Le texte qui suit est la traduction de l’entretien réalisé par la journaliste anarchiste argentine Diana Cordero et paru en langue espagnole sur le site anticapitaliste pluraliste Kaosenlared [1] sous le titre « ¿Y si el capitalismo se alimentara en parte de nuestra creencia sobre su fuerza ? » (« Et si le capitalisme tirait une partie de sa force de nos croyances dans sa force ? ») le 15 octobre 2017 [2]. J’ai rencontré Diana Cordero en août 2017 alors que j’étais invité à l’Université de Buenos Aires pour animer un séminaire doctoral de sociologie sur la critique sociale et faire diverses interventions publiques.
Kaosenlared : En tant qu’universitaire, sociologue et maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon, comment vois-tu l’engagement social des intellectuels ?
Philippe Corcuff : J’ai été militant dans une organisation politique à partir de 16 ans au lycée, et j’ai même fait ma première grève à 13 ans au collège. J’ai donc été militant bien avant d’être universitaire. J’ai donc environ quarante ans d’expérience militante et trente ans d’implication dans la recherche universitaire, depuis mon inscription en thèse de sociologie en 1985, basée sur l’ethnographie d’un syndicat local de cheminots.
Á partir de cette double casquette, je pense les rapports entre mon travail universitaire et mes engagements politiques sur la base d’une autonomie des deux pôles (travail intellectuel/engagements), avec des intersections et des interactions entre les deux. Mes engagements sociaux ne doivent pas dépendre complètement de mes centres d’intérêt intellectuels, et encore moins de mon statut académique. Ce qui fait que dans toute une série de circonstances je suis un militant ordinaire comme un autre, avec des tâches ordinaires. Inversement, mes recherches ne doivent pas dépendre uniquement de mes engagements. Par contre, il y a des zones hybrides où je suis amené à transférer des savoirs académiques dans des réflexions militantes et, à l’inverse, où des expériences militantes m’aident à déplacer des routines académiques.
Dans les rapports entre intellectuels professionnels et militants, il faut tenter d’échapper aux travers des « modèles » antérieurs, comme celui de l’intellectuel qui apporte la vérité de l’extérieur aux masses « aliénées » dans une certaine vulgate léniniste, ou celui de l’intellectuel marxiste pour lequel tout est intégré dans un grand tout cohérent (le parti, le programme, la philosophie et la science), sans tenir compte de la polyphonie des individus et de la vie en général, comme des tensions qui les traversent, ou encore celui de l’instrumentalisation militante des savoirs universitaires sans égard pour les critères proprement intellectuels de rigueur et de nuance.
Il apparaît important pour moi de mettre en tension deux éthiques : une éthique de l’action militante et une éthique du travail intellectuel. C’est une tentative de réponse à ceux qui pensent, du côté académique, que tout engagement est une menace pour la rigueur intellectuelle comme à ceux qui pensent, du côté militant, que toute position académique est une menace de pouvoir intellectuel sur les mouvements sociaux. Il faut reconnaître que les deux types de menaces ont existé historiquement. Il n’y a pas alors de solution magique en dehors de la pratique, une pratique qui assume la mise en tension de logiques différentes – au sens où l’un des pionniers de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, parlait d’« équilibration des contraires » - et pas l’illusionnisme d’inspiration hégélienne d’un dépassement définitif des contradictions dans une forme d’harmonie.
Kaosenlared : Comment tu en es venu à militer dans une organisation libertaire comme la Fédération Anarchiste française ?
