puissance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses », avait prévenu Gustave Le Bon, l’auteur de Psychologie des foules (1895), un essai précurseur dont les intellectuels fascistes puis nazis sauront tirer d’utiles enseignements pratiques.
« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir », renchérissait en 1947, après en avoir fait la douloureuse expérience sous le nazisme, le linguiste allemand Victor Klemperer dans LTI, la langue du IIIe Reich.
Emmanuel Macron à Roubaix, le 25 mai 2023. © Yoan Valat / Pool / AFP
Après avoir revendiqué n’avoir « aucun scrupule » lors de son passage en force sur la réforme des retraites, Emmanuel Macron vient donc de se lancer dans une croisade contre la « décivilisation », selon ses propos tenus en conseil des ministres le 24 mai. Son prétexte est un amalgame grossier entre des événements sans aucun rapport, dans une montée en généralité qui, loin de toute rigueur factuelle, permet au président de la République de désigner une « violence » indistincte comme le mal principal qui gangrènerait la France.
Étant entendu que, dans son esprit, il ne saurait s’agir que d’une violence d’en bas, venue de la société, de ses groupes et de ses individus, et non pas de la violence d’en haut, venue de ses propres politiques autoritaires et choix économiques, de leurs dénis de démocratie et de leurs injustices sociales.
Mort à Roubaix de trois policiers percutés par un chauffard roulant à contresens, en excès de vitesse, fortement alcoolisé et sous l’emprise de stupéfiant ; meurtre à Reims d’une infirmière par un patient suivi pour des troubles psychiatriques ; incendie criminel à Saint-Brevin du domicile d’un maire harcelé par une extrême droite mobilisée contre l’accueil des migrants ; multiplication à Marseille des règlements de comptes sanglants dans les milieux du banditisme ; virulence à l’adresse d’élus aggravée par le climat de ressentiment né de la crise des retraites…
Additionner ces faits divers, aux contextes et aux causes fort différents, c’est construire un objet factice, à la manière des coutumières mises en scène médiatiques sur les questions de sécurité. C’est aussi invisibiliser, en les noyant dans un fourre-tout fait-diversier, les haines ordinaires et les violences racistes que libère la montée de l’extrême droite. Et faire oublier la faible ou tardive mobilisation de l’État pour les prévenir ou les réprimer.
La « décivilisation » est une manœuvre de diversion. Selon Le Monde, ce serait un sondeur qui aurait inspiré cette innovation langagière, lors d’un déjeuner tenu la veille du conseil des ministres où elle fut testée. « Un processus de décivilisation s’enclenche »,aurait dit Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’Ifop, en évoquant « des tensions dans tous les segments de la société ».
En présence du secrétaire général de l’Élysée et du conseiller spécial à la communication, ce repas en petit comité réunissait aussi un sociologue retraité qui fut candidat macroniste, un économiste universitaire particulièrement médiatique et un jeune essayiste co-auteur du sondeur. La scène, ses protagonistes comme son déroulement, montre l’isolement et la solitude d’un président barricadé dans son château fort institutionnel, et fort éloigné de la vitalité et de la richesse de la recherche française.
Des remarques, critiques ou conseils prodigués par ses convives, Emmanuel Macron n’a donc retenu qu’un mot : « décivilisation ». Dans le contexte politique et médiatique français, où l’extrême droite a réussi à promouvoir ses obsessions identitaires, ce concept n’est aucunement innocent : loin d’un simple appel au civisme ou à la civilité, le président s’alarme ainsi d’une déchéance civilisationnelle qui menacerait la France dans son être.
Or c’est précisément le refrain idéologique des droites extrêmes que, d’ailleurs, mit en scène, en septembre 2022, la rentrée politique de Reconquête, le parti fondé par Éric Zemmour. « La question civilisationnelle est l’enjeu de ces prochaines années », martela l’ancien candidat à la présidentielle, relayé par le vice-président de sa formation, Nicolas Bay : « L’enjeu fondamental que nous portons est la préservation de notre civilisation. »
Cet imaginaire de déclin, de chute et de perte, alimentant une peur panique du monde et des autres, de la diversité et de la pluralité, caractérise, depuis qu’elles existent, les droites extrêmes dans leur combat contre la proclamation de l’égalité des droits et dans leur volonté de hiérarchiser les humanités, selon l’origine, l’apparence, la croyance, le sexe ou le genre. Nul hasard si Renaud Camus, l’inventeur du complotiste « grand remplacement », idéologie raciste potentiellement meurtrière, est aussi l’auteur d’un livre, en 2011, intitulé Décivilisation, qui, précisément, fait de l’égalité la cause du malheur français.
