La raffinerie de Total à La Mède, dans les Bouches-du-Rhône, le 16 avril.
Réunions publiques, communiqués inquiets : voilà des mois que la raffinerie de La Mède, dans les Bouches-du-Rhône, agite des ONG de défense de l’environnement et des responsables syndicaux.
Le préfet du département, Pierre Dartout, a signé, mercredi 16 mai, l’autorisation donnée à Total d’exploiter « la première bioraffinerie française de taille mondiale », l’une des plus importantes d’Europe selon le groupe pétrolier. La production de biodiesel doit démarrer cet été, dernière étape de la reconversion de l’ancienne raffinerie, ouverte en 1935 à Châteauneuf-les-Martigues, au bord de l’étang de Berre.
Fin 2016, Total y a cessé toute opération de raffinage de pétrole brut, alléguant une perte annuelle de 100 millions d’euros. Selon un plan de conversion (2015-2022) qui verra les effectifs passer de 430 à 250 salariés, le site a été progressivement transformé pour accueillir un dépôt pétrolier d’une capacité de 1,3 million de mètres cubes, une ferme solaire de 8 mégawatts (MW) qui a commencé sa production en janvier, et un grand centre de formation aux métiers du raffinage. Reste à démarrer, en juin, la fabrication d’AdBlue, un additif qui réduit les émissions d’oxyde d’azote des poids lourds.
Mais l’activité phare de La Mède, au prix d’un investissement de 275 millions d’euros, est l’installation d’une unité de raffinage d’huiles et de graisses animales, capable de traiter 650 000 tonnes par an, en vue de produire 500 000 tonnes de diesel de type HVO (hydrotraitement des huiles végétales), un biocarburant qui est censé réduire l’émission des gaz à effet de serre.
« Incohérence totale »
Problème, aux yeux des défenseurs de l’environnement : ce choix industriel nécessite un apport massif d’huiles végétales brutes – jusqu’à 450 000 tonnes, dont au moins 300 000 tonnes d’huile de palme par an.
Or, la bataille des agrocarburants se joue en réalité bien loin des stations-service et des tarmacs des aéroports d’Europe : elle a lieu dans les régions d’Indonésie et de Malaisie entièrement livrées à la monoculture des palmiers à huile, dans les contrées d’Argentine dévastées par le soja. Ces parcelles gigantesques, régulièrement arrosées de pesticides, se développent au mépris de la biodiversité, concurrencent les cultures alimentaires et aggravent les émissions de gaz à effet de serre.
Très remontées, Les Amis de la terre et Greenpeace dénoncent une bioraffinerie qui va « ouvrir en grand les vannes de l’huile de palme » et faire bondir les importations françaises, pointant « l’incohérence totale du gouvernement ». Selon eux, « le projet est incompatible avec les engagements climatiques de la France ».
« Si Emmanuel Macron entend être un véritable leader de la lutte contre le changement climatique, analyse Clément Sénéchal, chargé de campagne Forêts à Greenpeace France, il est grand temps que l’Etat cesse de soutenir les agrocarburants de première génération [issus de cultures vivrières et fourragères], tant sur les plans législatif et fiscal que diplomatique. »
« Stratégie de lutte contre la déforestation importée »
Mercredi, le ministère de la transition écologique a immédiatement justifié le feu vert délivré par l’Etat. « Nicolas Hulot encadre l’utilisation d’huile de palme de la bioraffinerie », titre le communiqué de presse, insistant sur la volonté du ministre de prendre en compte « l’impact du biodiesel sur l’environnement et les forêts de manière globale » dans le cadre de sa « stratégie de lutte contre la déforestation importée ».
Concrètement, l’arrêté du 16 mai demande à Total d’intégrer au moins un quart d’huiles recyclées ou usagées dans son plan d’approvisionnement. Et celui-ci fera l’objet d’une « mise à jour tous les deux ans visant à diminuer la part des huiles végétales brutes aussi bas que possible et en développant l’utilisation de ressources issues de déchets ou résidus ». Mais le texte ne stipule ni échéances ni quantités.
Total a fait savoir que dans le « cadre d’un dialogue positif avec le ministère de la transition écologique et solidaire », il avait décidé de revoir ses plans et de limiter son approvisionnement en huile de palme à 50 % du total.
Une façon, pour l’énergéticien français, de « marquer sa sensibilité aux enjeux de la déforestation ». Une manière aussi de tenir compte de la pression exercée par les ONG, selon Les Amis de la terre. L’association trouve cependant le niveau des importations nécessaires encore « colossal » et demande à l’Etat de se montrer plus exigeant.
« Il y a de la place »
La monoculture de l’huile de palme agite aussi le Parlement européen. Le 17 janvier, les eurodéputés ont voté pour son « élimination progressive » des transports d’ici à 2021. Les Etats et la Commission de Bruxelles ne se sont pas encore prononcés.
Leur décision pourrait avoir des conséquences à La Mède, où la CGT s’inquiète de la pérennité du site. « Faire des carburants avec de la nourriture, déjà on est contre, assure Fabien Cros, secrétaire CGT du comité d’entreprise, mais nous redoutons surtout que dans cinq ans, avec une éventuelle interdiction des huiles de palme, la décision soit prise de fermer la raffinerie. »
Selon France nature environnement-PACA, qui a émis, le 18 avril, un avis défavorable à l’autorisation d’exploiter, « l’Union européenne [UE] se détourne progressivement des biocarburants produits à partir de denrées alimentaires et les débouchés de l’usine sont donc compromis à brève échéance ».
« Il y a de la place pour faire des biocarburants en France », estime au contraire François Bourrasse, le directeur de la plate-forme industrielle. Aujourd’hui, le pays importe 500 000 tonnes de biodiesel, rapporte-t-il, et la tendance pourrait s’accentuer avec l’objectif de l’UE d’atteindre une part de 10 % d’énergies renouvelables de toutes sortes dans les transports d’ici à 2020. C’est oublier que la directive européenne concernée fixe aux agrocarburants de première génération un plafond de 7 %.
Qu’importe : Patrick Pouyanné, le PDG de Total, a réaffirmé en février que le projet de La Mède « est soutenu par l’Etat français au plus haut niveau ». Il évoquait alors des discussions avec des producteurs européens de colza. « Notre unité est flexible et peut traiter des huiles de palme, de colza, de soja, de tournesol, de maïs, affirme M. Bourrasse, et notre idée, c’est d’avoir un cocktail de charges modulable. »
Convergence des revendications
Et Total de garantir que toutes les huiles utilisées seront certifiées selon les normes les plus strictes. Mais pour les opposants, la certification ne garantit pas contre la déforestation. Même si l’énergéticien achète un produit oléagineux certifié issu de plantations anciennes, par un « effet domino », des acheteurs moins regardants n’hésiteront pas à se reporter vers des planteurs qui continuent de défricher pour s’étendre, explique Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes pour Les Amis de la Terre.
Ce dernier se félicite que le dossier ait rapproché la CGT et les militants écologistes, et espère que cette convergence permettra « une transition juste socialement et écologiquement soutenable » de la raffinerie.
Les alignements de palmiers à perte de vue qui provoquent la destruction des puits de carbone et des habitats des orangs-outans, des rhinocéros et des tigres, « tout cela était loin de nos préoccupations, confesse Fabien Cros, mais nos contacts avec les Amis de la Terre, que nous avions croisés dans des manifestations contre Total, nous ont fait prendre conscience de ces enjeux environnementaux, et nous nous sommes enrichis mutuellement ». Quitte à surprendre leurs camps respectifs.
Luc Leroux (Marseille, correspondant) et Martine Valo