Quel syndicalisme ?
Depuis des années, toutes les organisations syndicales se réclament d’un syndicalisme « de proposition », un syndicalisme « plus positif ». Au premier abord ça semble être idée séduisante : négocier de bonne foi, éviter la confrontation, ça semble plein de bon sens… Un syndicalisme « moderne » qui cherche à obtenir un règlement des conventions et des problèmes en cours de convention par une forme de « partenariat » avec le gouvernement et le patronat en évitant la confrontation associée un syndicalisme dit « de combat » qui serait dépassé en ce 21e siècle.
« Retirez le droit de grève aux syndicats et ils deviennent une institution parmi beaucoup d’autres au service du capitalisme »Pierre-Elliot Trudeau 1956 (avant qu’il devienne…. un autre !
Éviter les conflits éviter les grèves, personne ne peut être contre, cela mais la grève reste un moyen de pression essentiel. Ce droit de grève est presqu’inexistant dans le secteur de la santé avec les services essentiels. Dans les autres secteurs publics il est soumis à la menace d’un décret ou d’une loi spéciale, menace qui s’étend même au secteur privé comme on vient de le voir dans le secteur de la construction.
C’est ce constat qui a conduit les organisations syndicales à organiser au printemps 2014 une journée de réflexion pour des milliers de militantes et de militants sur le thème de « la grève ». Que reste-t-il du droit de grève ? La grève est-elle encore une avenue ? L’intervention la plus marquante de cette journée a été celle du professeur Jacques Rouillard qui avait un message clair pour les milliers de syndiqués :
1- Les organisations syndicales ne peuvent plus espérer dans notre monde néolibéral pouvoir développer une forme de « partenariat » avec le patronat et le gouvernement.2- Au cours de leur histoire, les syndicats n’ont fait des progrès marquants que lorsqu’ils ont confronté le patronat et défié les lois antisyndicales.
Sur le concept de partenariat le professeur a simplement rappelé que « pour être des partenaires il faut être deux », or, dans l’état actuel des choses, « si les syndicats veulent s’asseoir, ils seront seuls à la table il n’y aura personne pour s’asseoir face à eux ». Pourquoi ? Parce que dans notre monde néolibéral, les entreprises magasinent la main-d’œuvre la moins chère avec le moins de droits syndicaux n’importe ou dans le monde, là ou ils paient le moins d’impôts et où il y a le moins de charge sociales. Globalement, les entreprises privées n’ont plus besoin de garantir la paix industrielle elles peuvent juste déménager.
Pour ce qui est d’un concept de « partenariat » dans le secteur public avec un gouvernement de droite [1] c’est de la purification. On le voit partout et pas seulement au Québec, les gouvernements de droite mènent une offensive générale contre les services publics, pour la privatisation de la santé, de l’éducation, des services publics en général (voirie, transport, etc…). Les gouvernements de droite décrètent, cassent les grèves, brisent les droits syndicaux, font reculer les conditions de travail, les salaires, les retraites, etc,.. De quels partenaires parlons-nous au juste ?
Lorsque vient le temps de négocier les syndicats et les mouvements sociaux ont des tonnes des bons arguments pour protéger les droits des travailleuses/travailleurs ainsi que les services publics. Les privatisations coûtent plus cher aux contribuables que le service public, l’éducation ça coûte moins cher que l’ignorance, la santé publique ça coûte 10 fois moins cher que la santé privée, les PPP vont nous ruiner…
Ce n’est pas la pauvreté de nos arguments qui fait qu’on ne réussit pas à convaincre mais, comme le disait si bien un ancien président de la CSN Marcel Pépin : « dans notre domaine, il ne suffit pas d’avoir raison encore faut-il avoir la force d’avoir raison… »
Avoir la force d’avoir raison…
Avoir la force d’avoir raison ça veut dire la mobilisation et ultimement une confrontation de laquelle on peut sortir gagnant parce qu’on a construit notre rapport de force. Ça c’était le message du professeur Rouillard. Le professeur a été très clair on ne peut pas confronter le rouleau compresseur des politiques de droite sans engager un combat et défier certaines lois.
