D’un côté, un ministère de l’intérieur faisant appliquer fermement, au prix d’un million de procès-verbaux, les mesures de confinement. De l’autre, un ministère de la santé incapable d’équiper les personnels des hôpitaux, sans même parler de la population, en matériels de protection contre le virus.
L’État, aimait à dire Pierre Bourdieu, a deux bras : le droit, répressif ; et le gauche, social. Rarement l’État français se sera montré aussi peu ambidextre que dans le désastre actuel, qui met en évidence son incapacité historique, depuis un siècle et demi, à considérer la santé publique comme une question politique. Avec comme corollaire la faiblesse manifeste et très ancienne du ministère de la santé au sein de l’appareil gouvernemental.
Celle-ci saute aux yeux dès que l’on considère la titulature gouvernementale. En bientôt soixante ans de Ve République, les questions relevant de la santé n’ont été du ressort d’un ministre d’État, le rang le plus élevé, que durant moins de quatre ans : treize mois d’un Maurice Schumann chargé « des affaires sociales » dans les derniers gouvernements de la présidence de Gaulle (1968-1969), un bref mois dans l’euphorie de la victoire de la gauche du printemps 1981 pour Nicole Questiaux, à la tête d’un « ministère de la solidarité nationale », et enfin, Simone Veil dans le gouvernement de cohabitation entre François Mitterrand et son premier ministre, Édouard Balladur, de 1993 à 1995.
Agnès Buzyn et Olivier Véran auront été respectivement huitième et sixième dans l’ordre protocolaire gouvernemental. Qu’il est loin le temps où le premier ministre britannique Benjamin Disraeli (1804-1881) s’exclamait à la Chambre des communes : « La santé publique est le fondement où reposent le bonheur du peuple et la puissance de l’État. […] C’est pourquoi j’estime que le souci de la santé publique est le premier devoir d’un homme d’État. »
Autre signe de la faiblesse du ministère de la santé, « ce tout petit microbe dans l’appareil d’État », selon l’ancien directeur général de la santé William Dab : durant la Ve République, ces questions ont presque toujours relevé de ministres qui s’occupent d’autres affaires (l’emploi, les affaires sociales, la famille, la solidarité, etc.), ayant sous leur autorité des ministres délégués ou secrétaires d’État chargés de la santé qui n’ont pas de budget propre et ne siègent pas au conseil des ministres.
Cette faiblesse remonte à la formation de la IIIe République. Pour le dire rapidement, cette dernière a échoué à faire pour la santé ce qu’elle est parvenue à faire pour l’école. L’instruction publique obligatoire, du ressort des communes, s’est imposée sur l’ensemble du territoire depuis la célèbre loi de Jules Ferry en 1882. Vingt ans plus tard, une loi totalement inconnue, due au sénateur Jules Siegfried, rend obligatoire pour toutes les communes de plus de 20 000 habitants la constitution de bureaux municipaux de l’hygiène chargés de déclarer les maladies transmissibles, de veiller à la salubrité des immeubles, à la propreté des réseaux d’adduction.
Siegfried, un temps maire du Havre (jusqu’en 1886), a créé dans la cité portuaire normande un efficace service municipal d’hygiène. C’est ce modèle qu’il entend étendre à la France entière alors que, selon les termes de l’Académie de médecine, l’organisation de l’hygiène en France est « une vaste façade derrière laquelle il n’y a rien ». L’entreprise est un échec presque total. Comme le montrent Lion Murard et Patrick Zylberman dans L’Hygiène dans la République : la santé publique ou l’utopie contrariée, 1870-1918 (Fayard, 1986), elle se heurte aux réticences des pouvoirs municipaux, tellement dépendants, dans un pays aux 36 000 communes, des intérêts locaux.
La guerre de 14-18 conduit l’État à se saisir pour la première fois de la question de la santé publique en nommant en 1920, en la personne du radical Jules-Louis Breton, un ministre de l’hygiène, de l’assistance et de la prévoyance sociale. Une double crise, sanitaire autant que militaire, est passée par là : la tuberculose, qui a frappé massivement les poilus puis s’est répandue à l’arrière, et la grippe espagnole. Ce n’est qu’avec l’aide de la philanthropie américaine, en l’occurrence la fondation Rockefeller, qui finance massivement à partir de 1917 les programmes de lutte contre la tuberculose, que la France se dote des premiers dispositifs sérieux de prise en charge des malades.
Avec la nomination d’un ministre de l’hygiène, la question de la santé publique, de municipale, devient nationale. Mais le nouveau ministère, dépourvu de moyens, ne pèse rien. Impuissant, il assiste à la lutte, qui domine les années 1930, entre deux courants : les partisans de la « médecine sociale » fondée sur la prévention et l’hygiène, et ceux de la « médecine libérale », attachés au « colloque singulier » entre le patient et le médecin, selon l’expression inventée en 1934 par Georges Duhamel. Les deux camps recoupent pour l’essentiel l’affrontement politique des années 1930, le premier étant proche de la gauche et le second de la droite.
Sous le régime de Vichy, le ministère de l’hygiène disparaît. Les questions de la santé sont traitées par un simple secrétariat général. Et le Conseil national de la Résistance, qui a établi un superbe programme dit des « Jours heureux » pour la reconstruction de la France, ne prévoit rien en matière de santé… sauf, et ce n’est pas rien, la création d’une assurance-maladie obligatoire dans le cadre de la Sécurité sociale.
