Des proches de Jean-Luc Mélenchon qui s’opposent publiquement aux choix faits par leur leader : la députée de La France insoumise (FI) venue d’Ensemble !, Clémentine Autain, s’y était risquée, en février, dans l’hebdomadaire Politis [1]. Jeudi 6 juillet, la flèche a été lancée d’encore plus près. Dans un billet de blog, François Cocq, cadre historique du Parti de gauche, proteste contre la nouvelle orientation stratégique que l’ancien candidat à la présidentielle est venu exposer, dans un discours fleuve (plus de deux heures) tenu à huis clos, vendredi 29 juin, en ouverture du congrès du parti qu’il a créé en 2009.
Sous le titre « Le grand bond en arrière » [2], l’élu de Champigny-sur-Marne (94), candidat aux élections européennes de 2019 à une place non éligible (30e place), estime à regret que le leader de la FI aurait abandonné sa stratégie populiste pour se placer en classique rassembleur de la gauche. Et il termine par ce post-scriptum : « Je connais la maison. Je sais que les lignes que je viens d’écrire me livreront à la vindicte organisée. Je sais qu’on m’accusera entre autres d’aigreurs et que l’on mettra mon analyse sur le dos de ma place aux européennes. De fait ce n’est pas tant la place que la méthode qui m’a blessé. [...] Je reprends aujourd’hui ma liberté de parole. »
Quitte à risquer son exfiltration de la liste des européennes par le comité électoral ? « Franchement, si le comité juge que c’est contraire à l’intérêt du mouvement, j’accepte sans acrimonie, explique François Cocq à Mediapart. Mais je pense que c’est le moment pour la France insoumise de rendre publics nos débats. »
François Cocq n’est pas le seul à le penser. Alors que le 5 juillet, Jean-Luc Mélenchon célébrait « un an d’insoumission » à Marseille [3], la FI affronte, en ce début d’été, sa première crise interne. Plusieurs voix bien connues se sont élevées, ces derniers jours, pour dénoncer, à mi-mot ou plus franchement, les méthodes en vigueur au sein du mouvement. On a même vu deux candidats aux européennes (en position difficilement éligible), par ailleurs proches de Jean-Luc Mélenchon, Djordje Kuzmanovic et Philippe Juraver, « liker » un tweet du compte « NTM LA FI » (sic) qui réclamait plus de démocratie dans le mode de désignation des candidats aux européennes.
C’est la liste pour les européennes, rendue publique début juillet, qui a mis le feu aux poudres. Son ordonnancement a déconcerté. Corinne Morel-Darleux, pourtant pressentie pour y figurer en bonne place, Paul Vannier, ex-candidat aux législatives à Paris, Sophie Rauszer, co-responsable des questions européennes à la FI, ou Liêm Hoang Ngoc, l’un des économistes de la présidentielle : toutes ces personnalités, à l’instar de François Cocq, se sont retrouvées hors des places éligibles.
Le témoignage, dans Libération, de Lilian Guelfi [4], l’un des 18 militants insoumis tirés au sort pour participer au comité électoral, rapportant les méthodes discutables pratiquées par ledit comité, a fini de jeter un voile de suspicion sur la manière dont les candidats avaient été choisis.
« Sans doute a-t-il été influencé avant la publication du rapport par un candidat déçu », avance Manuel Bompard, animateur du comité électoral, tête de liste aux européennes, et numéro 2 du mouvement, pour expliquer les critiques du militant. « Je n’ai eu aucune remontée de mécontentements de la part des militants de la FI concernant la liste », affirme Bastien Lachaud, député insoumis de Seine-Saint-Denis.
