Question cruciale, car tout être humain, toute société aspire dans ses actes à un développement harmonieux, tant sur le plan culturel, social ou économique à l’échelle individuelle ou collective. C’est même, et en dernière instance, le sens de tout acte politique, de révolte, de protestation ou de révolution.
Par développement, il faut comprendre la croissance économique et matérielle qui est la matrice de toute émancipation humaine, sociale et culturelle. C’est la production des richesses puis l’échange et sa distribution qui constituent les fondements de tout régime social et politique, suivant la logique des besoins hiérarchisés. Cela signifie que les êtres humains sont des êtres concrets, ils créent leur propre monde social. En tant qu’êtres, ils doivent d’abord satisfaire leurs besoins matériels en mangeant et en buvant, en s’assurant de la nourriture, d’un abri, de vêtements et des conditions de base d’une existence saine, avant de poursuivre la satisfaction de besoins de développement plus élevés, nécessaires à la pleine réalisation du potentiel humain. Seulement, ces besoins de développement s’inscrivent aujourd’hui dans un système qui est le capitalisme.
C’est ce que M. Arabi a bien souligné. Penseur de « gauche », comme il a tenu à se présenter, il considère que l’Algérie est en panne d’un projet de développement. Mais ce projet doit s’inscrire fatalement dans ce capitalisme et le libéralisme ambiant. « Les gens de gauche », dit-il, « doivent savoir que l’Algérie a un énorme retard sur le plan économique. Elle n’est pas la Corée, elle n’est pas Taiwan, elle n’est pas un dragon comme le sont les dragons asiatiques ».
Ce qui a empêché l’Algérie de suivre le chemin emprunté par ces pays qui ont démarré au même moment que nous dans les années 1960/1970, et ce qui empêche aujourd’hui d’emprunter le même chemin, c’est-à-dire celui du libéralisme économique, c’est d’un côté « la forte présence de l’Etat durant les soixante dernières années », et de l’autre côté « c‘est l’émergence d’un capitalisme patrimonial et paternaliste », à l’image du patron Rebrab qu’il cite comme la personnalité la plus représentative de cette dynamique.
Celui-ci, selon Arabi, « est capable d’offrir un mouton de l’Aïd gratuitement à ses travailleurs, mais il reste dans l’incapacité de laisser ces mêmes travailleurs organiser leur section syndicale ». Pourtant, renchérit-il, « le Code du travail qui existe en Algérie est universel. Mais ses dispositions ne sont malheureusement pas appliquées. Il n’y a même pas de comité de participation à Cevital. Même pas de comité d’entreprise ». L’entreprise privée algérienne, à l’image de cette grande boite qui est Cevital, prise comme exemple par Arabi, est dans l’incapacité d’assurer un développement car elle fonctionne en dehors de la légalité capitaliste et libérale.
Mais malgré cela, Arabi souligne qu’il est favorable « à l’émergence de patrons privés, qu’il y ait beaucoup de Rebrab en Algérie, c’est sa chance. Mais un Rebrab à qui on impose l’application du code du travail ». Ce n’est pas à l’Etat de développer l’économie. « Au lieu de charger l’Etat d’une tache aussi lourde, il faudrait chercher le développement de ce capitalisme privé ». L’Etat se contenterait de veiller à l’application de ce code du travail et des lois du libéralisme en général, car seule cette voie serait possible. Elle l’est pour M. Arabi, pour qui, « nous ne sommes pas dans une lutte idéologique seulement. Il faut tenir compte de l’étape historique à laquelle nous sommes arrivés ».