« Nain administratif »
La Sécurité sociale telle qu’elle est alors conçue est une institution paritaire, gérée conjointement par les représentants des salariés et du patronat…, qui échappe donc au ministère de la santé. S’ensuivent deux conséquences. La première est que la Sécu rembourse les consultations des médecins privés. Le système mis en place en France à la Libération s’est refusé à faire des médecins des fonctionnaires d’État, au même titre par exemple que les enseignants, comme le faisait alors le Royaume-Uni en créant en 1948 son National Health Service, dont on dit qu’il est, 70 ans après sa création, aussi populaire que la reine, qui en connut la naissance. Le ministère de la santé français, en renonçant à la création (sauf exception, comme pour le travail ou les établissements scolaires) d’un corps de médecins fonctionnaires, en perd une part de son importance au sein de l’appareil d’État.
La seconde conséquence de la création de la Sécu est que des initiatives de l’assurance-maladie, par exemple en termes de prévention des maladies, échappent à la tutelle du déjà fragile ministère de la santé publique, devenu à la Libération également celui de la population. « Sans prestige, sans pouvoirs ni crédits, la santé publique ne parvient pas même à se faire rattacher l’édifice de la Sécurité sociale : elle y parvient si peu que c’est elle, Santé, qu’annexera tout au contraire le Travail en 1958 au sein d’un département des affaires sociales. Étrange destin qui, de ce ministère tenu pour le moins politique de tous, fait tantôt le faible appendice du Travail et tantôt celui de la Famille », observent les historiens Lion Murard et Patrick Zylberman.
Le nerf de la guerre, à savoir le financement de la santé par l’assurance-maladie, reste sous la tutelle du ministère des finances. Il a fallu tout le poids politique d’une Simone Veil, dans le gouvernement Balladur de 1993 à 1995, pour obtenir de voir rattacher les « affaires sociales », donc l’assurance-maladie, au ministère de la santé.
Ce dernier obéit de surcroît à une étonnante singularité dans le paysage gouvernemental français : il ne dispose pas de sa propre capacité d’analyse. Imagine-t-on le ministère des finances, de l’intérieur, de l’armée ou des affaires étrangères s’en remettre à un collège d’experts pour décider de la politique à tenir ? Non, car leurs administrations respectives les abreuvent en notes et rapports. Rien de tel à la Santé, qui s’en remet le plus souvent aux experts extérieurs, en particulier les pontes médicaux. On l’a assez vu lors des premières déclarations d’Emmanuel Macron déclarant s’en remettre aux recommandations d’un conseil scientifique réputé extérieur… ou rendant ostensiblement visite à un Didier Raoult pourtant massivement rejeté par la communauté médicale. Imagine-t-on un ministre des finances, de l’intérieur, de l’armée ou des affaires étrangères rendre publiquement visite à un quidam avant de prendre des décisions engageant l’avenir du pays ?
Une autre difficulté fort ancienne du ministère chargé de la santé, à travers les différents noms qu’il prit depuis un siècle, réside dans la faiblesse de son administration propre, écartelée entre deux grandes directions générales : celle de la santé, et celle dite aujourd’hui de « l’offre de soins » (et anciennement « des hôpitaux »). La première est, selon l’usage, détenue par un médecin, présentement le docteur Jérôme Salomon, qui se livre chaque soir à des points d’information sur l’état de l’épidémie. La seconde est traditionnellement réservée à un haut fonctionnaire. Deux cultures, deux pratiques, deux traditions s’affrontent ainsi au sein d’un même ministère, et ce depuis fort longtemps : dans les premiers gouvernements Mauroy (1981-1984), le directeur général de la santé, professeur de médecine et membre du comité central du Parti communiste, Jacques Roux, cohabitait avec l’ingénieur socialiste Jean de Kervasdoué à la direction des hôpitaux… avec toutes les tensions et frictions que l’on peut imaginer. Du reste, comme le reconnaissait Simone Veil en 1992 dans Ouest-France, « le ministère de la santé est totalement sous-administré, en particulier la Direction générale de la santé ».
Médecin et énarque, inspecteur général des affaires sociales, familier des cabinets ministériels, Aquilino Morelle s’était livré, bien avant que ses goûts de luxe et des rémunérations cachées du secteur pharmaceutique ne provoquent sa chute, à une analyse exceptionnellement lucide de la faiblesse structurelle du ministère de la santé, ce « nain administratif ». Dans La Défaite de la santé publique (Flammarion, 1996), il notait que la Direction générale de la santé souffre d’un double manque de légitimité : au sein de l’appareil administratif français « parce qu’elle n’est pas considérée comme une véritable administration », et au sein du monde médical « parce qu’elle n’est considérée que comme une simple administration ».
De sang contaminé en vache folle, en passant par le Mediator, des scandales à répétition ont montré les carences criantes de l’administration française en matière de santé publique. La réponse gouvernementale a le plus souvent consisté en la création d’agences (administrativement) indépendantes chargées de veiller sur tel ou tel aspect de la politique sanitaire, ce qui revenait là encore à affaiblir un ministère déjà si faible. À la suite du scandale des décès massifs de personnes âgées durant la canicule de 2003, l’État a également entrepris de se doter de bras armés territoriaux en créant les agences régionales de la santé (ARS)… qui ont largement démontré dans l’actuelle crise leurs limites. En France, le ministère de la santé reste à inventer.
Nicolas Chevassus-au-Louis