La séance des Golden Globe Awards est caractéristique de ce qui s’est passé ces derniers mois quand la campagne #MeToo a brisé le silence sur le harcèlement et les agressions sexuelles, en particulier sur le lieu de travail. Les contributrices de Socialist Worker, Leia Petty, Jen Roesch and Elizabeth Schulte, discutent des racines du moment #MeToo et où il peut conduire.
Elizabeth
Ce n’est qu’en octobre que le New York Times a relaté les actes d’agression sexuelle et de harcèlement de femmes par le producteur hollywoodien Harvey Weinstein. La réaction des femmes commencé avec des actrices, puis rapidement s’est répandue en cascade dans toute la société américaine, de sorte que le mois dernier, elle a atteint Capitol Hill [siège du Congrès], et plusieurs politiciens ont été forcés de démissionner.
Parlons de l’impact que la campagne #MeToo a eu jusqu’ici – à la fois les changements concrets qu’elle a produits, mais aussi l’impact idéologique plus large qu’elle a eu sur la façon dont les gens considèrent l’agression sexuelle.
Leia
Une chose concrète est le nombre d’hommes puissants tombés en disgrâce. En quelques mois, des dizaines d’hommes très connus et intouchables – qui s’en sont tirés pendant des décennies parce qu’ils savaient qu’ils l’étaient – ont été déboulonnés.
Le fait que le silence soit rompu signifiait que les femmes avaient la confiance nécessaire pour s’exprimer d’une manière sans précédent, et cela a de réelles conséquences.
La campagne a commencé comme un hashtag, mais a pris des dimensions allant bien au-delà. Selon le magazine Time, les « briseuses de silence » ont été désignées comme « la personne de l’année » et, selon mes expériences personnelles au travail, il est clair que parler d’agression sexuelle fait maintenant partie de la conversation.
L’occasion créée par #MeToo a fait que des femmes ont raconté « leur histoire » pour la première fois, après avoir senti si longtemps qu’elles ne pouvaient pas en parler. Or, maintenant c’est devenu une conversation commune.
Jen
#MeToo a transformé ce que beaucoup de personnes, y compris de nombreuses femmes, acceptaient comme faisant partie du bruit de fond de la vie des femmes – ce que signifie être une femme dans cette société, en particulier une femme au travail.
Pendant des décennies, supporter le fait d’être pelotée, supporter les blagues sexistes et des questions personnelles intrusives et sexualisées étaient le prix payé par les femmes pour être au travail. Maintenant, cela est contesté de façon très fondamentale.
Le mouvement des femmes a émis l’idée que les femmes allaient être égales dans la société – l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, l’enseignement supérieur, la rupture du plafond de verre pour une très petite couche de femmes – et maintenant nous voyons à quel point cela n’était pas le cas sous divers aspects.
La manière dont les femmes ont pu fonctionner et exister dans ce monde a été longtemps posée comme une question personnelle pour les femmes. Maintenant elle est re-posée comme une question collective et politique.
Cette question est posée sous un angle plus fondamental et plus profond que la simple reconnaissance de l’omniprésence de l’agression sexuelle et du viol, car elle aborde vraiment les traits de la société sexiste dans son ensemble, à l’intérieur de laquelle les femmes sont forcées d’agir, d’exister.
Cela ouvre également de grandes questions sur l’inégalité des femmes – entre autres en commençant par le nombre restreint de femmes issues de la classe moyenne qui ont réussi à occuper des postes. Or, ces dernières sont y compris victimes de ce genre d’abus et de harcèlement.
C’est la partie émergée de l’iceberg formé par les millions de travailleuses pauvres, de travailleuses agricoles, des services, de travailleuses domestiques, et c’est la condition du travail pour la grande majorité des femmes au pays.
Elizabeth
L’impact est double. Toutes les horreurs sont exposées, et en même temps, la capacité des femmes à en parler fait aussi partie de ce que #MeToo a accompli. Etre capable de parler à ce sujet lui donne un caractère différent.
