Après l’incendie de Notre-Dame de Paris, nombreux sont ceux qui ont rappelé qu’églises et autres bâtiments chrétiens étaient régulièrement dégradés, voire détruits. Cette préoccupation, portée par une partie des responsables politiques, est toutefois antérieure au feu qui a dévasté la cathédrale. Le 18 mars par exemple, le président du parti Les Républicains, Laurent Wauquiez, avait ainsi qualifié l’incendie de l’église Saint-Sulpice, à Paris, d’« acte antichrétien inadmissible », s’indignant d’une « omerta » sur le sujet. L’événement était survenu après une série de dégradations de lieux de culte spectaculaires, en février.
« Le nombre d’actes antichrétiens [était] stable sur l’année, avec 1 063 actes recensés (1 038 en 2017) », rappelait le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner. Plus d’un millier d’actes par an, soit une moyenne de trois par jour : le nombre est élevé, mais que recouvre-t-il ? Peut-on vraiment parler de « profanations » – un terme fort, qui implique une atteinte au caractère sacré d’un lieu de culte ?
Pour la première fois cette année, les services du renseignement ont intégré dans leur note sur les actes haineux des chiffres sur les actes antichrétiens – auparavant seules les atteintes aux lieux de culte étaient dénombrées.
Des chiffres inédits dont la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui publie mardi 23 avril son rapport annuel, n’a toutefois pas tenu compte. L’instance indépendante qui fait un rapport annuel au gouvernement sur « la lutte contre le racisme sous toutes ses formes », a jugé « extrêmement délicat de différencier les actes qui ont une réelle motivation raciste, des vols ou actes de pur vandalisme, ou encore des actes commis par des groupes se réclamant du “satanisme”. »
• Le décompte des « actes antichrétiens » est
Le nombre d’« actes antichrétiens » fait partie des données inédites transmises par le ministère de l’intérieur à la CNCDH, autorité administrative indépendante qui établit chaque année un bilan de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie en France. Plus précisément, c’est le Service central du renseignement territorial (SCRT), l’équivalent des anciens Renseignements généraux, qui effectue un décompte des actions et menaces à l’encontre des religions, à partir des plaintes, des interventions de police ou des faits relatés par la presse.Deux catégories sont distinguées, en fonction de leur gravité :
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• les actions : les homicides, les attentats et tentatives, les incendies, les dégradations, les violences et voies de fait ;
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• les menaces : les propos, gestes menaçants et démonstrations injurieuses, les inscriptions, et les tracts et courriers.
La méthodologie du service de renseignement est opaque et peut évoluer d’une année sur l’autre, provoquant des fluctuations statistiques dans les bilans. Certains actes sont difficiles à classer : un tag sur un bâtiment religieux peut être compté comme une action ou comme une menace. Auparavant, seules les atteintes aux lieux de culte chrétiens étaient renseignées par le ministère de l’intérieur dans sa contribution au rapport de la CNCDH, ce qui n’incluait pas les autres symboles chrétiens (par exemple les écoles ou maisons paroissiales) ou les menaces aux personnes (courriers, insultes).
Mais la CNCDH considère ce nouveau décompte avec prudence, et ne l’a pas intégré dans son rapport 2018. Elle « a pris le parti de ne pas produire d’analyse spécifique de ces données, dans la mesure où les éléments fournis suscitent des interrogations. Le lien existant entre ces actes et les phénomènes de racisme est difficile à établir avec certitude, puisqu’il est extrêmement délicat de différencier les actes qui ont une réelle motivation raciste, des vols ou actes de pur vandalisme, ou encore des actes commis par des groupes se réclamant du “satanisme”. »
Combien d’actes antichrétiens ont-ils été recensés en 2018 ?
Le ministère de l’intérieur décompte 1 063 « actes antichrétiens » en 2018 : 997 actions et 66 menaces. Un chiffre supérieur aux actes ciblant la communauté juive (541 faits, dont 358 menaces) ou musulmane (100 faits, dont 55 menaces). Mais aucun détail n’est fourni sur la nature de ces actes et aucune donnée sur l’évolution des chiffres dans le temps, ce qui rend difficile toute interprétation. Interrogé, le ministère n’a pas fourni davantage de précisions.
Un autre recensement, évoqué dans le même rapport, se concentre depuis 2008 sur les atteintes aux lieux de culte et aux sépultures. Pour les églises et cimetières chrétiens, cette catégorie a triplé en dix ans, passant de 275 en 2008 à 881 en 2018. Si les actes commis dans les cimetières sont restés relativement stables, ceux visant les églises ou chapelles ont beaucoup augmenté sur la même période.