Le message n’a été entendu par aucune centrale syndicale. De toute évidence la perspective d’une confrontation et surtout d’une possible défaite encore plus grande avec décret qui réduirait les conditions de travail, a fait que ; malgré des différences parfois notables entre elles, toutes les organisations syndicales étaient décidées bien avant le début des négociations à ne pas poursuivre la bataille au delà de la « veille d’un décret ».
Cette décision stratégique fondamentale de ne pas aller plus loin que « la veille d’un décret » a été ressentie par de nombreux membres pendant toute la période allant du début de la mobilisation en 2014, jusqu’en décembre 2015 au moment du règlement survenu alors que la menace d’un décret devenait chaque jour plus pressante.
Lorsqu’un-e militant-e demandait ce que les syndicats feraient si le gouvernement décrétait, il ou elle se faisait toujours répondre que le simple fait de discuter de la possibilité de défier le décret donnerait l’occasion au gouvernement de prétendre qu’on ne veut pas vraiment négocier de bonne foi, alors il valait mieux ne pas en parler, « on verra en temps et lieu… »
Le plus grave problème avec ceci c’est que le gouvernement le sait. Il sait que s’il sort la menace d’un décret imminent les organisations vont accepter, certaines plus tard que d’autres, mais elles vont accepter plutôt que de s’engager dans un défi à un décret. Notre syndicalisme qui refuse à l’avance de discuter de toute stratégie qui permettrait de contrer un décret me fait penser à une armée irait à la guerre en ayant décidé d’avance de ne pas utiliser ses canons, l’ennemi en profiterait et pas qu’un peu.
Le code du travail, ou le chemin vers l’abattoir.
Le code du travail, particulièrement pour le secteur de la santé, est construit comme un enclos où on emmène les bœufs à l’abattage. Au début l’enclos est vaste, on pousse les bœufs vers la sortie, d’abord assez large qui se rétrécit, les bœufs avancent, ils ne sont plus que trois ou quatre de large, puis deux, puis un seul et des panneaux latéraux l’empêchent de voir ce qui se passe de chaque côté et quand il arrive au bout et qu’il sort la tête : BAM, un coup de masse, il est mort.
Notre code du travail est similaire, il prévoit une période de négociation qui se veut de « bonne foi ». Ensuite s’il y a désaccord, une période obligatoire de conciliation, d’un préavis de grève de 20 jours qui devra être suivi d’un autre de 7 jours et au bout de ce tunnel c’est la masse qui va nous assommer : le décret.
Dans le secteur de la santé il existe une autre limitation majeure : les dispositions sur les services essentiels. Dans un hôpital par exemple les syndicats en grève doivent maintenir en tout temps 90% des effectifs au travail. Quand on sait que l’été, le même hôpital roule avec 70% des effectifs, le 90% signifie que la grève est presque symbolique. Cela n’empêche pas les excités de la droite de crier au scandale, au meurtre contre les méchants syndiqués.
Le secteur public n’est pas seul à subir les attaques des libéraux. Les cols bleus municipaux, les pompiers et les policiers ont vu leurs fonds de pension attaqués. La construction qui n’est pas un service essentiel a subi un décret forçant le retour au travail après seulement 5 jours de grève. Que reste-t-il du droit de grève dans le secteur privé ?
La seule grève que les libéraux ont tolérée, c’est la grève des juristes de l’état que le gouvernement a laissé durer 19 semaines. Cette grève vient d’embourber les tribunaux pour des années. Des accusés vont subir des délais indus… On ne sait jamais, des hommes d’affaires importants, comme les 8 co-accusés d’Arthur Porter dans le scandale de corruption au CUSM pourraient bénéficier des ces délais pour invoquer l’arrêt Jordan…
Que reste-il comme force syndicale si la grève sera être cassée…
Heureusement, au delà du carcan des lois il existe quelque chose d’encore plus fort : la mobilisation des syndiqués et surtout de l’opinion publique. S’il y a un point positif à faire ressortir du dernier front commun c’est bien ceci : malgré toute la démagogie de la droite les syndiqués ont en grande partie gagné la bataille de l’opinion publique.
