HongHong Kong (Chine).– Dans son discours d’ouverture du XXe congrès du Parti communiste chinois (PCC) le 16 octobre, Xi Jinping, le numéro un chinois, avait omis d’évoquer tout objectif économique chiffré. L’annonce faite le lendemain par le Bureau national des statistiques d’un report de la publication des chiffres de l’économie pour le troisième trimestre, dont ceux de la croissance du PIB, n’était pas passée inaperçue.
Si les objectifs chiffrés en économie planifiée sont toujours considérés avec une extrême prudence, leur absence totale entretient davantage encore les spéculations, nécessairement plus alarmantes. À raison.
Comme l’a fort rappelé John Burn-Murdoch dans le quotidien économique Financial Times, depuis le début des années 2010, et donc le moment où Xi Jinping a pris les rênes du pouvoir, le nombre de séries statistiques qui ne sont plus mises à jour a été multiplié par quatre, passant d’un peu plus de 80 000 indicateurs à moins de 20 000 aujourd’hui.
Des méthodes alternatives
Les économistes ont donc de plus en plus recours à des méthodes alternatives d’estimation. En plein regain de pandémie, début 2022, et alors même que les interrogations sur la poursuite de la politique « zéro Covid » devenaient plus pressantes, une équipe de chercheurs dirigée par Michael Song, de l’Université chinoise de Hong Kong, a ainsi pu montrer, sur la base des flux de camions entre les villes soumises à un confinement, en suivant les balises GPS, que « si un confinement strict d’un mois était imposé aux quatre plus grandes villes de Chine (Pékin, Canton, Shanghai et Shenzhen), [ces] villes verraient leurs revenus réels chuter de 61 %, se traduisant au niveau national par une perte de 8,6 % ».
Réalisée juste avant la fermeture plus complète de Shanghai mi-mars, l’étude notait par ailleurs que « les pertes globales seraient encore plus importantes dans le cas extrême où toutes les villes de Chine devraient être verrouillées » – de l’ordre de 53 %.
Ce report, en plein congrès du Parti, de la mise à jour de certains indicateurs statistiques du troisième trimestre, finalement publiés le lundi 24 octobre – au lendemain de la présentation de la nouvelle équipe dirigeante autour de Xi pour son troisième mandat à la tête du PCC –, est donc venu alimenter davantage encore une suspicion de dissimulation délibérée des mauvaises nouvelles.
Cette année, l’économie a été reléguée loin derrière des obsessions sécuritaires
D’autant plus que Xi Jinping a réaffirmé dans son discours d’ouverture sa volonté de voir la Chine devenir une « économie modérément développée » à l’horizon 2035. Si la définition de ce que cela signifie concrètement n’est pas entièrement établie, plusieurs institutions financières estiment que cela signifierait une moyenne de 4,7 % de croissance annuelle sur les quinze années.
Cela permettrait de doubler le PIB et le revenu par tête afin de réaliser ce que la vulgate communiste dénomme « une modernisation socialiste achevée », déjà largement décrite dans le 14e plan quinquennal (2020-2025) qui envisageait un objectif de croissance à 5,5 % par an. Problème : si les économistes envisagent bien la possibilité d’une croissance annuelle située entre 4 et 4,5 % d’ici à 2030, au-delà, toutes les anticipations sont à la baisse.
Et John Burn-Murdoch de refaire le calcul sur la base de séries statistiques alternatives – provenant de The Economist, de la Federal Reserve Bank of New York ou des données du trafic aérien via Airportia – et de méthodes plus iconoclastes, dont les modélisations de l’économiste Luis Martinez basées sur l’étude des lumières nocturnes des grands centres urbains chinois via l’imagerie satellitaire : sur les vingt dernières années, la croissance du PIB chinois serait en réalité inférieure d’un tiers.
À ce compte, au troisième trimestre 2022, l’économie chinoise n’aurait crû que de 2,7 %, soit significativement moins que les 3,9 % annoncés lundi, et surtout moitié moins que ce qui était envisagé pour dépasser le niveau d’une « société modérément prospère », maîtres-mots du prédécesseur de Xi Jinping de 2002 à 2012, Hu Jintao.
Le poids des mots
Car les mots ont leur importance. Le discours de Xi Jinping du 16 octobre est révélateur de sa « pensée sur le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère », inscrite dans la Constitution du PCC à l’égal de la pensée de Mao Zedong et des théories de Deng Xiaoping.
Certains termes comme l’« économie » (60 occurrences), le « marché » (16 occurrences) et la « réforme » (48 occurrences) ont atteint des records de rareté comparés aux discours des prédécesseurs de Xi. Longtemps présenté, avec le nationalisme, comme l’une des deux grandes sources de la légitimité du Parti post-Mao Zedong, l’économie a été reléguée loin derrière des obsessions sécuritaires. Et tout laisse à croire qu’aux yeux de Xi, l’impératif sécuritaire est désormais lié à celui du développement.