J’ai lu une citation d’une ancienne membre du personnel administratif du Congrès qui a dit : « Je pensais que c’était comme ça, mais je pensais ne rien pouvoir dire à ce sujet. » Maintenant, combien de personnes pensent de même ?
Au début, il y avait un peu de rejet au sujet de #MeToo parce qu’il s’agissait de femmes d’Hollywood. Mais à bien des égards, l’impact de l’agression sexuelle sur les femmes travailleuses est bien plus présent dans les médias qu’avant en raison de la démarche initiée par ces femmes d’Hollywood.
Quand j’ai vu l’exposé que le New York Times a fait sur les travailleuses de Ford – des femmes noires qui avaient fait l’objet de harcèlement sexuel au travail pendant des décennies –, j’ai apprécié le fait que le Times devait en parler maintenant.
Les médias ont également dû parler des institutions et des mécanismes qui permettent aux abuseurs de se tirer d’affaire à plusieurs reprises – au Congrès, par exemple, où les femmes qui se plaignent ont été contraintes au silence pendant des décennies.
Tu as évoqué le mouvement des femmes, et j’ai beaucoup réfléchi à la question de savoir dans quelle mesure la réaction (Backlash) de la fin des années 1980 et 1990 a renforcé l’idée que « le mouvement féministe était allé trop loin » ou que nous étions entrés dans une société « post-féministe ».
Leia
En ce qui concerne les femmes qui ont fait l’objet de harcèlement sexuel chez Ford, je dois dire que lorsque j’ai lu cet article, j’ai été un peu étonnée de voir combien peu de choses avaient changé. Susan Faludi a écrit dans son livre Backlash sur les femmes qui venaient travailler dans les usines avec des pancartes qui disaient : « Tuez une femme, sauvez un emploi ».
Cela se passait dans les années 1980 pendant la récession économique (entre autres du secteur automobile), et cela représentait une réaction à grande échelle contre le mouvement des femmes dans les années 1970.
J’ai été choquée de lire ces conditions telles que décrites dans le livre de S. Faludi, puis j’ai lu des articles sur les femmes dans les usines Ford de Chicago, et j’avais vraiment l’impression que les choses n’étaient pas si différentes. Vous avez un harcèlement sexuel constant, et lorsque les femmes ont été embauchées et ont dû faire le tour de l’entreprise, elles ont été appelées « viande fraîche ». Elles étaient tenues de faire des faveurs sexuelles pour conserver leur emploi.
Ces femmes se sentaient piégées dans leur travail. Pour certaines, c’était le meilleur travail qu’elles aient jamais eu, et c’est ce qui faisait qu’elles continuaient – les femmes ont l’impression qu’elles n’ont pas d’autre choix que de supporter ces agressions, parce que quitter son emploi n’est pas une option. La réalité du dit contrecoup est très concrète.
J’ai été surprise de la rapidité avec laquelle #MeToo a réussi à renverser des gens puissants. Mais ensuite, quand la question des politiciens a surgi – en particulier Al Franken [sénateur démocrate du Minnesota], mais aussi d’autres qui étaient accusés ou sur le point de l’être – c’est à ce moment-là qu’une série d’articles ont été publiés disant que c’était peut-être « allé trop loin ». Autrement dit, qu’une panique parcourait la société et pouvait avoir des répercussions dans sa totalité et donc de mettre en question la liberté sexuelle. C’était donc juste horrible !
Je ne pense pas que ce timing soit une coïncidence. Je pense qu’il y avait de la panique, mais cette panique était ressentie par les gens qui dirigent ce pays, qui pensaient que cela pouvait aller trop loin et avoir des conséquences politiques pour les dominants et leur capacité à gouverner comme ils veulent.
On avait l’impression qu’ils voulaient se débarrasser d’un Harvey Weinstein ou d’un PDG ou d’un acteur ici et là, mais quand il s’agissait de savoir comment fonctionnait notre gouvernement, c’est alors qu’ils ont commencé à paniquer et à produire un récit sur le thème « cela va trop loin ».
