Crédit Photo : Photothèque Rouge /Martín Noda / Hans Lucas
De la lutte des urgences à une « marée blanche » ?
C’est autour de la lutte des services d’urgences qui s’étend, se coordonne et durcit, que se développe la résistance à l’offensive libérale.
Placées à l’interface entre la médecine de ville et l’hôpital, les urgences concentrent la crise du système de santé. D’un côté, faute de réponses satisfaisantes dans les villes et les quartiers, les urgences sont souvent le seul moyen d’accéder rapidement et gratuitement à des soins. Ainsi, le nombre de passages a doublé en 20 ans (de 10 à 20 millions).
Les déserts médicaux, territoires entiers (dans les banlieues, les petites villes et les campagnes) où il devient très difficile de consulter un médecin s’étendent et concernent 8 millions de personnes, et l’incapacité de la médecine libérale à assurer une véritable permanence des soins hors hôpital, l’absence d’un « tiers payant » garantissant leur gratuité effective, continueront de pousser les patients et leurs familles en détresse, vers la seule réponse existante : les urgences.
Dérisoires bricolages locaux
Les bricolages locaux (les « Communautés professionnelles territoriales de santé »), créés par la loi santé pour assurer la « permanence des soins » par le secteur privé libéral, sont une réponse dérisoire. Comment imposer un surcroit de travail à des médecins généralistes épuisés, et à un exercice libéral à bout de souffle, en ménageant par ailleurs le lobby de syndicats médecins libéraux ? Les urgences voient de plus affluer des patientEs en crise, que la psychiatrie publique sinistrée n’est plus en état d’accueillir, ou des personnes âgées, auxquelles les EHPAD ou hôpitaux de proximité sans moyens adaptés ne peuvent fournir les soins appropriés.
À l’autre bout de la chaîne, les urgences hospitalières saturées, sont dans l’incapacité de transférer dans les autres services hospitaliers, faute de lits et de place, les patientEs qui arrivent aux urgences. Les équipes passent en vain des heures à « chercher des lits » dans les services. L’austérité qui, depuis des années, frappe l’hôpital public, réduit en effet sans cesse les capacités d’accueil des établissements hospitaliers, qui devront encore cette année rogner près d’un million d’euros sur leur fonctionnement.
Des luttes à coordonner
Les conséquences sont inéluctables. Les médecins et personnels soignants des urgences doivent faire face à des situations de plus en plus invivables : attente pendant des heures des patientEs, qui s’entassent dans les lits ou sur des brancards, avec le risque de ne pas être pris en charge à temps ; montée de la violence due pour l’essentiel à ces délais d’attente inadmissibles ; rythmes de travail et stress insupportables, avec en permanence le risque de la faute professionnelle. L’épuisement professionnel, les démissions et, dans certains cas extrêmes, les suicides, en sont les conséquences.
Le mépris et les réponses dérisoires de la ministre Agnès Buzyn apparaissent aux personnels en lutte comme une provocation supplémentaire du pouvoir. Celui-ci essaie d’appliquer dans la santé la recette utilisée avec tous les mouvements sociaux : laisser pourrir, réprimer brutalement les résistances les plus fortes, continuer à faire passer en force ses contre-réformes grâce à sa majorité parlementaire.
Autour de la lutte des urgences, et pour lui permettre de gagner, c’est donc la coordination des luttes, qui se multiplient depuis des mois mais restent isolées, dans les établissements hospitaliers, en psychiatrie, dans les EHPAD, qui est à l’ordre du jour. Elle doit bénéficier du soutien actif des syndicats interprofessionnels, des comités de défense des hôpitaux, des Gilets jaunes, qui ont placé l’accès aux soins et la défense de l’hôpital public parmi leurs premières revendications, pour faire de la santé un enjeu décisif du combat social et politique.
Commission nationale Santé Sécu Social du NPA
Crédit Photo : Photothèque Rouge /Martín Noda / Hans Lucas
Urgences : « Quand on n’est que 2 infirmières pour les 40 patients, ce n’est pas possible »
Le nombre de services d’urgence qui se mobilisent progresse tous les jours. Le 7 juin, selon le collectif inter-urgences, la grève s’étendait à 84 hôpitaux. La veille, à l’issue d’une manifestation dynamique, à l’appel de ce collectif et des fédérations CGT, FO et SUD, la délégation reçue par un sous-fifre du ministère n’a reçu aucune réponse à ses revendications.