● lieux de culte chrétiens : 686 faits constatés
● symboles chrétiens dans les cimetières : 263 faits constatés
[graphique non reproduit ici]
Quelles sont les motivations de ces actes ?
Dans les atteintes aux églises et cimetières, le bilan du ministère de l’intérieur distingue plusieurs types d’actes :
- • la plupart des faits sont qualifiés de « vandalisme » (467 actes), c’est-à-dire des intrusions et destructions de diverse gravité. A cela s’ajoutent les incendies ou de tentatives de feu (53 actes) ;
- • le deuxième motif principal est la cupidité : 139 vols ont été constatés. Il peut s’agir de dérober des objets sacrés, dont certains ont une grande valeur historique ou financière, des tableaux ou même l’argent des quêtes ou des troncs d’églises ;
- • les actions « idéologiques » semblent minoritaires : le rapport évoque des actes satanistes (30), anarchistes (15) ou racistes (7 tags de type croix gammée ou ultranationaliste).
N’ayant pas pu obtenir un descriptif des actes commis, des lieux ou des auteurs, nous avons tenté de comprendre plus en détail, en répertoriant dans la presse locale des faits signalés entre janvier et mars par l’Observatoire du patrimoine religieux ou l’Observatoire de la christianophobie. Notre décompte est loin d’être exhaustif, car nous n’avons pu vérifier que 80 actes sur près de trois mois, mais nous parvenons à une typologie assez proche :
- • de nombreux vols d’objets liés au culte (ciboires, calices, qui n’ont pas toujours de valeur mais semblent précieux) ou des pillages de tronc ;
- • des dégradations sans motif apparent (chaises ou statues renversées, vitraux cassés, plaques de cimetière abîmées), y compris des actes considérés par l’Eglise comme des « profanations » : hosties jetées par terre à Dijon ou à Lusignan (Vienne), mêlées à des excréments à
Nîmes(Gard), jeunes filles dansant sur l’autel de l’église de Villeneuve-de-Berg(Ardèche), etc. ; - • des tags à signification politique (anarchiste à
Besançon, anti-Macron à Condé-sur-Noireau ou Agen) ou sataniste (« 666 » à Reichstett, étoile encerclée à Coutances, etc.) ; - • le faible nombre d’actes empêche une synthèse géographique, mais permet de repérer des « séries noires » de dégradations en Vendée ou en Alsace, ainsi que des vols répétés près de Saint-Brieuc.
Une chose est sûre, s’il est statistiquement cohérent de décompter 66 actes en janvier – chiffre que le cabinet du ministère de l’intérieur n’a pas confirmé au Monde –, l’éclectisme des faits que nous avons relevés empêche de conclure qu’il s’agirait de « 66 profanations d’églises »sciemment commises à l’encontre de la religion chrétienne.
Quel est le profil des auteurs ?
Pour les faits de 2019, lorsque les auteurs sont identifiés, il s’agit fréquemment de mineurs : les adolescentes de Villeneuve-de-Berg, les jeunes soupçonnés d’avoir tagué l’église de Reichstett, ou des adolescents qui ont tordu le bras d’un christ pour former un « dab » (un signe formé avec les bras, propre au hip-pop et popularisé par des footballeurs) et incendié l’autel à Lavaur (Tarn)…
Selon un rapport parlementaire de 2011, le plus récent sur le sujet, les mineurs représentaient près de 63 % des personnes suspectées. « Les passages à l’acte se produisent souvent en groupe du fait d’une consommation excessive d’alcool », expliquait le député Les Républicains Claude Bodin, auteur du rapport, qui précisait aussi que « lorsque des adultes sont en cause, les actes sont généralement plus graves (ouverture de tombes, inscriptions injurieuses, excréments répandus sur les sépultures), mais il s’agit bien souvent de personnes souffrant de troubles psychiatriques sérieux. La motivation idéologique est plus rare ».
Les condamnations sont peu fréquentes : toutes religions confondues (puisque le code pénal n’établit pas de distinction), le ministère de la justice dénombre 222 infractions de dégradations de lieux de culte ou de violation de sépulture entre 2013 et 2017, aboutissant à 85 peines de prison (dont 23 ferme) et 32 amendes de 512 euros en moyenne ; 37 % des condamnés étaient mineurs au moment des faits – un chiffre qui ne compte pas les rappels à la loi ou les missions de réparation qui ne sont pas inscrites au casier judiciaire.