Tout d’un coup, ils se sont souciés à propos de l’application d’une procédure régulière juridique. Mais ils s’en moquaient quand des hommes noirs étaient injustement accusés d’agression sexuelle, comme les Central Park Five [condamnation, en 1989, sans base de cinq jeunes hommes de couleur noire – âgés de 14 à 16 ans – accusés de viol contre une joggeuse dans Central Park]. Il est clair qu’ils ne se soucient pas de la justice pour les femmes ou des accusations injustes – ils se soucient du maintien de leur ordre politique.
Jen
Si vous considérez le mouvement de libération des femmes dans les années 1960 et 1970, cela a complètement transformé les idées des gens sur les femmes dans la société. Cela s’inscrivait dans le mouvement d’entrée massive des femmes sur le marché du travail. Evidemment, un nombre important de femmes de la classe ouvrière et de femmes de couleur avaient toujours travaillé, mais c’était une transformation significative.
Il y a eu la révolution sexuelle, le droit à l’avortement a été gagné. Il y eut un certain nombre de réformes qui ont créé les conditions pour que des gens pensent que les femmes allaient être égales dans la société.
Mais réfléchissez aux faibles gains en termes d’égalité économique. Nous n’avons pas gagné de subventions pour les crèches ou l’Equal Rights Amendment [proposition d’amendement déposé dans les années 1920 impliquant que la garantie de l’égalité des droits entre les sexes ne puisse être mise en cause à l’échelle fédérale, d’un Etat ou d’une ville. Cet amendement n’a jamais été ratifié, bien que redéposé à nouveau en 1982.
Donc, d’un côté, vous avez l’idée que les femmes peuvent faire et être n’importe quoi, mais la base matérielle pour que les femmes puissent réellement faire ou être quelque chose n’était pas là. Vous pouvez voir cela dans le fait que les industries à prédominance masculine ont l’un des taux de harcèlement sexuel les plus élevés, ce qui est clairement lié au fait d’empêcher les femmes d’occuper ces emplois.
Je pense qu’il y avait aussi un développement parallèle d’un sentiment de libération sexuelle et de liberté issu du mouvement de libération des femmes, moment où le divorce devint monnaie courante et a représenté un réel avantage pour les femmes.
Il y avait plus de liberté dans ce domaine. Mais le droit à l’avortement a été réduit au cours des 30 dernières années et les femmes n’ont pas une véritable autonomie matérielle et économique ou une autonomie corporelle concernant les droits reproductifs. Il en découle une situation où, d’une part, les femmes sont censées être sexuellement libérées et libres, mais en même temps elles ne disposent pas de ce genre de contrôle. C’est essentiel pour comprendre comment fonctionnent le sexisme et la violence sexuelle.
Les gains contradictoires du mouvement des femmes ont créé cette situation. Le message est : « Vous êtes libre, mais tout repose sur vous – c’est votre lutte strictement personnelle. »
Une des choses qui est encourageante à propos de ce moment #MeToo est le sens de la solidarité collective parmi les femmes qui se mettent en avant pour protéger d’autres femmes.
Je pense qu’il y a eu des refoulements de la part de certains libéraux et de certains à gauche qui s’inquiètent d’une panique morale : ne va-t-on plus pouvoir flirter et s’amuser ? Tout d’abord, c’est un manque terrible d’imagination sociétale que les gens ne peuvent envisager d’avoir des relations satisfaisantes qui ne reposent pas sur l’inégalité et la dégradation des femmes.
Les gens ont fait référence à de vieux débats – ce qu’ils appellent le féminisme pro-sexe versus l’idée que tout sexe est intrinsèquement sexiste, renvoyant à la critique féministe radicale.
Mais ce moment soulève une autre idée : on ne peut pas parler de liberté sexuelle, de libération des femmes et de relations mutuellement satisfaisantes, à moins que les femmes n’aient une pleine égalité sociale et économique. C’est une condition pour toutes ces choses.
Le moment #MeToo a donné lieu à une discussion sur les conditions structurelles qui inhibent l’égalité et la libération ainsi que la liberté réelles.
