1- La situation politique et sociale globale et internationale se pose autour de la problématique de « fin d’un cycle dans le développement capitaliste ». Mais, s’agit-il de la fin du cycle néolibéral engagé par Reagan/Thatcher au début des années 1980 ? ou s’agit-il de l’étape post « mur de Berlin » à l’intérieur de ce même cycle ? Est-ce que les crises financières répétitives « sonnent le glas » du néolibéralisme et est ce qu’elles ouvrent sur une phase révolutionnaire ? autant de questions que pose cette assertion de cycle. Et s’il y a lieu de parler d’un « nouveau cycle », comment le qualifier ?
A titre de rappel, on parle d’un cycle néolibéral engagé après la fin des « 30 glorieuses ». Ces dernières sont marquées par l’expansion de l’économie capitaliste avec une certaine présence étatique et une dose de keynésianisme dans les pays capitalistes avancées mais aussi par la présence d’une forme développement économique administré dans les pays de l’Est. Cette période correspond pour l’Algérie au développement d’un capitalisme d’Etat après l’indépendance du pays. Sur la longue durée, on peut aussi évoquer les trois Ages du capitalisme théorisé par E. Mandel et les cycles d’ondes expansives et régressives qui s’alternent. Peut-on parler aujourd’hui d’un quatrième Age, un stade de développement impérialiste « stratosphérique » [1] où l’activité économique serait de plus en plus transnationale ?
Quoiqu’il en soit, si on se limite à l’Algérie, on peut dire que cette situation correspond à un moment « post-hirak », c’est-à-dire un moment d’échec d’une possible rupture avec le régime, voire du système, en place. Situation qui annonce un saut significatif dans l’affirmation et l’expansion du capitalisme algérien avec son corollaire le développement et la consolidation d’une bourgeoisie appelée « oligarchie ». Si la période du capitalisme d’Etat sous Boumediene marque l’échec (ou les limites historiques) de la politique volontariste d’un développement capitaliste souverain, la phase sous Chadli est marquée par une ouverture vers le marché et un libéralisme latent, suivie par un libéralisme larvé lors des années de guerre civile terroriste. Bouteflika a engagé définitivement l’économie Algérienne sur la voie du néolibéralisme. Si celle-ci semblait avoir gagné la bataille idéologique, sur le plan politique le régime Bouteflika s’est vu obligé d’affronter des luttes sociales intermittentes depuis 2001. Ce qui l’a amené à user de « l’achat de la paix civile » qui a abouti au « Hirak ». Aujourd’hui Tebboune semble s’engager sur la même voie avec un autoritarisme policier et militaire sans vergogne.
2- Dans ce contexte et sur la scène internationale, la crise ukrainienne émerge pour annoncer cet « fin de cycle » au niveau mondial. Au-delà de l’urgence de la guerre engagée par Poutine contre l’Ukraine, il y a, sur la longue durée du développement du capitalisme, un nouveau rapport de de force impérialiste qui s’impose. Ouvre-t-il sur un risque de guerre globale et une possible révolution mondiale comme le prônait Trotski à la veille de la 2° guerre ou comme ce fut le cas après le 1° guerre qui a ouvert sur la révolution russe et la dynamique révolutionnaire à Weimar ?
Mais quel que soit l’issue de cette guerre à court terme, le conflit inter-impérialiste est installé. Il ne prend pas la forme d’une guerre directe où chaque camp tente de s’emparer d’une partie du monde, comme dans le cas le plus classique de la Première Guerre mondiale. C’est une invasion par une puissance impérialiste d’un pays non impérialiste, ce dernier étant soutenu par une autre puissance impérialiste qui l’utilise dans la rivalité inter-impérialiste. Dans ce cas, et vue sous cet angle, la construction d’une 3°voie passe par le soutien à la résistance des ukrainiens. Et, doit-on souligner pour les incrédules, le soutien au peuple ukrainien n’est pas synonyme d’un soutien au gouvernement de Zelensky.