Sauf à le croire inculte, c’est bien cet imaginaire politique extrêmement droitier qu’a convoqué le président de la République en employant ce mot. De fait, la famille politique concernée ne s’y est pas trompée, Marine Le Pen déclarant qu’« Emmanuel Macron vient une fois de plus de donner raison » au Rassemblement national. Tout comme la droite extrémisée du parti Les Républicains a abondé, par la voix du président de son groupe sénatorial, Bruno Retailleau, en dénonçant « une haine de cette civilisation que certains veulent nourrir dans l’Occident ».
En l’occurrence, utilisant les mêmes mots de « barbarie » et d’« ensauvagement », droite et extrême droite ont accueilli la trouvaille présidentielle en parlant un langage semblable. Et elles ne se sont pas privées de l’embarquer dans leur actuelle surenchère contre l’immigration. Une surenchère à laquelle Emmanuel Macron a lui-même contribué, ainsi que certains de ses ministres, en faisant de ce sujet la nouvelle priorité gouvernementale, dès le lendemain du 49-3 imposant la réforme des retraites.
Que le choix lexical ait été le résultat d’un calcul ou d’une improvisation, le résultat, désastreux, est là : cette diversion des exigences sociales, des nécessités démocratiques et des urgences écologiques, que signifie l’énième chasse au bouc-émissaire migrant, se retrouve désormais associée à une lutte contre la « décivilisation ». Et ce mot embarque dans son sillage l’ancienne vision coloniale de populations foncièrement barbares, opposées à celles dont l’origine garantirait le degré de civilisation.
Face aux indignations de la gauche devant cet emprunt manifeste aux références de l’extrême droite – qui n’est pas le premier, comme le rappelait Marine Le Pen avec son « une fois de plus » –, le camp présidentiel a cherché la parade en invoquant le sociologue Norbert Elias. Son ouvrage majeur, Sur le processus de civilisation (publié en France en deux volumes : La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident), s’attache à décrire comment le monde occidental, sur la longue durée, a progressivement appris à refouler passions et violences. Il est aujourd’hui autant étudié que discuté, ses thèses ne faisant pas l’unanimité. Avec ce paradoxe que sa première publication eut lieu en 1939, alors même que la civilisation occidentale allait produire la barbarie nazie.
Aussi est-ce plutôt dans un autre livre, son dernier, que Norbert Elias questionne la « décivilisation » : tardivement traduit en français en 2017, Les Allemands revient sur l’origine de la catastrophe dont l’avènement a paru démentir le long processus décrit dans l’œuvre de 1939. Or, ici, ce concept n’a rien à voir avec les insécurités du quotidien amalgamées par Emmanuel Macron, mais tout à voir avec les idéologies fascistes de l’inégalité et de la hiérarchie des humanités. Les Allemands interroge douloureusement – juif, Norbert Elias perdit notamment sa mère dans le génocide – le processus de barbarie dans une civilisation qu’enfantent des politiques de discrimination étatiques et des idéologies racistes d’exclusion. Soit, précisément, les menaces que nous devons affronter aujourd’hui, avant qu’il ne soit tard.
Campant ainsi au plus près des défis posés à notre démocratie par la banalisation des idées xénophobes, racistes et autoritaires, la référence à Norbert Elias est donc un contresens s’agissant du propos présidentiel qui vise une violence indistincte, sans contours précis ni origines définies. Elle se retourne même contre Emmanuel Macron en soulignant, par contraste, sa faible vigilance, et c’est peu dire, face à l’extrême droite, alors qu’il a été élu, à deux reprises, pour lui faire barrage.
Edwy Plenel