Ils étaient un millier de manifestantEs, malgré le droit de grève bafoué à l’hôpital public. Le mode de financement lié à l’activité de l’établissement et les soins à assurer conduisent les autorités à ne pas tenir compte des préavis de grève, les soins non-urgents ne sont pas reportés et les soignantEs déjà en sous-effectif sont assignéEs. C’est-à-dire qu’au nom de la continuité du service public, les agents grévistes restent à leur poste et ainsi rien ne change à l’hôpital.
Nous nous sommes entretenus avec une de nos collègues. Capucine (le prénom a été changé), diplômée depuis 7 ans, est depuis 2014 infirmière aux urgences de nuit d’un grand hôpital de la région parisienne.
Quels sont les temps d’attente aux urgences, en moyenne ?
Capucine - Le temps d’attente avant de voir un médecin est de 2 à 3 heures, et ensuite tu restes 3 à 4 heures le temps de récupérer les résultats des examens. Le temps de passage aux urgences est en moyenne de 6 à 7 heures au total, parce que qu’on ne peut pas voir les patientEs plus vite. Il n’y a pas assez de médecins, de boxes. La structure et les moyens ne sont pas adaptés au nombre de personnes qui arrivent aux urgences.
Et il y a les exceptions. La semaine dernière, un patient est venu pour une lombalgie, il est resté sur un brancard, 48 heures aux urgences, avant d’avoir un lit.
Le temps d’attente joue sur la vie des patients ?
Forcément, plus ils attendent de voir le médecin, plus il y a de risques qu’ils décompensent avant d’être vus, et qu’un traitement soit instauré. Normalement, les personnes qui ont un risque vital n’attendent pas. Dans un sens, on pourrait dire qu’ils sont plus chanceux…
Le profil des patientEs a-t-il changé depuis que tu as commencé aux urgences il y a 5 ans ?
Les patients ne sont pas forcément plus âgés mais plus lourds dans la prise en charge. Ce sont des patients qui attendent longtemps avant de voir un professionnel et arrivent avec des pathologies multiples bien avancées, ce qui demande une prise en charge plus grande.
Pourquoi attendent-ils plus longtemps pour se soigner ?
Nous avons beaucoup de personnes qui sont précaires, sans-papiers et donc sans médecin traitant, et viennent aux urgences en fait pour une consultation dite « de ville ». Le manque de médecins traitants est également à prendre en compte. Soit le médecin traitant est en vacances et n’est pas remplacé, soit qu’ils n’ont pas réussi à avoir un RDV chez un médecin…
Donc les personnes arrivent aux urgences avec des pathologies plus aggravées. Du coup, y a-t-il suffisamment de lits dans les services ?
Non, pas du tout. Nous sommes obligés de garder plusieurs personnes sur des brancards, toute la nuit, en attendant le lendemain que des lits se libèrent dans l’hôpital pour pouvoir les hospitaliser.
Y a-t-il suffisamment de professionnels ?
Non, pas assez de médecins ni de paramédicaux au vu de la prise en charge qui est très lourde. Ce n’est pas juste une prise de sang et on retourne à la maison. Ce sont des personnes que l’on garde toute la nuit, qu’il faut pouvoir surveiller. En plus, nous avons les urgences psychiatriques avec des patients qui demandent un temps considérable. Quand on n’est que 2 infirmières pour les 40 patients, ce n’est pas possible…
Alors s’il n’y a pas assez de médecins ni de paramédicaux, est-ce qu’il y a des collègues à toi qui sont en épuisement professionnel ?
Il y a un grand ras-le-bol, ça c’est sûr. Il y a beaucoup de médecins dépités qui ne comprennent plus le sens de leur travail. Pratiquement tout le monde en a marre. Et beaucoup d’aide-soignantEs et d’infirmierEs qui changent de service au bout de 2-3 ans maximum. Et il y a également des professionnels en épuisement, ce n’est pas la majorité mais il y en a.
Te sens-tu reconnue par les différents institutions ?