Pourtant, sur les réseaux sociaux, les appels de militants à voter contre la liste aux européennes – les militants ont jusqu’au 20 juillet pour se prononcer – se sont multipliés. Claire Couly, universitaire et militante de la FI à Toulouse, a posté un message en ce sens sur Facebook. « Même si ce comité électoral composé de tirés au sort est une bonne idée, je m’interroge sur la rigueur de la méthodologie utilisée, estime-t-elle. Le principe même que l’animateur du comité électoral soit aussi candidat sur la liste [Manuel Bompard – ndlr], donc qu’il soit juge et partie, pose un problème. Pour moi, cette affaire de la liste aux européennes a un peu changé mon point de vue sur le mouvement. Je ne dis pas que c’est forcément mieux dans d’autres partis, mais ce n’est pas à la hauteur de ce que j’attendais. Il faudrait qu’on puisse ouvrir le débat sereinement en interne sur la manière dont on peut repenser une méthodologie encore plus carrée. »
Côté cadres, Corinne Morel-Darleux reste perplexe devant les justifications qui lui ont été fournies par les animateurs du comité électoral : « On m’a dit que j’avais été écartée parce que j’étais déjà conseillère régionale [au conseil régional d’Auvergne Rhône-Alpes – ndlr], mais je m’étais engagée à ne pas cumuler, et c’est une règle sortie de nulle part, qui n’a d’ailleurs pas été appliquée aux législatives. » Pour elle, la raison est à trouver dans des concurrences internes et dans son positionnement « qui a toujours été à la fois loyal mais aussi, quand il le fallait, critique, ce qui est mal toléré dans ce mouvement ».
Depuis la publication de la liste, Corinne Morel-Darleux a choisi de retirer sa candidature et décidé de se mettre en retrait des activités de la FI, même si elle reste membre du Parti de gauche où elle occupe des fonctions dans les instances dirigeantes : « Des élections sans être éligible, j’en ai fait beaucoup, mais j’avais alors la conviction d’être utile, et en phase avec le projet, justifie-t-elle. Cette fois, j’ai trop de doutes sur la manière dont ce mouvement avance. Trop d’erreurs politiques sont commises, le refus de la critique, même bienveillante, fait qu’il n’y a pas d’élaboration collective ; l’humain comme les choix politiques en pâtissent. »
Les « socialistes insoumis », sous-groupe de la FI créé par l’ancien socialiste Liêm Hoang Ngoc, ont, eux aussi, décidé de « suspendre leur participation » au mouvement. Olivier Spinelli, proche de l’économiste, explique cette prise de distance par une incompatibilité sur les choix politiques [5], mais aussi par une lassitude vis-à-vis des méthodes internes : « Quand Liêm a donné son interview au Figaro [6] [où il critique les choix de la FI sur la liste aux européennes – ndlr], j’ai reçu un texto d’un membre du comité où il était écrit : “Le crime ne paye pas.” On ne peut jamais rien critiquer dans ce mouvement sous peine d’être taxé de criminel ! La FI est un mouvement sans règles, sans courants, sans motions. Du coup, c’est la pure violence politique qui s’exprime. »
La base militante, entre loyauté et ressentiment
Critiques publiques, prises de distance, retraits de la boucle Telegram, une messagerie sur laquelle dialoguent les cadres insoumis… C’est une nouvelle ère qui s’ouvre pour la FI. Jusqu’ici, la conflictualité avait été habilement renvoyée à l’extérieur du mouvement, les attaques en règle de « l’oligarchie », des « parfumés » et autre « parti médiatique » permettant de souder les troupes contre un adversaire commun. Mais ces derniers temps, l’antagonisme s’est invité au cœur du réacteur.
« Disons que les européennes ne passent pas comme une lettre à la poste, et ça, oui, c’est nouveau », estime Corinne Morel-Darleux, qui affirme que « les cadres du mouvement ont bien perçu que ça tanguait, et ils seraient bien inspirés d’entendre ce que cela dit des attentes vis-à-vis de la FI, pour le bien du mouvement et son avenir : ils en portent la responsabilité. »
Interrogé par téléphone, puis par mail, le numéro 2 de la FI, Manuel Bompard, ne veut surtout pas entendre parler de « crise ». « La constitution des listes électorales, c’est source de conflit dans toutes les formations politiques », justifie-t-il, avant d’avancer une batterie de chiffres pour témoigner de la bonne santé du mouvement : « Depuis septembre 2017, 11 148 nouvelles personnes ont rejoint la plateforme de la France insoumise. La FI reste en dynamique un an après les élections présidentielles : depuis septembre dernier, 1 100 groupes d’actions se sont créés, 11 000 événements ont été recensés sur la plateforme, 12 500 personnes ont rejoint un groupe d’action et 300 réunions publiques ont été organisées. »
Il n’empêche : les tensions provoquées par les européennes ne sont pas aussi anecdotiques ou conjoncturelles que les dirigeants du mouvement veulent le laisser penser. Au-delà des prises de parole réalisées au sommet de la FI ces derniers jours, un malaise couve, depuis des mois, au sein même de la base – les militants les plus critiques étant aussi les plus aguerris, souvent anciens membres de partis politiques.