D’abord les syndiqué-es du secteur de l’éducation qui ont su faire comprendre aux parents que la qualité l’éducation de leurs enfants était gravement compromise avec les coupures, au point que nous avons vu les parents se joindre aux professeur-es pour faire des chaînes humaines autour des écoles. Cela représentait une grande défaite politique pour le gouvernement tout occupé à propager sa démagogie contre les profs qui prenaient les enfants en « otage ». Les libéraux ont étés surpris de l’appui des parents aux professeurs et cela a certainement contribué à ce qu’ils bonifient leurs offres.
Encore plus surprenant a été l’appui du public aux travailleuses et travailleurs de la santé. Du jamais vu au dire de tous les syndiqués, et plus les syndiqués avaient de l’ancienneté, plus ils étaient surpris de ressentir cet appui.
Ce retournement de l’opinion publique est du au travail patient et systématique de plusieurs organisations syndicales qui, depuis des années, expliquent l’impact des coupures, l’impact des réformes pourries, l’impact de la détérioration des services et des privatisations sur les enfants sur les services de santé etc... Un travail qui a porté fruit.
Pour avoir moi-même participé à la mobilisation des membres dans le secteur de la santé, j’ai pu constater en 2014 le sentiment désabusé des membres qui ne croyaient pas aux chances d’une mobilisation et parfois qui ne croyaient plus du tout les organisations syndicales. Pourtant, petit à petit la mobilisation a pris forme et quand nous avons commencé les jours de grève légale en respectant le 90% de salariés au travail, on sentait, sur les lignes de piquetage, l’appui de la population.
Plus on avançait plus on reprenait confiance dans notre force collective. On voyait ceux et celles qui étaient les plus sceptiques en 2014 se joindre avec une confiance retrouvée dans leur force syndicale. L’appui ressenti du public changeait tout, changeait l’état d’esprit de nos membres et notre rapport de force face au gouvernement et ce malgré les lois et les menaces de décret.
Le dernier sondage avant l’entente de principe démontrait un appui assez majoritaire aux syndiqués. Même dans la ville de Québec les syndiqués recueillaient 52% d’appui.
Cet appui a fait bouger un peu les libéraux. Leur offre est passée de 3% d’augmentation de salaire sur 5 ans à 5,25%. Pas assez pour contrer l’inflation mais plus que ce que les libéraux avaient martelé sur tous les tons pendant 18 mois comme étant « le maximum que le cadre budgétaire permettait ».
Le front commun a défoncé le 3% des libéraux que la FIQ était prête à accepter, mais le 5,25% obtenu ne couvre pas l’inflation prévue entre 2015 et 2020. Cet écart a laissé un sentiment amer et parfois une colère qui remet en question la pertinence du syndicalisme.
Cela préoccupe toutes les organisations syndicales et pour une, la CSN vient de tenir son congrès où une des questions principales était : comment stimuler la participation et ultimement la mobilisation des membres.
Ainsi donc, on peut dire qu’entre le printemps 2014 et décembre 2015, les syndiqués ont su se mobiliser et mobiliser en leur faveur une large part de l’opinion publique. Il faut souligner que ce succès remarquable a été accompli en respectant la loi des services essentiels. Nul doute dans mon esprit que si les syndiqué-es du secteur de la santé avaient violé la loi des services essentiels nous aurions perdu presqu’instantanément l’appui populaire patiemment accumulé pendant des années.
Choisir le terrain de l’affrontement
Puisqu’on peut prédire sans trop de risque de se tromper que l’offensive de démolition du secteur public va se poursuivre, que nos conditions de travail et notre pouvoir d’achat vont continuer de se détériorer, il faudrait bien, comme le soulignait le professeur Rouillard, envisager un affrontement avec le gouvernement en pensant à une stratégie pour lutter contre un décret. Il nous faut être très imaginatifs si on veut penser poursuivre une bataille au lendemain d’un décret. Pour répondre à cette question permettez-moi de faire un détour en parlant de la grève étudiante de 2012.
La grève étudiante de 2012
Pour résumer, je souligne que la grève étudiante de 2012 représente le seul mouvement social ou syndical qui a fait démissionner un gouvernement dans l’histoire du Canada.