Parce que, comme tu l’as dit, Elizabeth, ils savaient ce que faisaient les gens comme Weinstein depuis des années. La raison pour laquelle ils ont basculé si rapidement n’était pas parce qu’il y avait une panique morale – c’est probablement parce qu’il y avait des dossiers personnels de quelques centimètres d’épaisseur qu’ils savaient pouvoir être mis au jour si ces gars n’avaient pas été largués tout de suite.
Pour les gens qui ont décidé des destitutions, il s’agissait moins d’aller « trop loin » que de faire le ménage – plutôt que de laisser apparaître tout ce qui se trouvait sous le tapis. Les gens au pouvoir étaient au courant, mais la grande majorité d’entre nous n’en connaissions pas l’ampleur.
Elizabeth
Revenons au récit sur la panique morale : Masha Gessen l’a soulevée dans le New Yorker, et on en a parlé auparavant par rapport à Al Franken.
C’était aussi une tentative de renverser le scénario et de dire : « Attendez, y a-t-il des « bons hommes » qui vont tomber à cause du grand nombre de femmes qui s’expriment sur le harcèlement auquel elles sont confrontées chaque jour ? »
Une partie de la force de #MeToo a été de constater à quel point le déferlement était gargantuesque – que tant de femmes se tenaient debout et parlaient de tout, de cas horribles comme Weinstein jusqu’à la difficulté quotidienne d’être au travail et d’être harcelée.
Ce n’est pas encore terminé, évidemment, mais cela a commencé à transformer la façon dont les femmes pensent qu’elles devraient être traitées.
Il existe des moyens légaux prétendument en place. Mais il est très difficile de porter plainte. Vous vous mettez en danger si vous essayez de répondre au harcèlement sexuel. Les statistiques montrent que les femmes préfèrent ne pas le signaler.
Il faut aussi se demander : dans quelle société supposée post-féministe vivons-nous, société dans laquelle ce genre de comportement peut exister ? Et comment cela est relié à l’insertion inégale des femmes dans la société sur tous les plans, depuis les salaires et l’accès aux soins de santé, jusqu’aux soins aux enfants, au logement et à l’éducation.
La question de Ford était bonne – le New York Times ne pouvait pas imaginer comment l’expliquer, mais certains hommes de la classe ouvrière participaient au harcèlement qui, lui, était encouragé du haut en bas chez Ford.
En tant que socialistes, nous avons l’occasion d’expliciter la façon dont le harcèlement sexuel et la violence sont liés aux rôles inégaux des femmes dans la société tandis que #MeToo ébranle l’appréhension générale des gens.
Je voudrais débattre de la façon dont #MeToo s’inscrit dans l’ère Trump. Et aussi ce qui est arrivé avant cela – la colère contre le sexisme qui couvait, mais n’a pas eu le moyen de s’exprimer.
Leia
Une chose qui m’a étonnée, c’est que Trump a gagné les élections un mois après la sortie de l’enregistrement où il se vantait de commettre une agression sexuelle. J’ai réfléchi à ce qui se passe avec les gens depuis l’élection de Trump : le sentiment existe que les gens doivent résister, s’exprimer ; et s’ils ne le font pas, alors rien ne changera.
D’une part, l’élection de Trump a encouragé l’extrême droite, les racistes, les sexistes et ainsi de suite. Et en même temps, elle expose la situation dans ce pays.
C’était vrai avec les protestations qui ont fait que des joueurs connus de football américain mettent le genou à terre lors de l’hymne national pour dénoncer les violences policières racistes [voir à ce sujet les articles publiés sur ce site, entre autres les 2 octobre et 1er novembre 2017, onglet Amérique du Nord], avec le mouvement #MeToo, avec des actions contre la chasse visant les migrants dits illégaux. Beaucoup de thèmes qui ont soulevé des protestations sous Trump existaient déjà sous Obama et même des décennies auparavant. Ils renvoient à des traits structurels du pays.
Mais ces thèmes où souvent il fallait utiliser une loupe pour les saisir sont maintenant mis à nu devant tout le monde. Chacun peut les voir. C’est comme si le roi était nu, sauf que c’est tout le pays qui se trouve dans cette situation.