L’impossible développement dans le cadre du libéralisme est, pour Hocine Belaloufi [2], un invité à l’émission, justement lié à cette incapacité des libéraux, à l’image de Rebrab qu’il cite, de faire une plus-value et une valeur ajoutée en dehors du commerce de l’huile et du sucre. Pour H. Belaloufi, l’Algérie n’a pas un retard à rattraper. « Le problème n’est pas dans le retard, car cela veut dire qu’il y a une normalité et qui serait celle du développement du capitalisme tel qu’il existe à l’échelle mondial. Si on considère cette normalité, l’Algérie est en effet en retard. Si l’on considère que le développement mondial s’est fait d’une manière contradictoire, où une minorité de puissances européennes, nord-américaines, japonaises et asiatiques ont développé leur économie et leur puissance en dominant et en exploitant le reste de la planète, là ce n’est plus une question de retard. C’est pour cela qu’il faut lutter pour un nouvel ordre économique, international, pour la remise en cause de cet ordre plutôt que de s’y mouler ».
À propos du miracle coréen dont on nous parle, continue Balaloufi, « on oublie simplement d’expliquer que la Corée, la Japon, Taiwan et Singapour ont été tenus à bout de bras par les Etats-Unis d’Amérique dans la cadre de la guerre froide. Il y a eu même des guerres en Corée, au Vietnam et dans la région et en plus, ce développement s’est fait sur la base d’une dictature militaire très dure, en Corée du sud en particulier ». « Il faut donc un Etat stratège », conclue Balaloufi, « pour que l‘Etat reprenne en main le projet économique, sans être contre l’existence d’un capitalisme privé. Mais, le marché, les capitalistes privés font de l’économie pour faire du profit et ils ne voient pas plus loin que leurs marges de profit. Ils n’ont pas la vision stratégique que seul un Etat peut avoir. Il faut donc que l’Etat redevienne la colonne vertébrale, le stratège qui va développer le pays, en opposition et en combattant les puissances impérialistes, un peu comme l’a tenté Boumediene, dont se réclame quelque part Belaloufi, notamment « dans son affrontement militaire, diplomatique, financier aux puissances impérialistes ».
Voilà en quelques lignes un aperçu de l’échange, fort intéressant et appréciable, entre les deux intervenants du débat organisé par AlternaTV. Il faut toutefois souligner que ce ne sont là que des éléments d’un débat qui a commencé spontanément à la fin de l’émission qui avait un autre objectif.
Un détour théorique et historique
Le plus important, c’est la problématique posée. Cependant, pour bien saisir les enjeux que soulève cette question, il faut faire un détour théorique, historique et épistémologique pour situer sa portée politique.
Il ne faut pas perdre de vue, car c’est la base du débat, que cette question s’inscrit à l’intérieur du système capitaliste comme nous l’avons souligné auparavant. Elle a ses origines, du moins elle a pris sa dimension universelle, au XIXe siècle avec la révolution industrielle. Ce fut un moment historique qui a révélé à l’humanité les possibilités qu’offraient la machine et le moteur, ancêtres du robot, pour un développement sans limites. La pensée capitaliste comme la pensée anticapitaliste, la pensée socialiste et la pensée marxiste dominante, au-delà de Marx et d’Engels, étaient toutes imprégnées du positivisme, c’est-à-dire la croyance dans un progrès sans limites. Un progrès qui permettrait à l’utopie de se réaliser, une utopie technologique.
Ce positivisme dominant le long du XIXe siècle, siècle de révolutions démocratiques bourgeoises en Europe, se poursuit dans le XXe siècle dans la critique socialiste dominante. La social-démocratie en Allemagne puis en Russie défendait une conception étapiste et universelle de l’histoire. L’humanité suivrait fatalement et inéluctablement les mêmes étapes dans son développement. Ainsi, pour la social-démocratie allemande, l’Allemagne, arrivée en retard dans ce développement après la France et la Grande-Bretagne, a néanmoins achevé son étape capitaliste. La société allemande serait prête à passer vers l’ultime étape qui serait le socialisme. La Russie en revanche, en plein « Hirak » depuis 1905, doit passer l’examen capitaliste avant de penser à son dépassement.