Enfin, nous pouvons dire qu’avec cette guerre un nouveau cycle dans le développement du capitalisme est désormais ouvert dans un monde plus que jamais interdépendant. L’aspect le plus déterminant est la question énergétique qui place l’Algérie dans une situation cruciale et favorable au niveau régional et mondial.
3- Alors que le conflit s’enlise en Ukraine, la Palestine s’invite au débat et au combat. En effet, l’attaque menée par des combattants palestiniens sur et dans le territoire occupé par Israël consiste à rappeler au monde que le nouvel équilibre des puissances impérialistes mondiales qui se dessine ne peut se faire sans les palestiniens.
Si, à l’état actuel des choses, il est difficile de définir la nouvelle distribution des cartes, nous constatons toutefois qu’une nouvelle dynamique s’enclenche :
– l’impérialisme occidental est déjà malmené par la guerre en Ukraine ainsi que par les pseudos révoltes sous forme de coup d’état dans le sahel. L’union sacrée de « l’occident » est déjà engagée avec la crise ukrainienne.
– Le « nouveau » monde appelé BRICS qui réclame une multipolarité, en s’opposant à l’oligarchie américaine et européenne, va forcément se diviser ou du moins va connaitre des tensions. La politique de l’Inde est déjà acquise à Israël. La posture du gouvernement Modi d’extrême droite développe une haine des musulmans. Il y aura forcément des tensions avec l’Iran qui vient de rejoindre les BRICS, en attendant les réactions chinoise et russe.
– Les arabes qui s’apprêtent à effacer la Palestine de leur agenda vont être malmené.
– Enfin, l’opinion des peuples dans le monde épris de justice vont se rappeler qu’il y a un « nouveau Vietnam ».
Il y a toutefois un Hic dans cette dynamique : la direction palestinienne « Hamas » lance un appel aux seuls musulmans pour défendre et reconquérir El-Qods, sur le même ton des sionistes qui évoquent le temple de Soleiman et la « terre promise »…..Or, la liberté des palestiniens interpelle tout le monde. Les palestinien-ennes ont besoin de vivre libres et dignes sur leurs terres, cultiver leurs oliviers et leurs figuiers librement…L’esplanade d’El Qods est juste là pour faire la prière et accueillir les touristes.
Mais cette posture religieuse du Hamas ne doit pas être la source de refus d’un soutien franc de la résistance palestinienne. En réalité, ceux qui se focalisent sur le Hamas ou se sentent obligés de s’en démarquer en évoquant cette dimension religieuse tentent de se dédouaner de la non dénonciation du caractère colonial et barbare de l’Etat d’Israël. De même, à gauche, évoquer le seul caractère de classe de la lutte des peuples et espérer un clivage de classe dans la société sioniste relève de la cécité historique quand on connait au moins le combat contre le colonialisme du peuple algérien.
En Algérie, des voix s’élèvent pour se démarquer du soutien historique et inconditionnel à la cause palestinienne. La tendance reste toutefois majoritairement pour la Palestine. Mais le gouvernement de Tebboune empêche toute manifestation libre pour exprimer cette solidarité à l’échelle populaire de peur d’une radicalisation populaire antiimpérialiste qui risque de remettre en cause sa propre légitimité. C’est donc un double combat que porte le soutien à la lutte des palestiniens.
4- Au niveau national, le président Tebboune tente d’imposer un frein (ou un redéploiement) à la libéralisation toute azimut et au processus de privatisation, jugé informel et désordonné, de tous les secteurs économiques. C’est ce que signifie la tentative de réorganisation des secteurs des plus « tape à l’œil » de l’industrie automobile ou encore pharmaceutique. Ce sont là les exemples d’actions les plus visibles. C’est aussi le cas pour le commerce extérieur en bloquant l’importation d’un certain nombre de bien de consommation et de service en attendant une régularisation par l’état. De même pour les différentes actions pour réguler le marché intérieur des fruits et légumes après les crises récurrentes de « l’oignon » au mois de Ramadhan, de la tomate en plein mois d’Aout, du melon et du poivron durant tout l’été….