La colère et la résistance sont dirigées contre Trump, et à juste titre. Mais il y a des personnes dans le Parti démocrate qui veulent contenir cela et juste en parler à propos de Trump. Je pense que ce serait une erreur. Notre travail consiste à regarder au-delà de Trump et à intervenir de telle façon que puisse se construire une résistance plus large.
Je me souviens de Keeanga-Yamahtta Taylor [auteure de Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noir américaine, Ed. Agone, 2017, pour la traduction française ; membre de l’ISO] qui parlait avant l’éclatement de Black Lives Matter qu’il allait bientôt y avoir une rébellion noire dans ce pays à cause du désespoir massif, de l’injustice et de la violence policière quotidienne, avec aucune expression liée à cela dans l’establishment politique dominant.
Vous pouvez établir un parallèle avec le féminisme. Il y a une violence sexuelle quotidienne, une dégradation de la situation et un accroissement de l’exploitation. Les gens ont du mal à s’en sortir. Et il n’y a pas eu de large débat public sur ces conditions.
C’est comme un baril de poudre qui peut exploser à tout moment. Ce fut vrai pour les Marches des femmes (après l’élection de Trump). Ces marches n’étaient pas organisées par les principales organisations féminines, mais par des initiatives de multiples femmes qui ont amené des millions de personnes dans les rues pour une contre-investiture.
Ce sentiment couvait sous la surface si vous vous rappelez les SlutWalks [littéralement « Marche des salopes » initiée en 2011 au Canada] qui ont commencé il y a quelques années. Vous le voyez encore avec #MeToo, et nous pouvons nous attendre à plus. La tâche est d’organiser ce sentiment pour que ce ne soit pas juste un moment, mais que ses processus d’organisation aillent de pair avec la résistance.
Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un sentiment de résistance qui reste dans l’air ; sans mécanismes organisationnels il ne peut y avoir de batailles pour faire avancer sur la durée les revendications.
Jen
Je pense qu’un mouvement de femmes, fondé sur des bases différentes a agi depuis un certain temps pour s’affirmer ; il n’a pas encore réussi à s’affirmer au plan organisationnel, mais vous voyez les graines qu’il a semées.
J’ai eu l’occasion de parler avec des activistes des campus universitaires qui ont été profondément impliqués dans la lutte contre l’agression sexuelle sur les campus, ce qui fut un prélude au mouvement présent. C’était très similaire dans le sens où ces femmes disaient comment elles ont été traitées par les administrations universitaires.
La première étincelle a été Angie Epifano d’Amherst College en 2012, qui a raconté comment et quand elle a été violée sur le campus. Au lieu d’obtenir justice, l’administration l’a mise en relation avec un établissement psychiatrique et elle a été forcée de quitter l’institution.
Quand elle a raconté son histoire, pour la première fois, cela a déclenché une protestation importante sur ce campus, puis il y a eu une vague qui a touché les campus à travers le pays.
La plupart des gens ont entendu parler d’Emma Sulkowicz, de l’Université de Columbia [2012 et dénonciation à la police en 2014], qui portait le matelas sur lequel elle avait été violée, avec des centaines d’étudiants qui l’aidaient et la soutenaient. Une partie de cette action était une journée appelée « Carry that Weight », qui s’est déroulée sur 300 campus à travers le pays et à l’étranger.
Ces femmes ont fait un excellent travail d’organisation, en rejetant certains des récits liés strictement à la criminalisation et en essayant d’articuler une compréhension différente des causes de l’agression sexuelle.
Il y a beaucoup d’exemples spécifiques comme celui-ci, car aucune des structures comme l’Organisation nationale pour les femmes ou NARAL (organisation qui s’oppose aux restrictions diverses portant sur le droit à l’avortement) n’a réussi à prendre en charge les divers aspects liés à ce thème.
Planned Parenthood (planning familial) est menacé d’extinction et cette structure ne peut organiser une marche nationale pour sa propre défense. Quand les bigots anti-choix décident qu’ils veulent encercler leurs cliniques, plutôt que de combattre pour le droit, Planned Parenthood dirige son feu contre les activistes qui veulent défendre les cliniques.