L’ampleur de ce malaise ? Difficile à évaluer : à la FI, qui revendique 500 000 membres, il n’y a pas d’adhésion comme dans un parti traditionnel. Impossible, donc, de savoir combien de militants ont arrêté de militer. Par ailleurs, la peur de nuire à la cause, mais aussi la loyauté des insoumis vis-à-vis de leur mouvement, ne poussent pas les militants à exprimer leurs griefs, tout comme la crainte de se voir mis sous pression, sur les réseaux sociaux notamment (lire la boîte noire).
Reste ces dizaines de témoignages recueillis (en « on » ou en « off ») par Mediapart qui vont tous dans le même sens. « Je peux vous dire que même s’ils ne se plaignent pas haut et fort, il y a sur le terrain de moins en moins de militants heureux, voire de militants tout court », rapporte un responsable national de la FI qui a requis l’anonymat.
En avril 2017, Jean-Luc Mélenchon, en pleine campagne, fait un discours sur une péniche sur le canal de l’Ourcq, à Paris. © Reuters
En avril 2017, Jean-Luc Mélenchon, en pleine campagne, fait un discours sur une péniche sur le canal de l’Ourcq, à Paris. © Reuters
Pour certains, la désillusion a commencé au moment des législatives. C’est le cas de Siegfried Gautier. Attablé à la terrasse d’une brasserie au bord du canal de l’Ourcq, à Pantin (93), il prévient : « Je vous raconte tout ça, mais je ne veux surtout pas affaiblir mon camp. »
Un peu libertaire dans l’âme, impliqué dans le monde syndical – il est enseignant –, c’est en 2012 que le quadragénaire fait son épiphanie politique, conquis par les « talents d’orateur de Mélenchon ». En 2016, il s’implique dans La France insoumise qui vient de naître : « J’avais des réserves sur le côté ‘‘campiste’’ de Mélenchon et ses positions sur la Syrie, mais j’épousais complètement sa ligne. Sa stratégie populiste, son idée d’arrêter de se revendiquer de la gauche, c’est quand même ça qui nous a fait sortir du folklore de l’extrême gauche : ça a mobilisé des tas de gens dépolitisés. »
Militant très motivé, il crée, avec des camarades du Parti de gauche et des anciens militants du Parti communiste, un groupe d’appui (l’équivalent d’une section dans un parti) à Pantin. Tractage sur les marchés, collages, réunions... Tout va pour le mieux, si ce n’est ce « petit truc qui nous tracassait », dit le militant. Comme partout en France, des assemblées générales ont été mises en place pour désigner un binôme de candidats. Or, « on avait envoyé notre choix au comité électoral en janvier, et ensuite pas de réponse : le temps passait, même après le premier tour de la présidentielle, on n’a rien reçu », raconte-t-il.
Un jour, Manuel Bompard, directeur de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, débarque à Pantin accompagné d’un inconnu de la plupart des militants locaux. C’est Bastien Lachaud, qui a été désigné directeur de la campagne des législatives de la FI. « Manuel Bompard nous l’a proposé comme candidat dans la circonscription, rapporte Siegfried Gautier. Nous, les insoumis de la base, on a voulu voter. La FI nous avait vendu de la démocratie, de l’horizontalité, on nous avait dit qu’on ne serait pas que des colleurs d’affiche. On voulait ça, rien d’autre ! »
N’en déplaise aux insoumis pantinois, Bastien Lachaud est investi, sans vote, par la FI, dans cette circonscription regroupant les communes de Pantin et Aubervilliers. « Et puis on a été écartés de la campagne, ça a cassé la dynamique, notre groupe s’est dissous, c’était fini », témoigne Siegfried Gautier qui se dit toujours « insoumis » – et tant pis si la nouvelle association qu’il a créée, avec d’autres insoumis « historiques », pour soutenir le programme « L’avenir en commun », n’a pas été certifiée par le mouvement.