L’affirmation n’a rien d’exagérée. Les étudiant-es ont fait monter la sauce pendant des mois. D’abord une poignée de CEGEPS, puis ça s’étend, ça se politise. D’un coté la droite y va de ses accusations démagogiques : les étudiants sont des « bébés gâtés », ils « ne veulent pas faire leur part », « ils jouent à la grève »… j’en passe et des meilleures. De l’autre les étudiant-es expliquent à la population les enjeux sociaux ; le droit à l’éducation pour tous et toutes, etc… Et ça marche ! Plus la grève avance, plus la population se range derrière la jeunesse et les manifestations deviennent les plus massives de notre histoire. Panique au parti libéral. Charest s‘accroche, il fait de la hausse des frais de scolarité le cœur de sa logique néolibérale, celle de l’utilisateur payeur ; l’éducation serait condamnée à cesser d’être un droit universel pour devenir un produit qui se paye.
Après plusieurs épisodes de violence policière, notamment celui où un jeune perd un œil lorsqu’il reçoit un projectile de la police, les étudiant-es défient la loi spéciale qui ordonne la fin de la grève et la réouverture des établissements. Devant ce défi inégalé à son autorité le gouvernement se retrouve à devoir choisir : puisque rien ne met fin à la grève, même pas une loi spéciale ni la violence policière, il reste deux choix : ordonner une plus grande violence policière ou démissionner et déclencher des élections faisant une campagne démagogique du style : c’est nous ou c’est la rue et le chaos !
Charest a choisi de démissionner. Il a perdu son pari.
Qui aurait pensé ça possible au début de la grève étudiante ? Ces étudiant-es, dont la grève n’arrête aucune usine, aucune entreprise, aucun service, dont la grève ne fait que les priver de leurs cours, ont réussi à faire démissionner un gouvernement. En défiant les lois sur les manifestations et la loi spéciale ordonnant la fin de la grève, ce mouvement est devenu le mouvement de contestation le plus marquant de notre histoire.
Si c’est possible pour le mouvement étudiant de faire démissionner un gouvernement ce l’est surement pour le mouvement syndical.
Qu’est-ce que ça veut dire pour le mouvement syndical ?
L’ensemble du mouvement syndical doit remettre en question l’idéologie du syndicalisme « de proposition », et remettre au programme un syndicalisme combatif tout en continuant à lier l’intérêt des syndiqués avec l’intérêt public, notamment la préservation des services publics mais aussi la protection de l’emploi dans les secteurs privés et publics.
Dans le secteur de la santé en particulier, la désobéissance civile apparait comme une des stratégies possible pour défier le gouvernement sans s’exposer à perdre l’appui du public en violant la loi des services essentiels.
La désobéissance civile
« Les grandes avancées syndicales… elles se sont faites dans l’illégalité ! »
Professeur Jacques Rouillard s’adressant à 2000 membres du front commun à Québec en 2014
Concrètement, la désobéissance civile cela signifierait de bloquer des rues ou des accès à des points stratégiques, bloquer des ponts, des édifices gouvernementaux, des banques, un casino, etc…et ce, à des moments différents de la journée en mobilisant nos membres pour des actions avant ou après leur quart de travail.
Nous étions 450,000 syndiqué-es dans le front commun, répartis dans toutes les villes du territoire. Encore plus que le mouvement étudiant, nous avons le nombre pour perturber n’importe quoi, n’importe où dans n’importe quelle ville. Une telle stratégie aurait aussi pu servir les travailleurs de la construction. Une telle stratégie pourrait aussi s’articuler avec le secteur privé qui est victime des politiques pro-patronales des libéraux ainsi qu’avec les secteurs communautaires. Une telle stratégie pourrait recevoir l’appui de plusieurs mouvements sociaux à commencer par le mouvement étudiant.
Nous devons engager la réflexion à laquelle nous avait convié le professeur Rouillard en 2014. Dans 18 mois, nous devrons déjà envisager nos stratégies syndicales pour le prochain front commun. Va-t-on reprendre les mêmes stratégies ? Albert Einstein définissait la folie comme le fait « de recommencer encore et encore la même expérience, de la même façon, avec les mêmes paramètres et de continuer malgré tout, à espérer obtenir des résultats différents… ».
Le temps presse pour discuter de notre syndicalisme…
Jean-Pierre Daubois
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