Beaucoup de discussions, des questionnements partagés et de vives inquiétudes… À la veille de l’assemblée représentative de La France insoumise (LFI), qui réunit samedi 10 décembre à Paris 160 personnes – un tiers de cadres et deux tiers de militants tirés au sort –, le processus de réorganisation du mouvement, engagé depuis le mois de septembre, fait l’objet de crispations en interne.
En cause, d’abord, son manque de transparence. Les grands travaux de cette réorganisation ont été menés, à partir d’ateliers réalisés aux Amfis d’été de LFI, par 15 dirigeants (parmi lesquels les députés Manuel Bompard, Hadrien Clouet, Paul Vannier, ou encore l’eurodéputée Manon Aubry), qui ont tenu une trentaine de réunions depuis le mois d’août.
Celles-ci ont abouti à la constitution d’un texte indiquant plusieurs réformes de grande ampleur, tirant les leçons de l’expérience désastreuse de l’après-présidentielle de 2017 (reflux militant, séries de crises internes et faibles résultats aux élections intermédiaires), qui doit être maintenant soumis aux militants.
Mais les figures du mouvement contactées par Mediapart affirment n’avoir pas été tenues informées de l’avancée des débats, alors que la composition d’une nouvelle direction est en jeu. « On a juste eu quelques fuites, et on a lu des choses dans la presse, mais même à la veille des annonces, on a eu zéro info de l’interne, ce qui, en soi, est déjà une information », raillait cette semaine un député insoumis, bien incapable de dire qui ferait quoi dans l’organigramme en construction.
La direction en question
La représentation des différentes nuances politiques de LFI au sein de la nouvelle direction, installée pour un an, est le principal point de tension. Selon nos informations, ni Clémentine Autain, ni François Ruffin, ni Alexis Corbière – pourtant « bon soldat » de la Mélenchonie –, qui ont en commun d’être les noms qui reviennent quand on évoque la potentielle succession de Jean-Luc Mélenchon, ne se seraient vu attribuer de postes dans la « coordination » de LFI.
Pour l’instant, seuls deux parlementaires insoumis sont prévus pour y siéger – ce qui pourrait évoluer dans les prochaines heures. Jean-Luc Mélenchon y est, lui, attendu en tant que président de l’institut La Boétie.
Cette coordination, qui se réunira toutes les semaines, aura notamment pour mission de traduire en actions de terrain les orientations politiques du mouvement. Elle aura aussi la main sur la gestion du budget de LFI, au moment où l’organisation n’a jamais disposé d’autant d’argent, du fait du financement public relatif au score de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, mais aussi des cotisations des 75 députés qui reversent 12 % de leur salaire au mouvement.
Or, « une direction politique qui veut prendre le pouvoir en 2027 doit agréger, pas écarter », souffle un élu. « Il est souhaitable que, dans la direction politique d’un mouvement de 75 députés, qui compte plusieurs dizaines de milliers de militants, toutes les nuances du mouvement soient représentées », abonde le député Éric Coquerel, qui disait lui aussi espérer en faire partie à la veille de l’assemblée représentative. Une ultime réunion devait avoir lieu pour de « derniers ajustements » à ce sujet le 9 décembre au soir.
Dans ce climat d’« opacité », certains redoutent que la réforme officiellement destinée, selon les mots de Manuel Bompard, à « faire changer de nature » un mouvement politique en forte croissance (qui a quasiment quintuplé son nombre de députés), ne se solde par une réorganisation superficielle qui, au mieux, conduirait à maintenir le statu quo. Et, au pire, à intensifier l’accaparement du pouvoir entre les mains de quelques-uns.