Habitante de la commune mitoyenne d’Aubervilliers, Carole Bekka, une ancienne du NPA, se souvient avec la même tristesse teintée de colère de cette époque. « Quand j’ai vu que notre demande de démocratie avait été foulée au pied, que tout était verrouillé par le national, j’ai décidé de quitter la FI – je ne suis pas schizophrène. Et je n’étais pas la seule : cette histoire a fait partir beaucoup de monde. La FI se gargarise d’être un mouvement innovant et horizontal. Mais le comportement de ceux qui la dirigent va complètement à l’inverse ! »
Interrogé par Mediapart sur cet épisode, Bastien Lachaud se défend d’avoir eu quelque traitement de faveur : « L’assemblée de circonscription n’ayant pas été capable de faire remonter de manière unanime une liste de binômes, c’est dans ce cadre que ma candidature a été proposée, et validée par le comité électoral. Aucune candidature insoumise dans aucune circonscription n’a fait l’objet d’un vote des militants car nous avons privilégié la discussion et le consensus. » Et d’ajouter que « [s]on élection démontre que suffisamment de militants étaient satisfaits de ce choix pour mener une campagne victorieuse ».
Aujourd’hui, Carole Bekka et Siegfried Gautier jettent pourtant un regard désabusé sur leur année d’engagement à Pantin et Aubervilliers. Si elle « ne [se] voi[t] pas voter pour quelqu’un d’autre que Mélenchon », Carole Bekka estime toutefois que « la FI ne peut pas changer de l’intérieur ». « Je peux comprendre que quand on structure un mouvement, il faut un homme fort pour que tout se structure pour que ça ne devienne pas n’importe quoi, ajoute Siegfried Gautier. Mais une telle différence entre la parole et les actes, ça interroge. »
« Une volonté de contrôle »
Et ça n’interroge pas qu’à Pantin ou à Aubervilliers. De plusieurs endroits de France, les témoignages remontent d’insoumis qui partagent cette même impression de dissonance entre le discours officiel et les pratiques internes. Étudiant en master 1 de science politique à l’université de Lille, Sullyvan Massy-Notebaert fait partie de ces jeunes chercheurs qui ont choisi de s’atteler à ce nouvel objet politique qu’est la FI : « J’ai rencontré plusieurs ‘‘insoumis’’ qui ont arrêté de militer au cours de l’année. À chaque fois, deux grands problèmes reviennent : la question financière – ils ne comprennent pas qui attribue l’argent et sur quels critères – et la démocratie interne », observe-t-il.
Sur cette question de la démocratie interne, Roland Richa, 65 ans, ancien communiste critique engagé dans la FI, à Nanterre (92), au cours de la présidentielle, se souvient de cette « mauvaise expérience » qu’il a eue l’été dernier. À cette époque, l’enthousiasme de la campagne est encore très prégnant. Le militant prend l’initiative de rejoindre FiFor [7], un forum en ligne destiné à mettre en réseau les insoumis indépendamment des outils proposés par l’organisation : « L’idée était toute simple : favoriser la communication transversale entre les référents des groupes d’action en passant par des logiciels libres et faciles d’utilisation », explique-t-il.
Un collectif d’une dizaine d’insoumis se met rapidement en place pour créer le réseau social. Ils envoient un mail aux quelque 3 000 référents des groupes d’action répertoriés (leur adresse est visible par les internautes) sur le site Internet de la FI pour les inviter à s’inscrire.
Illico, l’équipe nationale de la FI écrit à tous les référents pour exprimer ses regrets de n’avoir pas été consultée par les créateurs de Fifor, expliquer que cette initiative a été prise « hors de toute démarche collective », et demander aux insoumis de ne pas s’inscrire. « Le national n’a pas du tout aimé cette prise d’indépendance », estime Roland Richa, qui parle de « volonté de contrôle du national sur les militants ». On est loin, en tout cas, de l’exhortation de Jean-Luc Mélenchon : « N’attendez pas les consignes ! Agissez. [8] »
Interrogé par Mediapart sur la polémique déclenchée par Fifor, Manuel Bompard met la réaction du national sur le compte de préoccupations réglementaires : « Cette plateforme a été créée sans aucun respect des règles légales de la CNIL puisque de nombreuses personnes se sont retrouvées dans cette liste sans en avoir fait la demande, et qu’elle contrevient à la charte des groupes d’action de la FI. »
Des arguments qui n’ont visiblement pas convaincu Roland Richa. Le retraité a quitté la FI il y a quatre mois. La goutte d’eau a été l’interview de Jean-Luc Mélenchon dans Le 1 Hebdo [9] où il expliquait que « le but du mouvement de la France insoumise n’est pas d’être démocratique mais collectif ». « Je ne peux pas entendre ça… un troupeau de zèbres, c’est aussi un collectif ! », s’agace l’insoumis de Nanterre, qui estime que « les gens voulaient une nouvelle organisation de gauche, qui pratique la politique d’une nouvelle manière, et qu’il y a eu tromperie sur la marchandise ».