Cette vison téléologique est cependant revue et corrigée par deux penseurs russes : Lénine et Trotski. Pour le premier, le développement de la Russie passe par le dépassement de l’étape capitaliste vers l’étape socialiste par un processus ininterrompue. Pour le second, ce dépassement passe par une combinaison dialectique des taches politiques liées aux deux étapes historiques par un processus, cours ou long, mais permanent. Mais les deux penseurs partent du même paradigme, celui de la social-démocratie allemande. Ils le corrigent seulement. Nous sommes au début du XXe siècle au moment où apparaît le phénomène impérialiste qui change les donnes du capitalisme. Car la révolution industrielle accélère l’histoire et avec elle la forme de développement du capitalisme.
C’est ce que souligne l’économiste belge Ernest Mandel. Pour lui, à la deuxième moitié du XXe siècle, le capitalisme est passé à son 3° âge [3]. L’auteur explique les mutations qui se sont produites dans les structures et le fonctionnement du capitalisme. Il part d’une posture méthodologique que le capitalisme évolue, non pas en fonction d’une détermination prédominante, mais de tout un ensemble de variables qui commandent les fluctuations du taux de profit et qui ne sont pas toutes des variables purement économiques. Les fluctuations du taux de profit sont comme la sismographie de histoire du capitalisme compte tenu du fait que leurs déterminations se combinent et agissent d’une manière qui change à travers les étapes du système et singularise chacune de ses phrases.
Partant de ces prémisses méthodologiques, nous pouvons, sans risque de nous éloigner du réel, dire que le monde capitaliste est, en ce XXIe siècle, à son 4° âge. Un âge marqué par un capitalisme de catastrophe ou ce que John Bellamy Foster et Intan Suwandi [4] désignent par un « impérialisme tardif » et un « capitalisme de catastrophe ». Les circuits du capital de l’impérialisme tardif, écrivent-ils, « générant une crise écologique planétaire qui se développe rapidement, menace d’engloutir la civilisation humaine telle que nous la connaissons ; une véritable tempête de catastrophe. Cela vient s’ajouter à un système d’accumulation qui est séparé de tout ordre rationnel des besoins de la population, indépendamment de son rapport à l’argent. L’accumulation et l’accumulation de richesses en général dépendent de plus en plus de la prolifération des déchets de toutes sortes. Au milieu de cette catastrophe, une nouvelle guerre froide et une probabilité croissante de destruction thermonucléaire ont émergé, avec au premier plan des États-Unis de plus en plus instables et agressifs. La pandémie Covid-19 et la menace de pandémies croissantes et plus meurtrières sont le produit de ce même développement impérialiste tardif. Les chaînes d’exploitation et d’expropriation mondiales ont déstabilisé non seulement les écologies, mais aussi les relations entre les espèces, créant une infusion toxique de pathogènes ».
Tout cela peut être considéré comme le résultat d’une nouvelle ère où le débat d’étape censée porter l’humanité sous-développée à rattraper son retard est caduc. Débat qui a peut-être un intérêt épistémologique, mais il n’a aucune portée politique.
M. Arabi se trompe tout simplement de problématique. Quand H. Belaloufi a rappelé à juste titre la nécessité de redonner à l’Etat sa fonction stratégique du développement, il répond en partie à la fausse question de M. Arabi. La vraie question d’aujourd’hui est quel projet assigner à cet Etat ? Sûrement pas celui qu’a tenté de construire Boumediene. Car celui-ci était dans une phase où le capitalisme était à son 3° âge.
Nadir Djermoune
[1] Mohand Arabi est économiste de formation, étudiant à l’université de Tizi Ouzou, puis enseignant à l’université de Béjaïa/Bgayet est aujourd’hui installé au Canada.
[2] Hocine Belaloufi est journaliste, écrivain-essayiste. Le dernier ouvrage qu’il a publié sur le Hirak est intitulé « Algérie 2019-2020, Le peuple insurgé, entre réforme et révolution », éditions Koukou.
[3] Ernest Mandel, Le troisième âge du Capitalisme, Paris, Éditions de la Passion,1997
[4] John Bellamy Foster et Intan Suwandi (Le Covid-19, la crise écologique et le « capitalisme de catastrophe », voir sur ESSF (article 54171), Covid-19 & pandémies (théorie) : Les chaînes de produits de base et les crises écologico-épidémiologiques-économiques.)