J’ai commencé à militer en 1976 au Mouvement de la Jeunesse Socialiste et en 1977 au Parti Socialiste, c’est-à-dire dans le pôle social-démocrate du mouvement ouvrier qui connaissait une renaissance dans le sillage de mai 1968 avec un discours anticapitaliste. J’y ai milité dans un courant de gauche, marxisant et autogestionnaire. Une des figures importantes pour moi depuis mes débuts militants a été Rosa Luxemburg. Nous avions d’ailleurs appelé notre groupe du Mouvement de la Jeunesse Socialiste dans mon lycée à Bordeaux, le groupe Rosa Luxemburg ! J’ai quitté le PS en 1992 quand tout espoir de changement intérieur est devenu caduc, alors que j’avais combattu en interne le tournant néolibéral de la politique du président « socialiste » François Mitterrand dès 1983. La social-démocratie n’était même plus « réformiste », au sens d’incarner un voie parlementaire et progressive de sortie du capitalisme, mais participait à la contre-révolution néolibérale démembrant l’État social, qu’avait symbolisé la social-démocratie européenne aux lendemains de la seconde guerre mondiale. J’ai alors eu un parcours militant inverse à beaucoup de ceux de ma génération et de la génération 68 précédente dans les milieux intellectuels, c’est-à-dire que j’ai été conduit de plus en plus à gauche. Prenant conscience des enjeux écologiques, j’ai milité un temps chez les Verts, puis sans être marxiste, j’ai rejoint par pragmatisme une organisation de filiation trotskyste, la Ligue Communiste Révolutionnaire, puis j’ai participé à la création, à partir de la LCR, du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Je n’étais plus « marxiste » à proprement parler depuis ma rencontre avec le sociologue Pierre Bourdieu au milieu des années 1980, mais Marx restait important pour moi comme un des fils importants de la critique sociale. Cependant à l’époque (en 1998) la LCR était bien insérée dans les mouvements sociaux dynamiques et cherchait à dépasser ses origines trotskystes dans quelque chose de plus large et de pluraliste, incluant des sensibilités libertaires. Je suis devenu aussi l’ami d’une des principales figures intellectuelles de la LCR, Daniel Bensaïd. Hors de la grande humanité de Daniel qui, malade du SIDA, était souvent proche de basculer dans la mort, et qui en avait tiré une merveilleuse sagesse sensible, ce ne sont pas les aspects trotskystes qui m’ont intéressé chez lui, mais ses explorations hérétiques, comme dans la philosophie mélancolique de l’histoire, entre marxisme et judaïsme, de Walter Benjamin. C’est à cette époque que les références anarchistes ont commencé à prendre plus d’importance chez moi.
Cependant la création du NPA en 2009 a débouché sur un échec, le parti étant écartelé entre un pôle électoraliste, d’intégration dans les institutions des régimes représentatifs professionnalisés contemporains, et un pôle de gauchisme identitaire, sans souci d’effets sur la réalité. Je l’ai quitté en février 2013 pour rejoindre la Fédération Anarchiste, plus particulièrement son groupe Gard-Vaucluse. J’ai aussi milité depuis la fin des années 1990 dans le mouvement altermondialiste, et je suis toujours membre du Conseil Scientifique d’Attac France.
Mon parcours n’est donc pas typiquement anarchiste ! J’ai connu pratiquement les limites de la version gauche de la social-démocratie, de l’institutionnalisation politicienne de l’écologie politique et de la gauche radicale issue du trotskysme. On peut dire que c’est le pragmatisme qui m’a conduit vers l’anarchisme, c’est-à-dire l’évaluation raisonnée des limites de mes engagements antérieurs. Cette évolution pragmatique vers l’anarchisme m’a alors conduit à privilégier un anarchisme pragmatique, dont j’ai développé des pistes, au carrefour de penseurs classiques (comme Proudhon, Marx, Bakounine ou Rosa Luxemburg) et de penseurs contemporains (comme Emmanuel Levinas, Michel Foucault, Pierre Bourdieu ou John Holloway), dans un livre publié aux Editions du Monde libertaire en 2015 : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte.
Kaosenlared : Á partir de cette expérience et de ces réflexions, en quoi il y a pour toi une actualité de l’anarchisme aujourd’hui ?