Pour lui, la Chine doit demeurer une puissance exportatrice, tout en devenant plus résiliente, et donc en stimulant sa demande intérieure tout en réduisant sa dépendance à l’étranger – contexte de rivalité avec les États-Unis oblige. Et même si les forces du marché ont un rôle à jouer, le Parti redevient le grand coordinateur d’un développement dont il choisit les priorités – industrielles, technologiques et territoriales – tout en s’assurant d’une plus grande équité dans la répartition des richesses.
À la recherche de nouveaux moteurs de la croissance
Mais les faits sont têtus, et comme l’indique le professeur d’économie à l’Inalco et ancien banquier Philippe Aguignier, le principal défi auquel doit faire face l’économie chinoise est à chercher du côté de l’effectivité des moteurs de la croissance, car ceux qui ont fait le succès du développement chinois au cours des quarante dernières années « se sont éteints ou ont progressivement perdu en intensité ».
Ainsi, la population active diminue inexorablement, en raison d’une structure démographique très touchée par la politique de l’enfant unique assouplie trop peu et trop tard au milieu des années 2010. Selon les statistiques officielles, la population active s’est réduite de 40 millions au cours de la décennie passée, et devrait se réduire de 35 millions dans les cinq années à venir – avec 40 millions de retraités en plus.
En ce qui concerne les exportations, les excédents très importants de la balance commerciale chinoise sont aujourd’hui « contrariés, comme le dit pudiquement Aguignier, par des résistances de la part du monde extérieur, moins enclin à [les] absorber ». Et il semble que le ralentissement de la demande venue d’Europe et des États-Unis soit là pour durer.
Pour Michael Pettis, un économiste basé à Pékin, « si la croissance des exportations ralentit suffisamment pour entraîner une importante contraction de l’excédent commercial de la Chine, Pékin devra très probablement réagir soit en augmentant encore les investissements dans les infrastructures (et donc le poids de la dette du pays), soit en laissant le chômage augmenter ».
Le problème, c’est que le poids de la dette s’est considérablement alourdi ses dernières années, au point de représenter officiellement aujourd’hui environ 275 % du PIB – officieusement plutôt 330 %. La marge de manœuvre n’est donc plus la même qu’à la fin des années 2000, quand le gouvernement avait pu intervenir massivement du côté de l’offre pour relancer l’économie.
À l’époque, le ratio d’endettement était moitié moindre. Et même si la dette « est avant tout domestique », comme le fait remarquer Aguignier, on voit mal vers quels types d’investissement et dans quelle proportion ceux-là pourraient augmenter : la Chine d’aujourd’hui, contrairement à il y a 30 ans, est extrêmement bien dotée en infrastructures et les investissements représentent 45 à 50 % du PIB, un des plus forts ratios au monde.
Par ailleurs, les ménages investissent surtout dans l’immobilier – secteur qui représente avec les industries induites quelque 30 % du PIB. À la faveur de la crise de ce secteur fin 2021, précipitée par les difficultés en cascade des plus grands promoteurs de Chine, dont Evergrande, qui se débat avec sa dette de 300 milliards de dollars (un peu plus de 300 milliards d’euros), l’on s’est aperçu que plus de 90 % des foyers chinois étaient déjà propriétaires et que dans les grands centres urbains tels que Shenzhen, Shanghai ou Pékin, 40 % des foyers étaient propriétaires d’au moins deux biens immobiliers !
Dans ce tableau assez sombre, il convient d’ajouter également l’endettement des pouvoirs publics locaux : au premier semestre 2022, tous les gouvernements provinciaux de Chine étaient déficitaires, et au cours des huit premiers mois, les gouvernements locaux ont dépensé deux fois plus que leurs recettes, soit l’« insuffisance » fiscale la plus grave depuis dix ans.
Côté dépenses, ils ont vu leurs budgets très lourdement grevés par les mesures drastiques qu’implique la politique de « zéro Covid » et la crise prolongée du marché immobilier a fait chuter les ventes de terrains, les privant ainsi d’une source de revenus essentielle, déjà bien entamés par des crédits d’impôts accordés aux entreprises imposés par le gouvernement central.
Enfin, les espoirs d’une relance qui se ferait aussi par la consommation interne se sont pour le moment révélés illusoires : la consommation des ménages est passée de 50 % du PIB il y a vingt ans à 40 % aujourd’hui, alors que ce ratio avoisine les 60 % en moyenne dans l’économie mondiale.
S’agissant des chiffres du chômage, la question est elle aussi beaucoup plus délicate, et touche directement des enjeux de stabilité sociale et donc de « sécurité » du pays. Cet été, celui des jeunes est monté à 20 %, soit plus du double de ce qu’il était quand Pékin a commencé à rendre compte de ces statistiques en janvier 2018.
Enfin, il ne reste des moteurs anciens de la croissance que l’innovation et le progrès technologique, largement mentionnés dans le discours de Xi Jinping. Mais là aussi, l’impératif de sécurité s’est imposé aux entreprises chinoises de la tech – Alibaba et Tencent faisant les frais de cette reprise en main très ferme –, et au secteur privé en général.
Eric Sautedé