Les manifestations quotidiennes se poursuivent depuis plus de deux semaines dans toutes les villes des États-Unis, grandes et petites. Le caractère multiracial, dirigé par des Noir·es, largement décentralisé et spontané de la plupart des manifestations, dont certaines se déroulent simultanément dans divers quartiers des villes, est le signe indéniable d’un authentique mouvement social de masse. Nombre de manifestants sont sans emploi, et beaucoup vont se joindre aux manifestations pour l’assurance chômage et d’autres luttes sociales dans la période à venir.
Les mobilisations antiracistes ont subi une vaste répression policière, avec notamment l’utilisation des gaz, des agressions contre des manifestants pacifiques, des couvre-feux et des arrestations massives.
Les manifestations qui ont lieu en dehors des États-Unis – de l’Europe à l’Australie, du Japon à l’Afrique, du Mexique au Brésil – ont combiné les protestations contre le meurtre de Floyd, la solidarité avec les manifestations antiracistes aux États-Unis et les protestations contre la brutalité de la police contre les populations noires majoritaires (comme au Brésil), les peuples indigènes (comme en Australie), les minorités ethniques et religieuses et les migrants. Des manifestants du monde entier ont crié et porté des pancartes proclamant Black Lives Matter (“Les vies des Noirs comptent”) à côté des noms des personnes de couleur racisées tuées par la police – Adama Traoré, en France en 2016 et plusieurs cas en Grande-Bretagne – de la même façon que George Floyd. Les demandes de retrait des symboles de l’oppression raciste et impérialiste, comme des statues du roi belge Léopold II (qui a exploité de façon meurtrière le Congo en tant que son espace capitaliste privé), ou des statues des marchands d’esclaves en Grande-Bretagne, centre de la traite esclavagiste transatlantique, font écho aux demandes de retrait des statues des Confédérés et des drapeaux sudistes (pro-esclavagistes).
Crise de légitimité du capitalisme
L’incapacité des gouvernements capitalistes – en particulier en Grande-Bretagne, au Brésil et aux États-Unis – de répondre de manière adéquate à la crise du Covid-19, les vagues de licenciements massifs qui ont jeté des millions de personnes au chômage et qui affectent encore plus violemment les populations racisées et immigrées, couplées aux protestations de masse qui, après deux semaines de mobilisations quotidiennes, prennent de l’ampleur, ont mis momentanément les gouvernements capitalistes sur la défensive alors qu’ils s’efforcent de réimposer un fonctionnement capitaliste normal.
Aux États-Unis, la rébellion a déjà provoqué la division de la grande bourgeoisie et de ses représentants politiques. Il y a des signes de crise du régime et du gouvernement Trump lui-même : des officiers supérieurs de l’armée et même le Secrétaire à la Défense de Trump – et les quatre anciens présidents encore en vie, dont George W. Bush – ont ouvertement désavoué la menace de Trump d’utiliser la force militaire contre les manifestants, en grande partie jeunes et multiraciaux, qu’il qualifie de « voyous » et de « terroristes ».
Le fait que cette division a parfois permis d’éviter une répression encore plus brutale et que le slogan « defund/demilitarize the police » (ne pas financer la police et la démilitariser) s’est répandu avec succès parmi les manifestants, représentent les premières victoires partielles dans cette lutte.
Le moment présent a aussi ses dangers. Les tweets de Trump sur la loi et l’ordre ont encouragé les groupes nationalistes blancs, dont certains ont tenté de se s’en prendre aux manifestants antiracistes, en portant des armes et en arborant des symboles racistes. Les gouvernements autoritaires d’extrême droite – au Brésil, aux Philippines, en Inde et ailleurs – profitent de la situation pour renforcer les mesures antiterroristes et répressives qui auront un impact disproportionné sur les communautés noires, migrantes et autochtones. Les communautés de migrants en Europe ont longtemps été terrorisées par des groupes d’extrême droite (comme Aube dorée en Grèce), et la crise économique va exacerber les attaques racistes et anti-migrants.
