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Comme un symbole. Alors que la place de la Nation à Paris est déjà bien remplie, vers 14 h 30, le 16 octobre, Jean-Luc Mélenchon arrive vers le camion-tribune au bras d’Annie Ernaux, l’écrivaine féministe de 82 ans, auréolée la semaine passée du prix Nobel de littérature. Après la rentrée compliquée de La France insoumise (LFI), engluée dans l’affaire Quatennens, l’image était calibrée pour annoncer le retour du parti leader de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) sous les feux de la rampe.
La foule massée à son appel – 140 000 personnes selon les organisateurs, 30 000 selon la préfecture –, pour cette marche « contre la vie chère et l’inaction climatique », a achevé ce retour en grâce. Un pari réussi, en dépit de l’échec de LFI à toper avec la CGT pour co-organiser l’événement. De fait, il n’y a pas de gros ballons syndicaux dans le cortège. Mais des syndicalistes sont bien présents, dans la foule comme sur le camion-tribune aux couleurs de la Nupes. Comme Guy, adhérent CGT retraite cheminots, petite moustache et chasuble rouge, qui « regrette que la centrale n’ait pas appelé à rejoindre la marche », mais compte sur la journée interprofessionnelle de mardi 18 octobre pour que « tout converge ».
Le climat social explosif, avec les grèves dans les raffineries et dans d’autres secteurs, et les récentes victoires de la Nupes à l’Assemblée nationale ont contribué à renforcer la mobilisation de ce dimanche. « Il y a beaucoup de colère, mais aussi de l’espoir, car les choses bougent à l’Assemblée depuis quelques semaines, on obtient des victoires, c’est pour ça qu’il y a autant de monde, affirme la députée écologiste de la Drôme Marie Pochon. De ce point de vue, la Nupes est ultra-précieuse, elle donne une puissance collective et fixe un cap clair, dans un climat d’incertitude. »
La gauche rêve d’un « nouveau Front populaire »
Une heureuse concordance des temps sociaux et politiques dont s’est aussi félicité Jean-Luc Mélenchon au micro du camion-tribune : « C’est la grande conjonction », a-t-il déclaré, soulignant qu’au Palais-Bourbon, la Nupes reste soudée pendant que la droite se fracture et que le gouvernement aura bientôt recours au 49-3 pour faire passer en force le budget. Dans cette situation où la gauche semble gagner des points dans la bataille culturelle, notamment sur la taxation des superprofits, l’ancien candidat à la présidentielle a enjoint de ne pas céder à la résignation : « Ne vous résignez pas. L’unité populaire est la solution à la crise. »
Alors que sa précédente référence à l’histoire – la marche des femmes sur Versailles, en octobre 1789 – lui avait valu une polémique, le fondateur de LFI fait cette fois-ci l’analogie avec un autre grand moment de l’histoire de la gauche : « Nous construisons un nouveau Front populaire, qui exercera le pouvoir dans ce pays en commençant par s’occuper du pauvre peuple. » Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste (PS), s’aligne dans la foulée sur son optimisme, en célébrant l’unité retrouvée de la gauche, alors que certains dans ses rangs y voient une capitulation devant les Insoumis – une divergence qui se règlera au congrès du PS, fin janvier 2023.
À l’adresse de ses opposants et des contempteurs de la Nupes, le patron du PS s’est lancé dans une tirade unanimement acclamée : « Si on me demande de rendre des comptes, je leur dirai ce qui me lie à vous : je n’étais pas né que je marchais déjà avec vous, de la Commune de Paris au Front populaire et au 10 mai 1981. Il faut croire au bonheur. Puisque rien n’est donné, il faut aller le prendre. Votre unité est le gage de notre succès, jusqu’à la victoire. »
En bas du camion, le député écologiste Benjamin Lucas, issu des rangs des Jeunes socialistes, savoure cette tectonique des plaques à gauche, qui devrait selon lui conduire à « faire du quinquennat Hollande une parenthèse » : « C’est l’histoire entière de la gauche : il n’y a pas de Front populaire s’il n’y a pas de mouvements sociaux massifs. Il faut que notre unité soit accaparée. On ne transforme pas la société uniquement avec des élections. »
Alors que l’ancien candidat écologiste à la présidentielle, Yannick Jadot, avait annoncé qu’il ne participerait pas à cette marche car elle se faisait « sans les syndicats », les député·es de la Nupes affirment à l’unisson leur plein soutien à ces derniers. « La Nupes doit être la courroie de transmission des mouvements sociaux et syndicaux pour arracher des victoires, nous entretenons un lien intime », affirme le député insoumis du Nord David Guiraud.