Ils ont plus peur des gens qui redonnent du souffle à des actions militantes que des gens qui les attaquent (y compris avec des armes) parce qu’ils sont tellement habitués à chercher des compromis dans les couloirs du Congrès, ou d’agir seulement dans les tribunaux ou avec la police. Ils veulent s’appuyer sur tous les mécanismes qui ont déjà prouvé leur inefficacité, leur échec.
Leia et moi sommes impliqués dans un groupe qui a pour nom NYC for Abortion Rights (pour le droit à l’avortement), et l’une des premières choses que nous avons entendues lors des réunions était à quel point les femmes en avaient assez d’écrire des lettres au Congrès et n’en pouvaient plus de s’excuser pour un avortement.
Je pense que ce sentiment « j’en ai marre de cela » est très présent, et il n’a pas encore donné lieu à un mouvement actuellement. Mais #MeToo en est l’une des expressions idéologiques. Maintenant, le défi est de saisir la prochaine étape afin de construire ce mouvement.
Ce ne se fera pas du jour au lendemain, et au début ce ne sera pas grand. Mais même de petits réseaux de personnes qui se regrouperont pour défendre une clinique, ou demanderont des comptes aux administrations universitaires concernant un viol et de traiter les victimes avec la dignité qu’elles méritent, tout cela peut constituer le fondement d’un processus différent.
Ce sera difficile au cours des prochaines années, car ce qui a été prévu à l’occasion des Marches des femmes l’an dernier est un congrès à Las Vegas, à l’occasion de l’anniversaire de la Marche pour lancer la plus importante campagne d’inscription sur les listes électorales [pour avoir le droit de vote].
Il y aura un accent mis sur les élections [les élections de mi-mandat se tiendront début novembre 2018], et il sera difficile de garder le cap sur les initiatives que nous prenons. Il sera donc important de revendiquer ce que #MeToo a accompli et de continuer à aller de l’avant.
Le mois dernier, 1500 fanatiques anti-avortement ont encerclé une clinique en Caroline du Nord. Elizabeth, toi et moi avons participé il y a 20 ans à l’Operation Rescue off the street [face à la mobilisation contre le droit à l’avortement, à l’époque de Reagan, une contre-mobilisation d’ampleur a été organisée], mais des initiatives comme celle-ci n’existent pas aujourd’hui. Ce serait formidable si les organisations de femmes les plus importantes s’engageaient dans une telle dynamique. Mais je ne pense pas que nous puissions attendre ou compter dessus. Nous devons initier des groupes de base locaux.
Elizabeth
Quand tu parlais du sentiment « nous en avons assez », je pensais à la campagne « Shout My Abortion » [campagne qui visait à rendre normale l’utilisation du droit à l’avortement] il y a quelques années, qui contrastait tellement avec ce que toutes les forces politiques comme NOW (National Organization for Women] et NARAL disent aux femmes ce qu’elles sont supposées exprimer concernant le droit à l’avortement.
Le droit à l’avortement est mis en veilleuse, lorsque les politiciens parlent de défendre le planning familial, mais les femmes ont parlé de leurs avortements pour dire : « Non, c’est un droit fondamental et nécessaire pour toutes les femmes ». C’était comme si les gens essayaient de faire quelque chose, mais n’avaient pas l’organisation pour le mener à bien.
Il sera important de continuer à construire des organisations indépendantes pour défendre les droits des femmes, y compris le droit à l’avortement, et ne pas les laisser être mis en veilleuse. L’organisation de New York a été vraiment impressionnante. Parfois, les gens peuvent oublier l’impact qu’une organisation restreinte peut avoir sur une couche plus large de personnes.
A l’heure actuelle, de nombreuses militantes sont en train de déterminer quelle sera la prochaine étape. Quels sont les éléments que nous pouvons organiser – y compris le Title IX [amendment voté en 1972 qui interdit toute discrimination sur la base du sexe dans les programmes d’éducation soutenus par l’Etat] sur les campus – en mettant en avant le harcèlement sexuel des femmes sur le lieu de travail ? Quel type de revendications et d’initiatives faut-il envisager ?