Tout d’abord, il y a un impensé des logiques dites « réformistes » et « révolutionnaires » classiques mises en œuvre au XXe siècle par rapport auquel les libertaires ont développé historiquement une lucidité particulière : les formes variées de concentration du pouvoir du côté des groupes se réclamant de l’émancipation. Cela a pu contribuer à produire des formes soft d’oligarchie via les logiques parlementaire du côté des social-démocraties - ce que Cornelius Castoriadis appelait des « oligarchies libérales » fort éloignées des idéaux démocratiques radicaux – comme des formes hard, totalitaires, avec les diverses variantes de stalinisme. Si les courants sociaux-démocrates et léninistes-staliniens (avec des discontinuités entre la pente autoritaire du léninisme et la dérive totalitaire du stalinisme) du mouvement ouvrier se sont longtemps réclamés formellement de l’auto-émancipation – selon la formule des statuts de la Première Internationale rédigée par Marx et approuvée par les libertaires : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » - ils l’ont abandonné pratiquement en cours de route. C’est ce que continuent à faire nombre de courants de la gauche radicale européenne aujourd’hui. On passe subrepticement du verbe pronominal s’émanciper – au sens de l’auto-émancipation – au verbe transitif émanciper par, par d’autres, par une nouvelle tutelle. Les courants anarchistes ont été ceux qui se sont affrontés le plus clairement et continûment – mais pas les seuls, songeons aussi au luxemburgisme et au conseillisme - à cette dérive tutélaire dans la conception de l’émancipation. Á un moment où les deux pôles qui ont dominé le mouvement ouvrier au XXe siècle – social-démocrate et communiste – sont souvent délégitimés, il y a justement une actualité particulière de l’option libertaire.
Par ailleurs, avec la reconnaissance plus forte de la diversité des modes de domination (de classe, de genre, raciale, hétérosexiste, productiviste, etc.) comme des mouvements sociaux qui les combattent, le pluralisme libertaire révèle aussi une actualité. La pluralité concerne tout à la fois la critique du réel socio-historique (travaillé par une pluralité de logiques oppressives, mais aussi par des formes de sociabilité qui ne sont pas réductibles à la domination), les mouvements sociaux et le projet alternatif de société. On ne peut plus alors admettre la thématique marxiste de « la détermination en dernière instance » (de l’ensemble des rapports sociaux par la contradiction capital/travail), ni ses conséquences politiques, avec une hiérarchisation des luttes considérées a priori comme « principales » ou « secondaires ». Les convergences entre les différents sites de lutte sont à travailler par les acteurs eux-mêmes et non en suivant une architecture théorique, supposée « objective », du « principal » et du « secondaire ». Cette architecture théorique, comme celle de « la dernière instance », impose une sorte de transcendance aux luttes, transcendance supposée être incarnée par Le Parti ; prétention à la transcendance qui constitue en quelque sorte une réfraction de l’étatisme dans les mouvements émancipateurs. Je ne pense pas, pour autant, qu’il faille se laisser aller à une pure immanence des situations, dans une dynamique pariant principalement sur la spontanéité. Il faut aussi une mémoire critique née des expériences passées, dans leur négatif et leur positif, comme des repères stabilisés pour s’orienter (ne serait que, au minimum, les notions d’émancipation et d’auto-émancipation, la valeur du pluralisme ou le caractère souhaitable des convergences des combats contre les diverses dominations). C’est pourquoi je préfère parler d’immanence à boussole.
Enfin, dernière grand actualité de l’anarchisme : la question de l’individualité. Dans les sociétés individualistes-capitalistes contemporaines, le souci de sa propre individualité a pris beaucoup plus de place. Les individus sont davantage « individualisés », selon l’analyse du sociologue Norbert Elias. Dans notre cadre capitaliste-marchand, cela provoque à un niveau intime des frustrations, des souffrances et des distorsions diverses. La phase néolibérale et néomanagériale du capitalisme a accentué les problèmes dans la mise en concurrence généralisée des individus. Se brancher sur les aspirations et les blessures des individualités contemporaines devrait constituer alors un des axes centraux de l’action anticapitaliste. Cependant, les courants dominants du mouvement ouvrier ont fait prédominer au XXe siècle – le XIXe siècle ayant été beaucoup plus ouvert de ce point de vue – ce que j’appelle un « logiciel collectiviste », c’est-à-dire schématiquement l’idée selon laquelle la gauche serait du côté du collectif et la droite et le capitalisme seraient du côté de l’individuel. Or, souvent les anarchistes ont échappé à cette tendance, en mettant en rapport individualité et solidarité, d’où leur actualité sur ce plan. Certes, les courants communistes libertaires, sous l’influence des marxistes, ont pu parfois être conduits à trop marginaliser la question de l’individualité, et les courants ultra-individualistes se réclamant de Max Stirner ont pu oublier l’importance de la solidarité. Mais le cœur des courants anarchistes me semble souvent avoir été plutôt en quête, avec des hésitations et des tâtonnements, d’une relation entre individualité et solidarité, autour de ce que je nomme aujourd’hui un individualisme associatif et solidaire.