« On peine à retrouver l’effort de pluralisme prétendument recherché. L’architecture générale, que nous peinons à comprendre, reste des plus gazeuse, glisse Clémentine Autain. Les militants et les sympathisants vont-ils s’y retrouver ? Il y a de quoi être perplexe. Cela risque au contraire de fragiliser notre mouvement et notre cohésion. »
Les Insoumis ont ainsi découvert dans une dépêche de l’AFP, le 8 décembre, que Manuel Bompard, l’ex-directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon élu dans les Bouches-du-Rhône, s’apprêtait à devenir le coordinateur du mouvement, en remplacement d’Adrien Quatennens, mis en retrait après avoir admis des violences conjugales.
De même, le flou demeure sur la manière dont sont désignés les responsables des différents pôles (programme, communication, actions militantes, formation militante, etc.) qui composeront la coordination. « Tout cela s’est fait par cooptation », regrette Clémentine Autain, qui a postulé pour être membre du pôle communication. Un poste qui, selon ses informations, avait déjà été attribué à Sophia Chikirou, ancienne directrice de la communication de Jean-Luc Mélenchon pendant les deux précédentes présidentielles. Par la suite, Clémentine Autain s’est dite disponible pour plusieurs tâches, mais personne ne l’a rappelée.
Quoi qu’il en soit, la répartition des rôles dans cette coordination, sans vote mais par « consensus », n’est pas sans poser quelques questions de démocratie interne. « Le vote n’est pas forcément l’alpha et l’oméga de la démocratie. L’objectif, c’est d’être le plus efficace possible », justifie Manuel Bompard, qui estime qu’il est par exemple difficile d’imaginer qu’un député comme Éric Coquerel, également président de la commission des finances, prenne « en plus [de ses actuelles attributions] la tête d’un pôle du mouvement » au sein de la coordination des espaces.
D’où l’idée, apparue cette semaine, de créer un conseil politique d’une quarantaine de personnes. Si l’on ne sait pas, à ce stade, qui désignera formellement les membres de ce cercle, François Ruffin, Clémentine Autain, Alexis Corbière, Éric Coquerel, mais aussi les représentants de micropartis alliés à LFI, comme Aymeric Caron pour la REV (Révolution écologique pour le vivant), pourraient, selon Manuel Bompard, y trouver leur place… si tant est qu’ils acceptent.
Car le doute continue de planer sur les motivations présidant à la création de cette nouvelle instance : véritable volonté de représenter toutes les nuances politiques en interne ou lot de consolation pour les personnalités ne faisant pas partie de la coordination ?
« Ce conseil est sorti du chapeau cette semaine : quelle est sa véritable fonction ? », interroge Clémentine Autain, manifestement pas convaincue. « Ce conseil, ce sera le cimetière des éléphants », cingle un autre, qui pointe que la fréquence de réunion de ce conseil – toutes les six semaines –, a de quoi rendre sceptique : « Quand on dirige un mouvement politique, on ne se réunit pas tous les mois et demi ! »
Plus optimiste, la députée Aurélie Trouvé voit dans la nouvelle organisation une sorte de décalque des organisations associatives : « La coordination opérationnelle ferait office de bureau, et le conseil politique, de conseil d’administration qui définit la stratégie », décrypte l’ancienne porte-parole d’Attac, qui souligne toutefois qu’« il faudra être vigilant à ce que le conseil politique joue pleinement son rôle et que l’ensemble de ces instances inclue une pluralité de voix ».
L’apparition d’échelons intermédiaires
La même vigilance est de mise du côté des militants. Ceux-ci voient certes d’un bon œil les annonces faites sur la réorganisation du mouvement, qui va vers une meilleure prise en compte des réalités locales. Cette position avait été défendue par Clémentine Autain dans un texte publié juste avant l’université d’été du mouvement : « Si les députés occupent aujourd’hui une place de choix dans le mouvement, il me semble que l’implication des membres des collectifs locaux et de personnalités issues du monde associatif [...] est décisive dans l’orientation globale de LFI », écrivait-elle.
