Est-ce dû à la centralité de l’idée constitutionnelle dans son histoire politique depuis plus d’un siècle et demi ? Il semble en tout cas que la Tunisie se soit spécialisée dans une modalité particulière de prise du pouvoir, celle du coup d’Etat constitutionnel. L’ex-président Ben Ali y avait eu recours pour renverser le vieux leader Habib Bourguiba, le 7 novembre 1987.
Trente-quatre ans et une révolution plus tard, c’est également en invoquant la Constitution que le président Kaïs Saïed a réalisé, le dimanche 25 juillet, un coup de force en s’accaparant, en vertu d’une lecture très personnelle de l’article 80 de la Loi fondamentale, la totalité du pouvoir. Avec le feu vert de l’armée, il concentre désormais entre ses mains les fonctions exécutive, législative et judiciaire que la Constitution de 2014 avait pris soin de séparer, et même de fragmenter en ce qui concerne l’exécutif.
La question est désormais de savoir s’il s’agit d’une panne passagère dans la construction chaotique mais obstinée de la démocratie tunisienne ou d’un coup d’arrêt durable donné à cette dernière. M. Saïed attendait en fait impatiemment de franchir le Rubicon. Depuis son élection, en octobre 2019, il n’a cessé de vouloir étendre ses prérogatives et d’appeler à une modification de la Constitution qui donnerait le pouvoir au peuple dont il se réclame.
L’occasion de passer à l’acte lui a été fournie par la descente aux abîmes d’une classe politique ayant fait depuis la révolution de 2011, mais surtout depuis deux ans, la preuve de son incapacité à relever les défis posés par un pays en pleine déconfiture politique, économique et sociale.
Alignement des planètes
De fait, M. Saïed a bénéficié d’un alignement des planètes exceptionnellement favorable pour passer à l’acte. Le parti islamiste Ennahda a été totalement discrédité par ses pratiques clientélistes et prébendières et un exercice du pouvoir qu’il monopolise pratiquement depuis octobre 2011. Centré sur ses seuls intérêts, celui-ci a provoqué en moins de dix ans un rejet radical dont témoignent les saccages qu’ont subis ses locaux un peu partout dans le pays, y compris dans ses fiefs, lors des manifestations du 25 juillet. Il était donc facile pour le chef de l’Etat de lui donner le coup de grâce.
Les classes populaires, épuisées par l’augmentation du coût de la vie, la permanence d’un chômage de masse, l’extension de la corruption, auxquelles est venue s’ajouter la gravité de la crise sanitaire, écœurées par le comportement de ses élus et sensibles à la rhétorique populiste du chef de l’Etat, ne pouvaient par ailleurs qu’approuver son intention déclarée de mettre fin à la gabegie.
Des foules en liesse ont exprimé, dès le soir du 25 juillet, leur enthousiasme devant l’action d’éclat de celui qu’elles considèrent comme leur sauveur, rôle qu’il était d’ailleurs prêt à endosser. Leur soutien a été renforcé par celui d’un « parti de l’ordre » terrifié par le délitement accéléré de l’Etat et qui préfère à tout prendre un régime fort garantissant la sécurité à un processus démocratique n’ayant pas tenu ses promesses.
Enfin, troisième pilier de l’indulgence dont bénéficie jusqu’ici le président, une partie de l’aile dite moderniste de l’opinion, dont celle qui se réclame de l’héritage de Bourguiba, est prête à applaudir toute initiative de nature à affaiblir Ennahda, ou mieux encore, à faire disparaître ce parti de la scène publique. Leur détestation de l’islam politique leur fait oublier que guérir un mal par un danger ne saurait représenter une solution à la crise que traverse le pays.
Erreur d’appréciation
D’autant qu’ils font sur ce plan une grossière erreur d’appréciation : ce n’est pas tant pour des raisons idéologiques que le président de la République et les islamistes s’affrontent depuis près de deux ans, mais davantage du fait de leur irréconciliable rivalité politique. En effet, le chef de l’Etat, conservateur assumé et religieux ostentatoire, partage un socle de convictions plus proche de celui des islamistes que des partisans d’une sécularisation de la société et de la sphère politique.
Kaïs Saïed a donc gagné la première manche de son entreprise de conquête d’un pouvoir dont la Constitution et le Parlement lui mesuraient l’étendue. L’incontestable aura dont il jouit aujourd’hui confirme cette leçon de l’histoire : les coups d’Etat sont souvent populaires quand ils sont supposés mettre fin à une situation devenue incontrôlable. Mais si, jusqu’ici, la société civile et le puissant syndicat UGTT [Union générale tunisienne du travail] ont exprimé un « oui mais » à sa reprise en main, la société tunisienne n’est pas dépourvue de contre-pouvoirs qui s’inquiètent des inévitables périls du processus en cours.
Les Etat-Unis et l’Union européenne ont, pour leur part, exprimé leur inquiétude et exigé la sauvegarde de l’Etat de droit et des libertés publiques, ainsi que la reprise des activités de l’Assemblée. Or, la Tunisie, au bord de la banqueroute, a un urgent besoin de leur soutien financier.
Enfin, le chef de l’Etat devra agir sur les causes d’une interminable crise dont il a profité s’il veut conserver le soutien populaire. En deux ans de présidence, il a multiplié slogans et argumentaires complotistes sans jamais produire de réflexion structurée sur la façon de remettre sur pied une économie en ruine et de redonner espoir à une population exténuée. Il n’est pas improbable que, incapable de répondre aux demandes sociales qu’il a encouragées, il se réfugie dans une dérive dictatoriale qui sonnerait le glas de la seule expérience démocratique ayant survécu aux insurrections arabes de 2011.
Sophie Bessis (Historienne et politiste)