Pour mieux mettre en rapport les ressources libertaires et les enjeux autour de l’individualité dans la période, j’ai proposé la notion, puisant dans Marx, dans Proudhon et dans les sciences sociales contemporaines, de contradiction capital/individualité. Comment formuler cette contradiction du capitalisme ? Le capitalisme contribuerait à nourrir l’individualisme contemporain. Pourtant, stimulant les désirs d’épanouissement personnel, il limiterait et tronquerait au final les individualités par la marchandisation et la spécialisation du travail. Il ferait naître des aspirations à la réalisation de soi et à la reconnaissance personnelle qu’il pourrait peu satisfaire dans le cadre de sa dynamique de profit. Les blessures de l’intimité deviendraient (comme les salariés dans la contradiction capital/travail, selon la formule du Manifeste communiste de Marx et Engels de 1848) des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme. Cette contradiction capital/individualité se trouverait exacerbée dans le cas du néocapitalisme, car l’individu y est encore davantage mis en avant. L’individualisme associatif et solidaire, comme réponse libertaire à cette contradiction, doit alors être opposé à l’individualisme concurrentiel du néolibéralisme économique. Or, le « logiciel collectiviste » tend à dénoncer tout individualisme et s’avère alors incapable de politiser ces sources potentielles d’anticapitalisme dans l’intimité.
Kaosenlared : La politique professionnelle étant devenue dominante partout, crois-tu qu’il y a encore un avenir pour l’action politique alternative ? Et doit-on la définir principalement comme « non institutionnelle » ou même « anti-institutionnelle » ?
La politique professionnelle s’est généralisée dans le monde et s’est approfondie là où elle existait déjà, et elle a étendu ses séductions prétendument « réalistes » et « pragmatiques » à de larges secteurs des gauches radicales. Mais la critique de la politique professionnelle, et des limites des institutions représentatives, dont les politiciens professionnels occupent les places dominantes, s’est aussi étendue. Pour transformer le réel, il faut tout à la fois être conscient du poids des institutions représentatives professionnalisées et de leurs fragilités, de l’évidence acquise et des formes de délégitimation, plus ou moins partielles, qui les affecte, dans une ambivalence donc. Je parle pour les régimes politiques actuels de régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques, et pas de démocraties représentatives. Or, il y a une contradiction structurelle dans ces régimes : entre la pente oligarchique de la représentation et de la professionnalisation et les idéaux démocratiques. Cette contradiction structurelle constitue un levier pour les mouvements émancipateurs. Mais cela suppose de ne pas réduire ces idéaux à des « manipulations », à de « la propagande » ou à de « l’aliénation » par les milieux dominants. Il faudrait plutôt, d’une part, prendre au sérieux le sens que les citoyens ordinaires peuvent donner à ces idéaux et, d’autre part, prend au mot les dominants sur leurs prétentions démocratiques. Cette contradiction structurelle a d’ailleurs particulièrement été habitée dans la dernière période par des mouvements sociaux : mouvement altermondialiste, mouvement pour la justice climatique, mouvements variés des places, luttes anti-corruption, expériences de démocratie locale et au-delà une variété d’expériences alternatives (dans la production, la consommation, l’habitat, l’école, etc.).
Les expressions « action politique non institutionnelle » ou « anti-institutionnelle » sont, par ailleurs, à remettre en cause. Car elles tendent à alimenter les préjugés selon lesquels les tenants radicaux de l’émancipation, dont les libertaires, sont opposés aux institutions, et donc du côté du désordre et de la désorganisation. Et si on partage ces préjugés, on peut être tenté de choisir « pragmatiquement » la gauche radicale participant aux institutions dominantes, tout en trouvant les anarchistes « sympathiques ». Á l’inverse de cette tentation, je défends un anarchisme pragmatique et institutionnaliste, moins sympathique et davantage dans le réel.