Leia
En ce qui concerne les organisations féminines traditionnelles et le Parti démocrate, je pense que c’est un véritable défi. Je crois que nous allons devoir les pousser à agir pour se battre.
Ce fut vrai lors des Marches des femmes. Elles ont été lancées par un groupe d’amies ; elles ont grandi, puis NOW s’est engagée, a mobilisé et a envoyé des bus [à Washington lors de l’élection de Trump]. Ces organisations se sont engagées, mais il a fallu les y contraindre. C’est malheureusement la situation de fait, mais c’est le moment que nous traversons et nous devons trouver plus de modalités d’auto-organiser et faire pression sur ces organisations.
Le groupe Seattle Clinic Defence, qui a été lancé par des socialistes et d’autres activistes, a engagé un dialogue avec NARAL, localement, pour discuter de la façon de défendre les cliniques et de faire face directement à la droite. Nous devons continuer sur cette orientation en sachant que nous ne pouvons pas compter sur ces organisations pour le faire à notre place. Mais si nous pouvons organiser notre camp, nous pouvons les forcer à bouger.
J’ai entendu parler de militantes sur le campus parlant de s’organiser autour du Title IX, qui est sous la menace de l’administration Trump. Il appartiendra aux activistes d’exiger que les administrations universitaires utilisent le Title IX pour protéger les étudiantes, qu’il existe ou non à l’échelle fédérale.
Au Brooklyn College, une coalition de groupes a mené un modeste débat et une marche intitulée « Stand with Survivors » [« aux côtés des victimes »]. Les membres de la Black fraternity ont rejoint l’initiative. Maintenant, ces groupes se sont réunis pour discuter de la façon dont cette coalition nouvellement établie peut continuer à réclamer la justice sur le campus pour les victimes d’agression sexuelle.
Quelque 70 000 ouvrières agricoles ont signé une déclaration en signe de solidarité avec une marche à Hollywood solidaire avec des victimes, mais de ce fait elles ont attiré l’attention sur le harcèlement sexuel vécu par les femmes dans l’agriculture [essentiellement immigrées, légales ou non].
La Coalition of Immokalee Workers, en Floride [organisation reconnue internationalement qui agit dans le domaine des droits sur le lieu de travail contre le traffic d’être humains – situation de semi-esclavage – et contre les violences à l’encontre des travailleuses, en particulier dans le secteur agricole], fait partie d’une campagne qui dénonce de grandes sociétés de fast-foods ; l’une de ses revendications porte sur le harcèlement sexuel dans le secteur agricole. Elle engage des actions ciblant Wendy’s, qui est l’une des entreprises qui refusent toujours de répondre aux revendications des travailleurs et travailleuses. Cela pourrait attirer l’attention sur l’entrecroisement entre l’exploitation et la violence sexuelle au travail.
La question syndicale est très sérieuse, car il y a des organisations sur lesquelles nous devons faire pression pour qu’elles se battent à nos côtés. En examinant la situation des femmes à Ford, il est tout simplement terrifiant de découvrir que l’UAW (United Auto Workers] était complice d’une partie du harcèlement sexuel dans cette usine.
Nous devons reconstruire un nouveau type de syndicat qui relie la lutte économique aux questions de droits et de dignité au travail, et qui considère la lutte contre l’agression sexuelle comme liée aux droits économiques au travail. Cela semble être ce que la Coalition of Immokalee Workers fait en Floride, et cela pourrait être un modèle.
La Fédération des enseignantes et des enseignants unis, dont je suis membre, lance une campagne sur le congé parental, revendication pour laquelle se bat depuis longtemps le regroupement du Mouvement de base des éducateurs et éducatrices. Une femme a réuni 50 000 signatures demandant à l’UFT (United Federation of Teatchers] de se battre pour le congé parental. Suite à cette pétition, l’UFT a dû le faire.
Encore une fois, nous avons cet exemple d’être obligé de pousser ce type d’organisations à engager une lutte. Mais quand elles le font, elles disposent d’un certain pouvoir.