Pourtant la promesse de la FI était belle : faire de la politique « autrement » grâce à un mouvement citoyen, plus ouvert qu’un parti, débarrassé des baronnies et des guerres intestines, et qui serait le fer de lance de l’innovation démocratique. Il s’agissait d’utiliser le Web comme outil participatif, de recourir au tirage au sort plutôt qu’aux élections internes, sources de conflits, mais aussi d’éviter la constitution de courants pour ne pas tomber dans les travers des partis traditionnels, et d’abord du PS…
Las, « la structuration même du mouvement ne favorise pas la démocratie interne, explique Quentin Zarcone, étudiant en master de sociologie à l’université d’Amiens, qui a écrit une étude comparative sur les militants du mouvement à Amiens et à Metz. Dans un parti, il y a des échelons, avec des représentants légitimes parce qu’ils ont été élus. Quant aux consultations en ligne des militants, elles portent sur des sujets annexes, comme les trois campagnes à mener chaque année, mais jamais sur la ligne idéologique ou stratégique du mouvement ».
« Les militants n’ont pas de circuit structuré pour influencer le national. Ils ont l’impression qu’ils n’ont aucun poids réel », abonde Sullyvan Massy-Notebaert, qui rappelle combien l’épisode corse a été mal perçu chez les militants. Lors des élections territoriales de décembre 2017, la direction parisienne avait ainsi tout fait pour casser l’alliance nouée entre des communistes et des insoumis locaux [10].
« En fait, c’est toujours le même problème, décrypte Quentin Zarcone. À la FI, il y a un hiatus entre le fait que les ordres viennent de Paris, et le discours officiel qui parle d’horizontalité. Contrairement à ce qu’on peut croire si l’on ne regarde que les insoumis très actifs sur les réseaux sociaux, la FI est diverse, et le débat existe. Mais comme il n’est pas institutionnalisé, il a du mal à émerger. »
« Éviter l’hémorragie militante »
La laïcité, l’éventualité d’une sortie de l’Union européenne, l’expression « parti médiatique »… Autant de thèmes qui ont été évoqués dans nos interviews par les militants, mais que le « national » semble ne pas vouloir aborder collectivement. De peur, peut-être, d’ouvrir la boîte de Pandore des divisions internes dans le mouvement.
Au chapitre des débats compliqués, il y a notamment la délicate question de la stratégie. Sylvain Bourdier, investi comme candidat FI aux législatives dans la 2e circonscription de l’Allier, fait partie de ces insoumis gênés par la ligne « autonomiste » imposée jusqu’ici par les cadres du mouvement. Ce responsable d’une agence de réinsertion regrette que « les anti », comme il les appelle – anti-socialistes, anti-communistes –, « aient pris le pouvoir » dans la formation : « Jean-Luc Mélenchon, je l’ai toujours suivi, il a été visionnaire sur beaucoup de choses : il a été le premier sur les réseaux sociaux, il a parfois bousculé la gauche à bon escient, par exemple sur l’écologie, et son style rugueux ne me dérange pas. Mais là, il se trompe : il faut qu’il rassemble sinon, on se heurte à un plafond de verre. »
Sylvain Bourdier évoque aussi « la lassitude de plus en plus forte des militants qui en ont marre de ne pas pouvoir utiliser le mot ‘‘gauche’’ ». Si, à en croire François Cocq, leur vœu pourrait se voir exaucé plus vite que prévu, la ligne de fracture entre unitaires et autonomistes reste saillante à l’intérieur du mouvement.
Exemple sur les terres de François Ruffin, élu député sous l’étiquette « Picardie Debout ! ». À Amiens (Somme), la demi-douzaine de groupes d’action qui maillent le territoire se divise, grosso modo, entre autonomistes « mélenchonistes » et unitaires « ruffinistes ».