Pragmatique, au sens où il s’agit d’avoir des effets émancipateurs, individuels et collectifs, sur le réel, comme les anarchistes classiques (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Durruti, etc.). Cela suppose de rompre avec un anarchisme identitaire, qui a tacitement abandonné l’idée de peser sur le réel, en admettant implicitement sa marginalisation sociale, et qui se contente alors d’afficher des postures anarchistes alimentant des identités individuelles et collectives de « rebelles ». En noir plus précisément !
Institutionnaliste, car comme il s’agit de rompre avec les institutions dominantes, travaillées par des rapports de domination et notamment un verticalisme représentatif, au profit de nouvelles institutions. Comme le rappelle dans ses derniers travaux le sociologue Luc Boltanski (qui a évolué comme moi ces dernières années vers des thèmes anarchistes), nous avons besoin d’institutions en un sens sémantique, c’est-à-dire fournissant des repères partagés et révisables en cours de route pour s’orienter dans les zones communes des sociétés humaines. D’autre part, les travaux du sociologue Robert Castel ont montré que les progrès de l’autonomie individuelle moderne ont supposé des « supports sociaux » : les institutions de solidarité (sécurité sociale, systèmes de retraites, etc.) qui, malgré leur bureaucratisation et leurs limites, ont constitué des appuis à la construction d’une vie plus autonome malgré les aléas de la maladie, de la vieillesse ou du chômage. Ce sont d’ailleurs ces institutions de solidarité qui sont attaquées actuellement par le néolibéralisme économique, et donc aussi les quelques acquis de l’autonomie individuelle. Bref pour Castel, contrairement à la vision libérale et néolibérale ou à celle d’un Stirner, l’autonomie des personnes n’est pas une donnée naturelle, mais le résultat d’un processus socio-historique réversible.
Ainsi on aurait besoin, dans cette double acception (Boltanski/Castel), d’institutions, mais pas nécessairement d’État, au sens de la tendance étatiste à intégrer l’ensemble des institutions autour d’un seul axe vertical, hiérarchique. Pour ce faire, les institutions ne devraient pas être raccordées à un axe vertical unique, mais développer des relations horizontales et verticales variées et variables. Ces institutions ne rompraient pas avec toute logique représentative. Il continuerait à y avoir des formes de délégation, car tout le monde ne souhaite pas s’occuper de tout à tout moment. Mais cela suppose des formes de verticalité temporaires et sous contrôle des rapports horizontaux. Les discours à tonalité gauchiste qui se focalisent sur la seule « démocratie directe » et sur le « tout horizontal » passent à côté des complications de cet antiétatisme institutionnaliste.
Si les anarchistes veulent constituer une alternative aux impasses des voies dites « réformistes » et « révolutionnaires » dominantes du XXe siècle, et ne plus se complaire dans des marges identitaires avec peu d’effets sur le réel, ils devraient peut-être nourrir davantage un imaginaire institutionnaliste alternatif au capitalisme et à l’étatisme plutôt que se définir comme « non institutionnels » ou « anti-institutionnels ».
Kaosenlared : Devant l’échec justement des voies dites « réformistes » et dites « révolutionnaires » pour sortir du capitalisme, des mouvements de refus de la classe politique se sont développés ces derniers années, mais ils tendent à être récupérés par de supposés « nouveaux » partis qui relance un illusionnisme quant à des changements radicaux par et dans les institutions dominantes. Comment les forces réellement radicales, et en particulier libertaires, peuvent-elles s’opposer à cette tendance récente ?
Effectivement, le cas de Podemos dans l’État espagnol et, plus récemment, celui de la France insoumise en France apparaissent réinsérer dans le circuit des institutions représentatives et professionnelles dominantes les aspirations démocratiques radicales. La radicalité démocratique dans les mouvements sociaux des dernières années et dans les déceptions vis-à-vis des logiques politiciennes classiques pourrait donc être domestiquée. Les théorisations inspirées de la pensée politique d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe sur un « populisme de gauche » viennent donner un habillage et une légitimité intellectuelle à la valorisation du leader dans « la construction du peuple ».