Un soulèvement massif
L’énorme explosion de la mobilisation antiraciste qui a suivi le meurtre de George Floyd a été considérée comme le résultat de « la goutte qui fait déborder le vase ». Cela comprend non seulement une série de meurtres de Noirs par des policiers, mais aussi les effets d’une pandémie qui a entraîné une mortalité deux à trois fois plus élevée dans la communauté noire que dans l’ensemble de la population, ainsi qu’une crise économique qui a également porté un préjudice disproportionné aux travailleurs des minorités noires et ethniques.
Les manifestations de masse dans les rues et la nécessité permanente de distanciation physique à un moment où les communautés non blanches, migrantes et marginalisées sont particulièrement vulnérables à la pandémie est l’une des grandes contradictions de cette période. Les communautés noires, soutenues par des jeunes et des travailleurs blancs, descendent dans la rue parce qu’elles considèrent qu’il est plus urgent de mettre fin au racisme, à la violence répressive et aux gouvernements néofascistes que de respecter des mesures qui sont de toute façon impossibles à appliquer dans leurs foyers, encore plus dans des conditions de manque de revenus et d’emploi.
La tension accumulée de la violence raciste – les meurtres de Noirs par la police, les attaques antisémites meurtrières, la terreur anti-musulmane, ainsi que le génocide des peuples indigènes – se combine à un chômage massif causé par la dépression et la pandémie, qui a frappé les communautés ouvrières de couleur bien plus durement que la population dans son ensemble, expliquant ainsi la volonté de se battre et le courage face aux oppresseurs.
Le lien établi par les manifestants entre le meurtre de Floyd et la violence policière raciste partout dans le monde est profond. Le traitement réservé aux populations indigènes et de couleur colonisées aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Afrique du Sud et en Amérique latine, ainsi qu’aux communautés de couleur migrantes dans les métropoles impérialistes d’Europe, reflète des siècles de domination coloniale et impérialiste du Nord sur le Sud, domination qui est au cœur du capitalisme. Depuis le pillage des mines d’argent de Potosí par les colons espagnols au XVIe siècle, qui ont fait partie de l’accumulation de capital à la base du développement capitaliste européen, en passant par l’asservissement européen de millions d’Africains, jusqu’à la colonisation de l’Afrique au XIXe siècle et la domination néo-impérialiste actuelle, ce sont les peuples de couleur du Sud global qui ont subi le poids du développement et de l’expansion capitalistes.
Certaines des pires atrocités commises contre des êtres humains au cours des dernières décennies ont été perpétrées contre des minorités ethniques et religieuses. Les minorités ethniques et les groupes raciaux socialement construits ont été confrontés à la répression dans le monde entier, du nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie et le génocide au Rwanda dans les années 1990 à la répression actuelle des minorités musulmanes en Chine et en Inde et le traitement des Palestiniens en Israël et dans les territoires occupés.
Leur antiracisme et le nôtre
Pour apparaître pertinents, les politiciens capitalistes réformistes s’efforcent de canaliser l’énergie du mouvement vers des auditions gouvernementales, des commissions et des réformes cosmétiques. Ils voudraient se limiter à l’élimination des symboles de la traite des esclaves et à une modification superficielle des pratiques policières.
Une foule de multinationales – dont beaucoup font partie de la liste des 500 plus grandes entreprises publiée par le magazine Fortune – proclament aujourd’hui haut et fort la lutte contre le racisme, diffusent de coûteuses publicités dans les médias, promettent des dons, révisent leurs manuels. Ce sont ces mêmes entreprises qui ont sélectionné leurs offres d’emploi de manière raciste et sexiste et qui ont résisté aux réformes pendant des années. Beaucoup ont réalisé d’énormes profits sur le dos des travailleurs de couleur.
