Elle représente 51 % de la population immigrée du pays. La troisième génération d’Albanais en Grèce s’étoffe. Contrairement à l’opinion dominante selon laquelle les Albanais, environ 500 000 à travers le pays, ont été harmonieusement intégrés dans la société grecque, censée être devenue plus réceptive à leur égard, nombre d’entre eux ne se sentent toujours pas acceptés. Souvent confrontés au racisme institutionnel et voyant leurs droits fondamentaux souvent bafoués, beaucoup envisagent de retourner dans leur pays ou de s’installer dans un pays tiers, s’ils ne l’ont pas déjà fait pendant la dernière décennie, celle de la crise économique qu’a subie la Grèce.
Le constat précédent est tiré de l’enquête journalistique du Réseau balkanique de journalisme d’investigation (Birn), qui relève des flambées de violences xénophobes et racistes contre les Albanais. L’enquête souligne que “si en Grèce l’hostilité apparente contre les Albanais est moins visible aujourd’hui qu’elle ne l’a été dans les années 1990, la discrimination institutionnelle à leur encontre reste forte. Un grand nombre d’entre eux préfèrent se fondre dans le paysage, rejetant leur patronyme en adoptant des noms à consonance hellénique. D’autres vont jusqu’à changer de religion.”
Ervin Selou a 18 ans, en 1991, lorsqu’il traverse les montagnes de son pays natal en direction de la Grèce, après l’effondrement du régime albanais (la dictature d’Enver Hoxha). “La lenteur et la lourdeur de la bureaucratie grecque et la résistance de la population à l’intégration des Albanais font que beaucoup doivent attendre des années pour obtenir des papiers officiels”, confie Selou.
Sa demande de nationalité hellénique, déposée en 2009, a finalement abouti en 2019. Ses pairs, explique-t-il au Birn, sont toujours dans cette longue attente de régularisation, dans une attitude toujours bancale, “avec un pied en Grèce et l’autre en Albanie”.
“Appelez-moi Giannis”
Selon le rapport du Birn, Altin, arrivé à Athènes en 1995, fait partie des centaines de migrants albanais qui adoptent officieusement des prénoms grecs. Son parcours n’a pas été simple. Placé par son employeur comme jardinier dans une famille grecque aisée, il a d’emblée suscité de la méfiance. Au bout de quelques semaines, ses qualités et ses efforts d’adaptation à la société grecque ont été reconnus par la famille, qui s’est excusée pour ses préjugés.
Malgré tout, il continue à se faire appeler “Giannis” quand il travaille. “Nous sommes nombreux dans ce cas”, renchérit Nikolas, 31 ans, un Albanais employé dans le bâtiment sur l’île de Leucade. Un de ses compatriotes a troqué son prénom d’Emmanuel pour l’helléniser en Manolis après y avoir été incité par son patron, qui lui a assuré qu’il pourrait “obtenir un meilleur salaire”. D’autres, pour leur assimilation, vont plus loin. Certains musulmans albanais se présentent comme chrétiens et baptisent leurs enfants selon le rite orthodoxe, estimant pouvoir ainsi être acceptés plus facilement.
Malgré tous ces efforts, les Albanais ont été très durement touchés par la crise de la dette entre 2008 et 2018. On estime que, durant les premières années de la crise, de 18 % à 22 % des Albanais sont retournés dans leur pays. Alors que “l’économie grecque dépend aussi de la main-d’œuvre albanaise”, souligne au Birn Eda Gemi, professeure d’économie politique à l’université de New York à Tirana. “Les migrations tant saisonnières que permanentes colmatent la pénurie de main-d’œuvre en Grèce, les petites comme les moyennes entreprises en dépendent. Cette population est une main-d’œuvre flexible, disponible toute l’année et qui n’a pas de droits. Cela se traduira par un énorme fossé à l’avenir en termes de fonds de pension et de services de santé dans les deux pays, et plus particulièrement en Albanie.”
“Les Albanais sont des ingrats”
Sans compter que “les travailleurs saisonniers en Grèce”, reprend Gemi, sont presque tous des migrants en situation irrégulière. Ils vivent dans une intense précarité : sans filet de sécurité, sans contrat de travail et sans assurance santé. L’un d’eux, Marco, avoue toucher la moitié du salaire de ses collègues grecs pour la cueillette des pommes, qu’il effectue trois mois par an dans la région de Véria (dans le nord du pays). Il ajoute qu’il vit dans des conditions insalubres, dans un entrepôt à la campagne.
“Les Albanais sont des ingrats”, a lancé le patron de Latif, 43 ans, également travailleur agricole. “Ces propos très agressifs m’ont heurté au plus profond de moi-même. Mais j’ai dû courber l’échine car je pensais à mes enfants en Albanie”, explique-t-il. Tout comme Marco, Latif estime qu’il est dangereux de protester, malgré ces nombreuses injustices, comme les heures supplémentaires ou les gardes de nuit jamais rémunérées.
“Les nègres blancs de Grèce”
Selon la Commission européenne, entre 2015 et 2016, le pourcentage de Grecs estimant que l’immigration était le plus gros problème dans le pays est passé de 27 % à 41,5 %. “La majorité des Grecs, cependant, reste en faveur des migrants, même si les médias friands d’anecdotes associent souvent immigration et insécurité, ce qui apporte de l’eau au moulin de ceux qui rejettent ces populations”, affirme le journaliste et historien albanais Arben Lala, président de l’Albanian Immigrant Forum, à Thessalonique.
Autre problème : celui du droit de vote et d’éligibilité, notamment pour une fonction publique locale. Ce droit est tout simplement refusé aux ressortissants étrangers résidant en Grèce. Il est à noter que, bien que les Albanais représentent un pourcentage démographique important, aucun parti politique n’a de représentant albanais dans ses rangs.
“Les Albanais étaient, sont et resteront les nègres blancs de Grèce”, nous avait résumé le célèbre écrivain albanais Gazmend Kapllani lors d’un entretien, le 12 janvier 2019. Il a finalement quitté la Grèce après y avoir passé vingt-cinq ans. La raison ? Il n’a jamais obtenu la citoyenneté.
Kostas Zafiropoulos
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