Dans la foule qui s’étire de la place de la Nation à la place de la Bastille, Cyrielle, étudiante en histoire, estime ainsi que « même si les syndicats ne sont pas officiellement là, nos slogans pour la hausse des salaires sont les mêmes, et les objectifs sont partagés ; l’essentiel, c’est que ça bouge ».
L’historienne Laurence de Cock, qui avait rejoint le Parlement de l’Union populaire pendant la présidentielle, se félicite aussi de cette marche qui, du fait d’un « bon timing », dépasse largement le rite de masse classique auquel appelle régulièrement Jean-Luc Mélenchon : « C’est l’expression d’une colère sociale qui doit prendre plusieurs formes, dont la grève. L’affluence témoigne du fait que beaucoup de monde attendait ça. »
Le combat féministe éclipsé
Un « bon timing » qui parvient presque à éclipser les affaires Quatennens et Bayou, et leur gestion calamiteuse par les partis. C’était sans compter les militantes de la Relève féministe, une vingtaine selon Mediapart, pour le rappeler, pancartes et sticker collé à la poitrine : « Ni exploitation patronale, ni gifle patriarcale. » Une référence explicite à Jean-Luc Mélenchon et à ses propos minimisant les violences conjugales admises par son fidèle lieutenant Adrien Quatennens.
« On a encore des hommes qui ne comprennent rien à la question, et qui se protègent entre eux, dit à Mediapart Gwendoline, qui brandit une pancarte « Violence = combien de gifles ? ». C’est complètement idiot de mettre un quota de gifles. » Sara Tij, candidate de la Nupes aux législatives dans les Hauts-de-Seine, analyse : « La structure des partis reste patriarcale. On pensait qu’ils portaient la cause féministe d’une manière franche et sincère, et une fois les élections passées, c’est comme si notre cause avait été utilisée pour avoir des voix. »
« On se bagarre beaucoup en interne parce que c’est très compliqué de changer les mentalités, confie aussi Agnès, également membre de LFI. Parce que pour beaucoup, c’est comme si le combat social était plus important, alors que, pour nous, il est aussi important que le combat féministe. »
À part elles, il n’y avait presque aucune pancarte sur les questions d’égalité ou de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Il n’a pas non plus beaucoup été question d’égalité salariale entre les femmes et les hommes dans les prises de parole publiques. Les militantes féministes de la première heure le regrettent : « C’est très impressionnant, cette absence totale des questions d’égalité ou de lutte contre les violences,dit à Mediapart Caroline De Haas, présente à la manifestation. Il faudrait un mouvement féministe plus fort, que la gauche ne pourrait pas ignorer. »
« Qui ne comprend pas le féminisme ne comprend pas non plus les luttes sociales ou anticapitalistes. Tous ces chefs de partis de gauche ne comprennent pas qu’il faut lier la lutte contre le patriarcat, le capitalisme, le racisme. Ces affaires l’illustrent de façon exemplaire. Je pense qu’il faut tout simplement changer de chefs à gauche », estime l’élue écologiste au conseil de Paris Alice Coffin.
Comme elle, Sandrine Rousseau est allée à la rencontre de ces militantes : « Je voulais aller les saluer, car peu de leaders politiques l’ont fait. Les féministes sont toujours accusées d’être trop radicales, on est dans une nouvelle étape de ce phénomène. Les féministes sont à gauche, le #MeToo politique touche donc particulièrement la gauche, ce qui rend le moment compliqué. »
Une étape avant d’autres mobilisations
Plus en avant du cortège politique, un rassemblement hétéroclite de « gilets jaunes », de groupes antifascistes, de simples manifestants peut-être plus radicaux – plusieurs milliers sans doute – remonte rapidement la rue du Faubourg Saint-Antoine vers la Bastille. Une banque Société générale fait les frais de quelques membres du black bloc, entraînant une réplique policière immédiate : charge et gaz lacrymogène.
Le cortège est ensuite coupé en plusieurs morceaux par des cordons de CRS et des gendarmes mobiles. Plutôt discrets au début de la manifestation, les troupes en bleu sont de plus en plus voyantes à mesure que les esprits s’échauffent dans le cortège. Ce dernier est d’ailleurs obligé, à hauteur de l’avenue Ledru-Rollin, d’avancer au rythme des cordons de CRS qui frappent sur leur bouclier. Alors que les services de police avaient averti les organisateurs des risques de présence de « personnes violentes de l’ultragauche », il n’y a cependant pas d’incident majeur.
Les chants gilets jaunes et antifascistes fusent, de même que les slogans antipolice. Sur la place de la Bastille, le face à face est tendu mais n’occasionne finalement que peu d’échauffourées. Et puis le reste de la manifestation arrive. La « marée humaine », comme aime à le dire Jean-Luc Mélenchon, a raison du chahut. Pas forcément du tumulte à venir.
Mathieu Dejean, Christophe Gueugneau et Valentine Oberti