Presse, hommes politiques, Eglise : quelles réactions ?
L’accusation d’« omerta », c’est-à-dire d’une volontaire mise sous silence des actes antichrétiens, que dénoncent Laurent Wauquiez ou Nicolas Dupont-Aignan, est aussi infondée, puisque les dégradations d’églises commises en février ont été largement relayées et commentés : le premier ministre, Edouard Philippe, a « condamné » sur Twitter des « actes choquants », le secrétaire d’Etat Laurent Nunez s’est rendu à Dijon… Mais il est vrai que les faits moins spectaculaires (pillage de troncs, tags ou plaques de tombes abîmées) restent limités à la presse locale ou aux sites Internet spécialisés.
« L’Eglise n’aime pas faire de vagues »
Insuffisant, selon plusieurs députés Les Républicains. Le 19 mars, Annie Genevard et Philippe Gosselin ont demandé une « mission d’information sur la multiplication des actes antichrétiens ». Le mois précédent, Valérie Boyer avait réclamé une commission d’enquête parlementaire pour mieux connaître et « objectiver » les profanations, mais aussi leurs auteurs et les sanctions prononcées. Une requête déjà formulée en 2015, et qui était alors restée sans réponse. « Je pense que les actes antichrétiens sont minimisés dans le traitement et les remontées, explique-t-elle au Monde. L’Eglise n’aime pas faire de vagues sur ces sujets. »
Les autorités chrétiennes sont effectivement discrètes. Contrairement aux communautés juive et musulmane, elles n’ont pas établi de partenariat avec le SCRT pour faire remonter ses propres constatations sur les actions et menaces subies. La Conférence des évêques de France reconnaît que lors de sa rencontre semestrielle avec le ministère de l’intérieur, en mai, « la question de la recrudescence des profanations intervenues en début d’année sera certainement abordée ».
Mais son porte-parole, Mgr Olivier Ribadeau Dumas, tient à relativiser la « christianophobie » en distinguant les motivations : « Il y a des cambriolages, on vole des œuvres d’art, c’est une attaque à un lieu de culte mais ce n’est pas la même chose qu’une profanation », a-t-il déclaré sur France Culture. L’Eglise se méfie aussi de l’effet de contagion, comme l’explique Clémence Le Grelle, responsable de la communication du diocèse des Yvelines : « En février, après une semaine de sollicitation des médias sur les dégradations à Houilles et Maisons-Laffitte, on a dit “stop” pour ne pas donner des idées à des jeunes désœuvrés. »
Le rapport parlementaire de 2011 proposait des mesures éducatives – enseigner le respect dû aux morts en cours d’instruction civique – mais aussi sécuritaires, comme la généralisation de la vidéosurveillance.
Des caméras ont déjà été installées dans certains lieux de culte. Mais c’est un dispositif coûteux et qui ne peut être généralisé aux 45 000 édifices chrétiens en France. Les subventions publiques pour sécuriser les lieux de culte s’élevaient à 1,3 million d’euros en 2017. De plus, l’instauration de caméras « peut être en contradiction avec la tradition d’accueil de l’Eglise et la liberté fondamentale de pratiquer sa religion », estime une juriste citée lors d’un colloque intitulé « Eglises, portes ouvertes » en 2018. Fin 2018, les forces de l’ordre assuraient aussi des patrouilles dynamiques, ou des « rondes » aux abords de 2 485 sites chrétiens, soit environ un site sur vingt.
Pour éviter les vols et dégradations, faut-il se résoudre à fermer les églises ? La décision appartient au responsable religieux, le plus souvent le curé, qui est « affectataire » des lieux. Les bâtiments construits avant 1905 appartiennent aux collectivités publiques et la commune est responsable de la sécurité des visiteurs. Mais, c’est l’affectataire qui décide des horaires d’ouverture. La question s’est posée au diocèse de Saint-Brieuc, où cinq églises ont été cambriolées en quelques jours mi-février : « La décision fut de laisser ouvert, car nous savons bien qu’une église ouverte génère du passage, et dissuade d’éventuels malfaiteurs de commettre un délit. » Même son de cloche au diocèse de Luçon, en Vendée, où l’on estime que « fermer totalement les églises, c’est un peu laisser gagner ceux qui s’y attaquent. »
Mathilde Damgé et Anne-Aël Durand