Mais ce redéploiement économique dans cette « nouvelle Algérie » avec un contrôle étatique n’est pas synonyme d’une économie néo-keynésienne et encore moins « étatique ». Tebboune veut une « moralisation » de ce libéralisme en prétendant atténuer sa dimension jugée anarchique, ou ce qui est nommé « capitalisme sauvage ». Mais cette « moralisation » cache mal son volet autoritaire, répressif et antidémocratique qui est l’objectif direct de sa démarche. Cet autoritarisme a tout l’aire d’être structurel, en prenant l’émergence du capitalisme russe et chinois comme modèle. Mais quelle capacité dispose Teboune pour réaliser cette moralisation contre sa propre « oligarchie », du moins si on lui accorde la « bonne » intention ?
Le capitalisme algérien entame une phase significative dans la structuration de son économie, de la société et de sa gestion politique. Le régime tente de poser les bases d’un capitalisme « moins sauvage », régulé et moralisé. Pour cela, il lui faut discipliner sa propre oligarchie qui lui sert de base sociale et de clientèle, mais aussi et surtout écarter tout danger d’organisation autonome et démocratique de tout mouvement populaire, syndical, associatif et politique. Mais pour réaliser cet objectif, il lui faut une autorité politique que seul un parti politique (ou une coalition de partis) pour encadrer la société, sur le modèle du parti communiste chinois ou encore le modèle vietnamien. L’absence de cette structure pour l’instant est remplacée par la forte présence de l’armée et du tout répressif à tous les niveaux.
5- Cette faiblesse ne se traduit pas toutefois par l’isolement du régime. La fin du Hirak a engendré un vide politique, une démission de la société et une grande partie de ses élites. Plus qu’une résignation, des franges de la société et des élites politiques, de droite comme de gauche, rejoignent Tebboune dans un soutien franc pour certains, par un soutien critique lâche et hypocrite pour d’autres. Cette adhésion à la feuille de route du régime s’exprime par le rejet de la dimension subversive du hirak, voire de sa légitimité. Elle s’exprime aussi par une absence totale d’opposition et la faible mobilisation de soutiens aux prisonnier-ères d’opinion. Elle se nourrit en filigrane par l’adhésion à la voie de développement économique préconisée dans le camp des puissances émergentes du BRICS.
6- Si la bourgeoisie algérienne a encore une fois montré sa nature conservatrice antidémocratique et reste incapable de porter une quelconque révolution ou un projet démocratique, -voire notre analyse du Hirak et la nouvelle Algérie- la classe ouvrière non plus n’a pas montré une présence politique apte à diriger la protestation. Cette lacune n’est d’ailleurs pas spécifique au Hirak. Elle est historique pour l’Algérie. Pour comprendre cette situation, il faudra dépasser le simple rappel du slogan idéologique « des limites historiques de la bourgeoisie des pays arriéré et dépendants ». En Algérie, la classe ouvrière n’a pas été à la direction du mouvement national qui a donné l’indépendance du pays. Elle était aussi absente dans la direction de la révolte de la jeunesse Kabyle en 80. Elle a aussi laissé la place à la petite-bourgeoise pour mener la protestions d’octobre 88 vers une barbarie islamiste. La même chose pour la révolte de Kabylie en 2001. Est-ce une faillite des élites de gauche ? Entre ceux qui ont toujours préconisé un soutient critique à une fraction du pouvoir au nom des « contradictions principales » et ceux qui maintiennent les travailleurs dans une posture revendicative « devant un pouvoir de fait », la classe ouvrière algérienne se retrouve politiquement orpheline et se tourne à chaque fois vers les couches petite-bourgeoises. -voir aussi la lecture développée dans le texte du « hirak et la nouvelle Algérie »
7- Aujourd’hui, le premier mandat de Tebboune tire à sa fin. Se dessine un deuxième que lui permet sa constitution amendée. Mais politiquement, dans un monde perturbé de toute part, d’autres possibilités sont envisageables. Si rien ne semble troubler le régime dans sa voie répressive, sa feuille de route sociale, économique et diplomatique affiche des signes d’essoufflement.