Non, du tout. Ni par la ministre, ni par l’institution, ni par le directeur de l’hôpital. Ni soutenue, ni considérée. On est là, on fait notre travail, C’est bien, une petite tape dans le dos. On vient nous voir quand on se fait cracher dessus,insulter ou taper.
Et tu gagnes combien pour le travail que tu fais ?
Entre 1800 et 1900 euros parce que je travaille de nuit, les week-ends et les jours fériés.
Es tu en grève ?
Oui !
Est-ce que la prime de 100 euros brut pour le personnel des urgences, annoncée par la ministre, te satisfait ?
Non, du tout. Ce ne sont pas des propositions, d’ailleurs, car ce ne sont que des terrains de réflexion. Et puis, 100 euros bruts ce n’est pas ça qui va changer nos conditions de travail.
Que faudrait-il pour améliorer les conditions de travail ?
Plus de médecins, plus d’aide soignantEs, plus d’agents, plus d’infirmierEs. Plus de lits, plus de matériel, aussi. Par exemple, on n’a pas assez de pieds à perfusion. On est obligé « d’accrocher » les patients au mur en scotchant leur poche de perfusion au mur. Du coup, ils ne peuvent plus bouger !
Il faudrait plus de personnel en radio et dans les laboratoires aussi. Quand on attend 6 heures un scanner ou 3 heures le résultat d’une prise de sang, ça augmente aussi le temps d’attente.
À ton avis, comment faut il mettre la pression sur Buzyn ?
Par des arrêts maladie collectifs sur toutes les urgences de France le même jour ? Bon, c’est peut-être extrême. Faire pareil qu’aux urgences de Lons-le-Saunier ou à Lariboisière.
Madame Buzyn considère que c’est irresponsable de la part du personnel qui s’est arrêté, mais c’est plutôt irresponsable de sa part de laisser le personnel en arriver là, parce qu’il est épuisé et qu’il n’a pas d’autre moyen de communiquer et de faire entendre sa détresse.
Crédit Photo : Photothèque Rouge / JMB
Urgences : l’exemple de la Bourgogne-Franche-Comté
Au CHU de Besançon, le personnel paramédical des urgences SAU (service d’accueil des urgences) et SMUR (Service mobile d’urgence et de réanimation) est en grève pour la deuxième fois en six mois.
Le contexte : une augmentation continue des admissions, un manque de lits d’aval qui laisse les patientEs des heures et des heures à attendre sur des brancards avant de trouver une place, et un manque de personnel pour en prendre soin. Le facteur déclencheur de cette grève a été la suppression d’un poste d’IDE (infirmier diplômé d’État) de nuit appelé « renfort hivernal », alors que l’activité du mois d’avril dépassait la moyenne des mois d’hiver.
Maltraitance institutionnelle
Dans ce contexte le travail perd tout son sens, le personnel ne peut plus accepter de finir ses journées en pleurs. La grève est bien installée et le personnel est très déterminé à ne plus accepter cette maltraitance institutionnelle. Pour l’instant la direction veut utiliser des collègues du SMUR en renfort, comme si elles et ils n’avaient rien d’autre à faire ! Des représentantEs ont été élus au collectif inter-urgences, et 5 collègues sont allés à la manifestation parisienne du 6 juin.
À l’hôpital de Châlons-sur-Saône (71), la grève a démarré fin mai. Les soignantEs, dont les revendications sont similaires à celles portées dans tout le pays, face au silence de l’Agence régionale de santé (ARS), n’ont pas pu se rendre à leur travail, déclarés inaptes par leur médecin. La direction, l’ARS et la préfecture ont envoyé les flics réquisitionner des infirmières et aides-soignantes pendant un baptême ou un anniversaire. L’émoi a été énorme. La direction a cédé sur presque toutes les revendications.
Aux urgences de Lons-le-Saunier, dans le Jura, le personnel médical et paramédical est en grève depuis plusieurs semaines. Depuis mardi 4 juin, le service est quasiment à l’arrêt à la suite des arrêts de travail de plusieurs médecins en burn-out. Mercredi 5 juin, les deux lignes du SMUR étaient à l’arrêt et les lits d’hospitalisation de courte durée étaient fermés pour basculer les moyens humains sur le SAU. La direction a fait venir une équipe du SMUR de Champagnole pour couvrir les interventions du secteur. Là aussi la police est intervenue pour envoyer les collègues au boulot, en pleine nuit cette fois-ci…
Crédit Photo : Photothèque rouge/Martin Noda/Hans Lucas
Urgences : les usagerEs se mobilisent aussi
Entretien. Les comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité sont nombreux sur le territoire et luttent pour la défense de ce service public depuis longtemps1. Nous avons demandé à Françoise Nay, médecin hospitalière et membre de la coordination de ces comités, de nous faire part des actions en cours.
