« L’actuel syndicat porte bien le même nom, mais c’est quelque chose de totalement différent de Solidarité des années 1980-1981 », explique l’opposant historique au stalinisme, le médiéviste Karol Modzelewski, dans l’édition polonaise du Monde diplomatique de décembre 2006. « Cet autre Solidarité, c’était un mouvement sans précédent et sans antécédent dans l’histoire, car il se fondait sur une explosion de l’activité de masse de très longue durée - près d’un an et demi - et sur le fait que cette masse de gens - le mouvement syndical regroupait 9,4 millions membres, selon les statistiques du congrès - s’est organisée pour l’action sans aucun schéma imposé d’en haut. Avant d’obtenir sa légalisation, plus de 700 000 personnes ont fait grève et se sont organisés eux-mêmes. »
Solidarité d’aujourd’hui se réclame de la droite, aspire à un « capitalisme véritable », brise les grèves (récemment celle des facteurs), s’aligne sur un gouvernement profondément réactionnaire... L’autre Solidarité était aux antipodes. Modzelewski poursuit : « Bien qu’il n’avait pas d’idéologie clairement déterminée, il adhérait à un système de valeurs, qui prenait sa source dans la pratique démocratique radicale quotidienne de coopération massive pour le construire. Parmi ces valeurs, l’égalitarisme jouait le premier rôle, compris politiquement (en tant que démocratie directe) et économiquement. C’était un mouvement égalitaire, communautaire et attaché à la démocratie directe construite spontanément. »
Dans cette société, qui avait aboli la propriété capitaliste des moyens de production, l’auto-activité des travailleurs dessinait alors les contours d’une véritable transition vers le socialisme, permettant que la production soit prise en main par les producteurs eux-mêmes et que l’emploi du surproduit social soit démocratiquement décidé par tous et cesse d’être le privilège d’une élite. La caricature de la « planification » à la mode stalinienne - la tentative condamnée à l’échec de produire sans se préoccuper de la satisfaction des besoins de la population et sans même tenter de les connaître - aurait ainsi pu être remplacée par des rapports de production collectivistes.
Profonde rupture
Le premier congrès de Solidarité réclamait, à l’automne 1981, « une réforme autogestionnaire et démocratique instaurant un nouvel ordre socio-économique qui liera le plan, l’autogestion et le marché ». Ce projet portait le joli nom de « République autogérée ». « Ce congrès a été l’assemblée la plus démocratique et la plus représentative du monde du travail de toute l’histoire de la Pologne, et cette résolution fut le témoignage le plus juste des aspirations des ouvriers polonais », écrit Zbigniew Kowalewski, militant de la IVe Internationale, dans Trybuna Robotnicza (6 décembre 2006), l’hebdomadaire édité par le syndicat Août 80. L’expérience polonaise ébranlait la position sociale privilégiée de la bureaucratie nationale, risquait de s’étendre à tout le bloc soviétique et pouvait servir d’exemple à tous ceux qui se révoltaient contre l’exploitation capitaliste. Le 13 décembre 1981, la bureaucratie polonaise y mit fin et, avec le coup d’État du général Jaruzelski, imposa l’état de guerre. La répression commençait : couvre-feu, chars dans les rues, armée et police envahissant les usines en grève, menaçant d’ouvrir le feu contre les grévistes et tirant contre les mineurs qui tentaient de se défendre.
Une vague immense de soutien à Solidarité déferla dans le monde. Les partis communistes - qui n’avaient pas jugé opportun de s’identifier à ce mouvement d’auto-activité ouvrière - commençaient leur déclin définitif. En Pologne, même l’armée et la police politique avaient pris la place de la nomenklatura du Parti communiste (qui ne s’est jamais relevé). Le Wall Street Journal, pour une fois en accord avec le Kremlin, salua la bonne nouvelle. En Pologne, une clandestinité massive commençait. « Mais, contrairement aux apparences, la clandestinité n’était pas la continuité du mouvement qui est né en août 1980. Pourquoi ? Car la base de masse du mouvement, celle qui décidait de son apparence et de sa politique, n’était plus là », explique Karol Modzelewski.
Si elle n’a pas été sanglante, la répression orchestrée lors de l’état de guerre a été efficace. Après l’internement des « meneurs » dans les jours qui ont suivi le coup d’État, les liaisons entre la direction clandestine du syndicat et les entreprises furent visées. Arrestations, licenciements, refus de réembaucher, pressions pour leur émigration : les travailleurs qui continuaient le combat étaient isolés, l’un après l’autre. En une année, dans les régions les mieux organisées, les liens avec les entreprises furent brisés.
Si la fondation du premier Solidarité avait ouvert une situation révolutionnaire, la direction ne fut pas à la hauteur. Jacek Kuron, un autre opposant historique, avait convaincu la direction du syndicat qu’il devait « s’autolimiter », afin d’éviter l’intervention soviétique. Si cette « autolimitation » n’a nullement empêché l’affrontement, elle a eu pour conséquence que le syndicat et ses meilleurs éléments n’étaient pas préparés à faire face à l’armée polonaise et se trouvaient surpris au moment décisif, dépourvus de tactiques et de stratégie. Dans cette situation, l’armée polonaise n’avait nullement le choix - elle ne pouvait « changer de camp », car elle n’avait pas de résistance organisée en face d’elle, même si le premier jour du coup d’État, la grève fut spontanée... et générale.
La revanche
La quasi-totalité des militants les plus actifs de Solidarité n’aspiraient qu’à rendre humain le « socialisme réel » et à « réparer » l’économie, bref à des réformes permettant de poursuivre la « construction du socialisme » (ou « le progrès »). La fin brutale de l’expérience des « réformes » a provoqué une radicalisation qui allait de pair avec la conviction que le système n’était pas réformable, et que ce n’était donc pas du côté du socialisme qu’il fallait chercher l’issue... Le coup d’État du 13 décembre 1981 a ainsi ouvert la voie à la restauration du capitalisme. L’une des formes les plus puissantes de l’autonomie ouvrière que l’histoire a connue a été brisée. Toute référence au socialisme comme projet de société a été privée de légitimité, ouvrant la voie à la propagande néolibérale. Les dirigeants du syndicat clandestin, coupés de leurs bases, sont tombés sous l’influence des « experts ».
Mais, surtout, la bureaucratie a été confrontée, à une très grande échelle, à l’insécurité sociale de sa situation privilégiée. Elle aspirait plus que jamais à transformer ses privilèges de fonction en privilèges dont la stabilité et la transmissibilité lui seraient garanties. « Jaruzelski a ouvert la voie à Balcerowicz [ministre de l’Économie qui a réalisé les plans du FMI dès 1989, NDLR] », commente K. Modzelewski. Et Z. Kowalewski conclut : « L’état de guerre, en défendant “le socialisme” bureaucratique contre les ouvriers, a tracé la voie à la restauration du capitalisme. »