Loïc, partisan de Ruffin, reproche à Jean-Luc Mélenchon la stratégie choisie pendant les législatives. « C’était une belle connerie de mettre des candidats insoumis en face des communistes, surtout que je les ai vus, les communistes, coller les affiches de Mélenchon pendant la présidentielle ! » Le résultat, ajoute celui qui fut le secrétaire départemental du Parti de gauche pendant trois ans, « c’est qu’on se retrouve avec 17 députés et aucun pouvoir à l’Assemblée nationale alors que Jean-Luc Mélenchon nous avait fait rêver avec la cohabitation. S’il avait fait le bon choix stratégique, avec ses presque 20 % à la présidentielle, on aurait eu au moins 80 députés ».
À l’autre bout de la ville, Cédric Maisse, ancien communiste et animateur du groupe d’action voisin, n’est globalement d’accord sur rien avec Loïc – si ce n’est que tous deux constatent « un coup de mou » dans l’investissement militant depuis quelques mois. Celui qui a tenté sa chance aux législatives sur la circonscription voisine de celle de François Ruffin est totalement opposé au « bidouillage électoral » avec le PCF local, ancien allié du PS : « Ce qu’il faut, c’est de la clarté. C’est ça qui fait le succès de Mélenchon car la politique est pleine de compromis pourris », observe Cédric Maisse, sous le regard approbateur de Pablo, son camarade « primo-militant », réfugié politique d’Argentine, qui apprécie tout, sans réserve, de la FI.
Cédric Maisse, lui, ose néanmoins une petite critique : « Le côté mouvement, sans intermédiaires, ça me gêne un peu quand même. O.K., le problème dans les partis, c’est l’emprise des élus, mais là, on manque de contacts et de débat avec le national. Si Mélenchon se trompe : qui lui dira ? »
Figure de La France insoumise à Saint-Ouen (93), Bally Bagayoko ne désespère pas de se faire entendre. Il y a une dizaine de jours, alors que la polémique sur la liste des européennes commençait à enfler, il a envoyé des messages à Charlotte Girard et Manuel Bompard, les deux têtes de liste aux européennes, pour leur faire part de son inquiétude. « Faute d’espaces de discussion en interne, le conflit s’est déplacé dans la presse, ce n’est pas une bonne chose car du coup, on ne parle pas de toutes les choses positives que l’on fait », estime celui qui a co-rédigé la partie « Sport » du programme de la FI pour la présidentielle.
Il milite désormais pour créer des espaces de discussions à l’intérieur du mouvement. « Il en va de notre crédibilité, de notre durabilité, et de la nécessité d’éviter une hémorragie militante, explique-t-il. Il faut que nous nous respections entre insoumis, que toute personne qui exprime des divergences ne se sente mal à l’aise, et que les désaccords soient discutés tranquillement. Il ne faudrait pas que les “petites toux” que l’on voit émerger à chaque séquence électorale se transforment en un tsunami insurrectionnel. »
Bally Bagayoko dit avoir été écouté avec attention et bienveillance par Charlotte Girard et Manuel Bompard. Peut-être comme une réponse à ces demandes d’ouvrir davantage le mouvement à la discussion, ce dernier a annoncé à Mediapart qu’une nouvelle structure dénommée « Forum politique » pourrait bientôt voir le jour : « Des acteurs syndicaux ou associatifs comme des chercheurs, des philosophes, des artistes, ou des écrivains, débattraient des concepts stratégiques de La France insoumise avec l’ensemble de ces personnes pour préciser sa réflexion en s’enrichissant des réflexions qui existent dans la société. » Pour les détails, rendez-vous à la rentrée.
PAULINE GRAULLE
Plus de 20 interviews, en face à face ou au téléphone, ont été réalisées pour cette enquête qui s’est étalée sur plusieurs semaines, et qui a commencé avant la crise ouverte par la liste aux européennes. À l’exception d’un responsable national cité sous couvert d’anonymat, n’ont été retenus dans l’article que les témoignages réalisés en « on », et dont les propos ont pu être recoupés ou vérifiés.
Tous les interviewés – sauf les deux chercheurs – se sont dits militants « insoumis » (rappelons qu’il n’y a pas de carte de membres, ni de cotisation à verser pour devenir « insoumis »).
Beaucoup des militants interrogés ont été rencontrés au hasard de la campagne présidentielle puis législative, l’an dernier. Ils ont été recontactés pour un bilan « un an après ». Plusieurs personnes contactées par Mediapart ont décliné nos demandes d’interviews.