Jen
Je suis d’accord avec le Title IX – il y a un gros combat en ce moment et beaucoup de confusion à ce sujet. Donc, en plus de ce que dit Leia, nous devrions avoir des discussions et des débats sur le Title IX dans les universités.
Nous devons également dénoncer les arguments de la droite qui attaque le Title IX. Par exemple, les frères Koch [milliardaires du pétrole qui ont financé la campagne de Trump] financent cette attaque, car c’est le groupe de droite dure qui la mène, l’American Council of Trustees et Alumni [organisation favorable à la privatisation de l’enseignement et ultralibérale].
L’importance du Title IX est d’élargir les possibilités d’action pour les victimes et d’affirmer que le viol et l’agression sexuelle ne sont pas seulement des infractions criminelles, mais des atteintes aux droits civils, parce qu’ils entravent le droit de la femme à poursuivre ses études à un niveau égal.
Il s’agit de responsabiliser les administrations et les institutions pour que les femmes puissent achever leurs études, financer des centres d’aide aux victimes de viol et des juristes qui n’ont pas d’intérêts biaisés, et, dès lors, de ne pas avoir recours à la police pour obtenir ces protections sur les campus.
C’est une orientation très radicale pour le mouvement qui implique de ne pas aborder le viol et l’agression sexuelle sous l’angle étroit de la seule criminalisation.
Une chose à propos des travailleuses d’Immokalee : ils disent que les plaintes pour agression sexuelle ont diminué de 80% dans exploitations agricoles où existent des contrats de travail.
Ce qui est intéressant à propos de leur campagne, c’est qu’ils ont des normes qui impliquent de rendre responsables les propriétaires, à quoi s’ajoute une éducation dans le syndicat afin que tous les travailleurs – hommes et femmes – comprennent le sens et le prix qu’a le harcèlement sexuel. L’ensemble des personnes organisées est partie prenante. Dès lors, c’est une question pour tous les travailleurs, y compris dans l’industrie, au même titre que les salaires ou d’autres problèmes.
En ce qui concerne les syndicats et l’action sur les lieux de travail, je pense qu’il est très important de commencer modestement, et le rôle des socialistes et des militants syndicaux dans ces circonstances est vraiment important.
Si vous travaillez là où existe un syndicat, vous pouvez convoquer une réunion à l’heure du déjeuner sur le harcèlement sexuel sur le lieu de travail et amener les gens à parler de leurs problèmes – en d’autres termes, fournir une occasion pour rendre compte de cette expérience répandue dans la vie réelle.
Vous pouvez imaginer des situations où les gens s’entendent pour dire que lorsqu’ils ont une plainte pour harcèlement sexuel, qu’ils aient un syndicat ou non, un groupe de collègues portera plainte afin que ce ne soit pas une seule femme qui doive le faire.
Vous pouvez imaginer des pétitions exigeant que les bureaux des RH publient des statistiques sur le nombre de plaintes pour harcèlement sexuel qu’ils reçoivent chaque année. L’une des exigences du Title IX est que les campus doivent divulguer combien de viols ont été signalés chaque année – imaginez si vous aviez cela sur les lieux de travail. Cela permettrait de disposer d’un moyen pour que la responsabilité effective de ces actes soit prise en compte.
Ce sont de petites étapes pour organiser des collègues et commencer à avoir des discussions, et cela peut prendre six mois ou un an avant que des actions aient lieu. Mais je pense que c’est une partie du processus de reconstruction d’un mouvement ouvrier dans ce pays.
Enfin, le Congrès vient de couper le financement pour les crèches. La question de la pauvreté et de l’aide apportée aux pauvres est importante, car la moitié des familles pauvres sont à la charge de femmes – il y a là une caractéristique centrale de l’oppression des femmes.
Ce sont des choses qui peuvent ne pas être appréhendées immédiatement comme partie prenante du mouvement #MeToo, mais qui font partie intégrante de la création de conditions dans lesquelles les femmes seraient moins vulnérables face aux abus.