Les partis politiques traditionnels sont inaudibles et incapables d’orienter le mouvement. Aux États-Unis ce manque de leadership politique est particulièrement aigu. La domination du duopole capitaliste des Démocrates et des Républicains sur la politique américaine a fait que l’énergie dans les rues ne trouve pas d’expression politique à l’échelle nationale. Pendant la campagne des primaires des Démocrates étatsuniens, le sénateur Bernie Sanders a suscité un énorme enthousiasme et un large soutien, en particulier parmi les jeunes, pour son programme de réformes social-démocrates inspirées par le New Deal. Ceux qui contrôlent le Parti démocrate dans l’intérêt du grand capital ont réussi à stopper la campagne de Sanders avant la pandémie. Et maintenant ce sont les licenciements massifs et les protestations antiracistes dans la rue qui ont commencé. Mais à gauche il y a un vide.
La transformation de la social-démocratie européenne en outils néolibéraux du capital et l’effondrement électoral des partis communistes ont laissé un vide dans la gauche européenne, ce qui présente à la fois des défis et des opportunités pour relier les revendications antiracistes et anticapitalistes.
Un nouveau potentiel
Le soulèvement mondial contre le racisme et la répression policière a un potentiel énorme pour l’avenir des nouvelles générations, qui commencent à lutter sur leurs lieux de travail et dans les syndicats, se mobilisent contre le changement climatique et dans la résistance féministe, font leurs preuves dans la lutte directe contre la police perçue comme force armée de la démocratie bourgeoise. Ils et elles soulignent ainsi la nécessité d’organiser l’autodéfense du mouvement lors des manifestations et d’autres événements publics ainsi que la nécessité de construire un mouvement permanent basé sur l’auto-organisation démocratique.
Pour l’instant, cette mobilisation exprime de la colère. Elle avance des revendications de changement souvent radicales, mais non ciblées. Cela reflète la jeunesse du mouvement, le manque d’expérience des manifestant·es, mais aussi la faillite de nombreuses directions politiques réformistes établies. Dans le contexte américain, l’exigence de « ne pas financer la police et de la démilitariser », voire celle du « démantèlement de la police », ont trouvé un large écho populaire et ont un potentiel considérable en tant que revendications transitoires anticapitalistes. Il y a un rejet généralisé de la principale confédération syndicale AFL-CIO parce qu’elle continue d’inclure dans ses rangs des syndicats de police qui sont racistes et d’extrême droite. D’autres revendications sont formulées au fur et à mesure du développement du mouvement et en fonction des différentes situations nationales : contre la violence policière, notamment à l’encontre des populations noires, indigènes et des minorités ethniques, contre la criminalisation des mouvements sociaux, contre le racisme institutionnel et la perpétuation des symboles coloniaux et pro-esclavagistes, pour une action positive en faveur de la justice sociale et économique afin de corriger les inégalités historiques.
Il est aujourd’hui possible de lever le drapeau de la solidarité internationale de la classe ouvrière d’une manière et avec un écho que nous n’avons pas vus depuis des décennies. Ainsi que d’expliquer que, comme l’a dit Malcolm X, « il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme ». La lutte contre le racisme fait partie de la lutte contre le capitalisme, et ce mouvement a un potentiel considérable pour s’élargir et converger dans le monde entier avec les mouvements ouvriers, sociaux, féministes et anticapitalistes, afin d’imposer la voie vers une société nouvelle – une société juste.
Pour toutes ces raisons, la IVe Internationale s’engage à combattre aux côtés des femmes et des hommes qui se révoltent aujourd’hui dans ce soulèvement antiraciste et anti-néofasciste. Les luttes contre la violence étatique et le racisme institutionnel sous le capitalisme ne peuvent réussir qu’à la condition d’en tirer toutes les conséquences : nous sommes toutes et tous en guerre contre le système qui détruit la planète, qui discrimine les êtres humains en fonction de leur sexe, de leur race, de leur orientation sexuelle et de leur identité, qui nous surexploite au nom de la survie des entreprises dont le seul objectif est l’augmentation permanente du profit, au détriment de nos vies et de nos corps.
Le 9 juin 2020
Bureau exécutif de la IVe Internationale