Une analyse partagée par de nombreux militants insoumis, en demande depuis plusieurs années de l’installation d’un échelon intermédiaire entre le groupe d’action (la section, en langage insoumis) et le niveau national. Après la présidentielle de 2017, cette absence d’investissement dans l’ancrage territorial avait conduit à laisser les militants en déshérence.
« Jusqu’à présent, les élus insoumis autres que les députés ne trouvaient pas leur place, notamment les maires, car il n’y avait pas de connexion entre le national et leur travail de terrain. Le groupe parlementaire ne peut pas assumer la direction politique du mouvement seul », estime ainsi Julien Poix, militant insoumis lillois et conseiller régional des Hauts-de-France.
De même, Nawri Khamallah, militant roubaisien de 27 ans tiré au sort pour représenter le département du Nord ce week-end, affirme que plusieurs des 40 contributions qu’il a reçues (et dont il doit faire la synthèse) « concernent la prise en compte des élus locaux et la préparation des échéances locales ».
En arrière-plan, tous ont à l’esprit la percée et la dynamique du Rassemblement national (RN), qui se renforce partout où il y a des élus locaux, notamment en dehors des métropoles – le point faible de LFI. C’était l’objet de l’analyse critique du résultat de la présidentielle et des législatives effectuée par François Ruffin, ce qui lui a valu de passer pour un franc-tireur.
Elle semble finalement avoir été entendue, ce dont se félicite Guillaume Ancelet, membre de Picardie debout ! (microparti de François Ruffin) et ex-candidat aux législatives dans une circonscription très rurale de la Somme : « Cette idée qu’il faut davantage se tourner vers les habitants de milieu rural qui auraient tout intérêt à voter pour la Nupes [Nouvelle Union populaire, écologique et sociale], au risque qu’ils continuent à s’abstenir ou à voter RN, est largement partagée, observe-t-il. Ce qui se passe actuellement, c’est mieux qu’après 2017, où il y a eu une traversée du désert. Il y a au moins une prise de conscience. »
Le texte mis en débat lors de l’assemblée représentative propose en effet de mettre l’accent sur l’échelon départemental, en créant des « boucles » et en achetant à terme des locaux dans chaque département – en commençant par les 65 dans lesquels LFI n’a pas de député. De même, le mouvement ouvre la voie à un financement des initiatives locales, par la mise en place d’une caisse départementale « alimentée par la création d’une caisse nationale de solidarité financière ».
Mais les Insoumis savent aussi que les grandes annonces de la direction du mouvement mènent parfois à des déconvenues. « On est conscients qu’on a fait un gros score à la présidentielle, qu’on a grandi, maintenant on attend que les moyens dont on dispose ne soient pas uniquement utilisés pour préparer la présidentielle suivante », explique ainsi Nawri Khamallah. « La base proposée va dans le sens des demandes depuis de nombreuses années, les contributions vont dans ce sens-là aussi. Maintenant, cela doit se concrétiser et être pris au sérieux. Il serait dramatique que cela ne soit que des effets d’annonce », ajoute-t-il.
La France insoumise est à un moment charnière. Critiquée pendant des années pour son manque de démocratie interne et son fonctionnement uniquement centré sur l’élection présidentielle, elle est amenée, par sa position dominante à gauche, à se transformer pour conserver son leadership.
Mais certains militants de base craignent la force de l’inertie : « On est un peu fatigués, tout est encore décidé de manière unilatérale. Les élections sont passées, et on a l’impression de repartir dans une “campagne permanente”, c’est une technique pour nous tenir mobilisés », regrette Hadrien* (un pseudonyme), militant parisien pourtant fidèle à Jean-Luc Mélenchon.
Pour lui, la crise déclenchée par la mise en retrait d’Adrien Quatennens est le symptôme d’une organisation trop dépendante de destins personnels. Ce début de réorganisation, qui se voulait sur le mode collégial, prouve qu’il y a encore des progrès à faire pour en assurer la pérennité.
Mathieu Dejean et Pauline Graulle