Sa première impasse est dans l’image qu’il perfectionne auprès de la jeunesse autour des exploits sportifs des clubs de football et notamment de l’équipe nationale. Dans une course effrénée dans la construction de stades pour « des compétitions mondiales », avec comme challenge l’organisation de la coupe d’Afrique des nations, l’Algérie vient de perdre la face devant son concurrent immédiat le Maroc. Celui-ci, jouant lui aussi sur le même terrain et perfectionnant la même image auprès de sa jeunesse, s’octroie l’organisation de la prochaine coupe d’Afrique et celle de la coupe du monde. Le retrait de l’Algérie de la course pour l’organisation de cette coupe d’Afrique, la veille de la décision, sonne comme une réaction du mauvais perdant. Mais difficile d’effacer son incapacité à jouer dans la cour des grands auprès d’une jeunesse chauffée à blanc par une propagande médiatique aussi ridicule que chauvine.
Le deuxième échec dans l’entretien de cette image d’un « pays capable de jouer dans la cour des grands » est dans le rejet de sa candidature par les BRICS. La rapidité avec laquelle Tebboune « clos le dossier » devant les questions d’un journaliste traduit « l’humiliation » subit par ce rejet inattendu.
Mais, le grand échec est dans la sphère économique. Mis à part le secteur de l’énergie, l’oligarchie a le monopole des principaux secteurs d’importation, mais aussi de la production et de la distribution des produits agricoles. Elle semble être à l’origine de la perturbation du marché des fruits et légumes comme arme de pression sur le pouvoir. Ce qui a amené Tebboune à négocier avec les organisations patronales l’allégement des mesures de régulation et de « moralisation » de cette économie informelle, jugées trop dures pour l’investissement. En ne tenant compte que des intérêts des « investisseurs », il laisse les travailleurs et des larges couches de la société sans boussole. Cette première grande concession faite à l’oligarchie sans conséquence tangible pour le monde du travail atténue l’image du père de famille qu’il confectionne depuis son intronisation.
L’appel à un front interne pour contrecarrer l’ennemi interne et externe devient un slogan creux.
8- Mais quelques soit les limites et les contradictions du pouvoir, le vide politique dans la société persiste. Résignation ou démission, les partis politiques qui ont pignon sur rue se contentent de chercher une unité nationale sous l’ombre d’un président à la recherche d’une base. L’argument du complot extérieur a encore une portée pour les incrédules. Mais, la persistance de la crise nourrit le désespoir. Devant les crises qui se suivent et persistent, du Covid à la sècheresse, de la guerre en Ukraine à la Palestine d’aujourd’hui le repli identitaire sonne comme un refuge. Un « père de famille » faible peut laisser la place à un père de famille plus fort.
Tous ces éléments concourent vers une redéfinition du projet d’émancipation sociale et démocratique qui passe par une évaluation de toute action politique en partant du Hirak. Cette évaluation peut s’élargir à l’échelle de l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier algérien et des avant-gardes politiques. Elle passe ensuite par une critique des élites politiques, des libéraux aux islamistes. De même qu’il est nécessaire de se pencher sur la nouvelle configuration sociologique de la société algérienne façonnée par le développement capitaliste depuis l’indépendance du pays. Où en-est la classe ouvrière, qu’en-est -il de la bourgeoisie ? quelles sont les nouvelles questions et les nouvelles problématiques ?..etc.
« À un moment donné », écrit Mario Tronti, « je me suis rendu compte que cela rejoignait quelque chose que nous n’avions jamais pris en compte : à savoir qu’entre les luttes et le capital, plus précisément entre les travailleurs et le capital, entre les deux, il y avait la politique. C’est-à-dire qu’il y avait ce terrain que nous n’avions pas pris en compte, que nous avions toujours laissé un peu à l’écart, un peu victime de la tradition marxiste orthodoxe, pour laquelle la politique est le résultat presque automatique des contradictions objectives, réelles, et la politique exprime quelque chose qui existe déjà en dessous d’elle ».
Nasser Aheddad