Face aux restructurations hospitalières, aux fermetures et au projet de loi santé, quelle mobilisation actuelle des usagerEs, quelle ampleur ?
Françoise Nay - Il y a des mobilisations locales partout : hôpitaux, maternités, urgences, psychiatrie... avec des milliers de personnes. Elles s’opposent à la fermeture de services, de lits, mais aussi à la suppression de postes, à la dégradation des conditions d’accueil et de soins à l’hôpital. On connaît actuellement une accélération des restructurations. Une douzaine de maternités au moins ont fermé en deux ans ! Nous savons déjà que la loi « Ma santé 2022 » entraînera de nouvelles fermetures de maternités, de services de chirurgie et d’urgences...
Face à cela, nous cherchons à dépasser les mobilisations locales qui ne suffisent plus. Nous participons ainsi au mouvement des maternités en colère et apportons notre soutien au Printemps de la psychiatrie et au mouvement de grande ampleur des personnels des urgences.
Quelles sont les principales revendications des comités de défense ?
La Coordination a élaboré, avec les comités qui la composent, des propositions.
En premier lieu, elle exige l’arrêt des fermetures de services et de lits. Il s’agit d’une revendication portée aujourd’hui aussi par le mouvement des urgences.
Elle se prononce pour l’accès à la prévention et aux soins pour toutes et tous, dans la proximité, remboursée à 100 % par la Sécurité sociale.
Elle est pour le développement d’un service public de médecine de premier recours et de prévention qui reposerait sur un maillage territorial en centres de santé.
Elle est pour un plan ambitieux de formation des professionnels de santé et la remise en cause de la liberté d’installation.
Elle est pour une véritable démocratie sanitaire permettant d’associer les usagers, les personnels et les élus à l’évaluation des besoins et aux décisions prises.
Elle exige la sortie des logiques d’austérité et demande des moyens financiers à la hauteur des exigences.
Il est prévu le 15 juin dans toute la France des mobilisations des comités, quelles sont les actions envisagées ?
Distributions de tracts, rassemblements, chaînes humaines, déambulations dans la ville, criées pour l’hôpital, inauguration de l’hôpital de Mme Buzyn, inauguration d’un service d’urgences au bord de la crise de nerf, pique-nique... Plus d’une trentaine d’initiatives dans toute la France, sous des formes très diverses, pour informer et mobiliser.
Face aux attaques contre les hôpitaux, les maternités, les Ehpad… une mobilisation commune des usagerEs et des personnels ne serait-elle pas souhaitable ?
Macron dépose des projets de loi séparés, pour éviter le « tous ensemble ». En réalité, il mène une offensive générale contre les services publics et la protection sociale : les retraites et la perte d’autonomie, la loi de transformation de la fonction publique, le Revenu universel d’activité, « nouveau filet de Sécurité sociale », la réforme constitutionnelle… De nouvelles coupes budgétaires en 2020 et au-delà sont déjà décidées dans le cadre du semestre européen.
Ces réformes s’inscrivent dans la logique de remplacement de la Sécurité sociale (500 milliards de budget), de la protection sociale (750 milliards de budget), par le « modèle » (de plus en plus contesté) venu des États-Unis.
Des mobilisations existent localement, associant souvent usagers, personnels et élus, sur le plan syndical, avec quelques reculs partiels comme pour la CSG et les retraités. Mais il est indispensable de construire une mobilisation des usagers et des personnels, très large, de haut niveau, et qu’il faut étendre au niveau national. Cela passe par une information de la population sur ce qui se passe, mais aussi sur l’analyse des politiques qui ont mené à cette situation. Et sur ce qui est en jeu dans les différents projets de loi.
1. Voir le site http://coordination-defense-sante.org/
Dossier préparé par la commission nationale Santé Sécu Social du NPA.