Il y a un vrai paradoxe ici dans le retournement de la critique de la représentation politique professionnalisée en son contraire dans un marketing du « nouveau ». J’ai même observé que c’est parfois des tenants de discours gauchistes scandant « démocratie directe, démocratie directe ! » qui sont tombés ensuite sous la coupe de leaders dans une logique électoraliste. La sociologie contemporaine nous apprend que les individus sont pluriels, et on n’a pas besoin de passer par les dénonciations courantes dans les milieux militants de « la trahison » ou de « l’aliénation ». Il y a des tensions à prendre au sérieux et qui traversent plus ou moins nos vies en fonction des périodes et des situations, comme entre aspirations démocratiques et efficacité ou entre refus de la délégation et besoin de la délégation (ne serait-ce que pour s’occuper des territoires de sa vie personnelle en n’étant pas concentré sur les activités communes tout le temps).
Le cas espagnol et le cas français ont des différences. Dans l’État espagnol, il y a eu le vaste mouvement des places du 15-M, appelé indignados en France, et il y a encore des formes d’auto-organisation populaire dans son sillage ; et des passages demeurent avec Podemos. Par ailleurs, il y a la présence dans Podemos d’un courant de gauche radicale, tendu entre léninisme et autogestion, avec Anticapitalistas, l’équivalent de la LCR-NPA en France. Bref le cas espagnol est plus composite et révèle (encore ?) quelques contradictions, mais la pente dominante semble bien être celle de l’institutionnalisation politicienne classique autour du leader charismatique Pablo Iglesias. Le livre que les dirigeants de Podemos ont consacré à l’intéressante série télévisée américaine Game of Thrones est ainsi affligeant quant à pauvreté politicienne de leur imaginaire politique focalisé sur la conquête du pouvoir par des représentants au nom du « peuple » [3]. C’est plus fermé encore du côté français, car on n’a pas d’expérience massive d’auto-organisation, hors le fragile et éphémère Nuit debout, et le « nouveau » mouvement de la France insoumise a été constitué par son leader, Jean-Luc Mélenchon (un des plus anciens professionnels de la politique à gauche, issu des milieux dirigeants du PS et qui a été ministre !), sur internet pour sa campagne à l’élection présidentielle.
Les courants radicaux et libertaires ont aussi une responsabilité dans cette dynamique de récupération politicienne des aspirations radicalement démocratiques, car ils n’ont pas su incarner une alternative par rapport à cette captation. Et se contenter de crier « Trahison ! Trahison ! », outre que c’est une analyse souvent erronée de la complication des processus, ne permet guère de peser sur le réel, mais seulement d’astiquer dérisoirement nos identités de « rebelles ». La nécessaire critique de ces captations politiciennes ne peut se passer d’un redéploiement d’un imaginaire institutionnaliste alternatif en positif. Et la critique elle-même de Podemos et de la France insoumise doit se faire davantage pragmatique, en montrant leurs impasses du point de vue de l’expérience et non pas seulement d’idéaux qui seraient « trahis ».
Kaosenlared : Quels seraient les problèmes urgents à défricher intellectuellement dans la perspective d’un tel anarchisme pragmatique ?
Dans la nécessaire réactualisation de la pensée libertaire en fonction des enjeux et des expériences contemporaines, il y a bien des réaménagements significatifs à opérer afin de débloquer des automatismes intellectuels qui freinent la réinvention d’un anarchisme pragmatique. Je ne prendrai qu’un exemple : la tendance gauchiste à mettre le plus positif du côté de l’effervescence sociale (surgissement d’un mouvement social, insurrection, événement révolutionnaire, etc.) et le plus négatif du côté de la durée institutionnelle. On en trouve différentes variantes dans l’histoire des idées contemporaines : la valorisation du « groupe en fusion » vis-à-vis du « pratico-inerte » chez Jean-Paul Sartre dans la Critique de la raison dialectique (1960) ou, plus récemment, le privilège donné au « constituant » (l’invention créatrice) vis-à-vis du « constitué » (l’institutionnalisation) chez Antonio Negri et Michael Hardt ou, plus gauchiste, le refus même du « constitué » au profit du seul « constituant » dans le livre Á nos amis (2014) du Comité invisible insurrectionnaliste français. D’un point de vue analogique, c’est comme si on faisait des moments passionnels le seul axe désirable des polyphonies de l’amour, en dévalorisant a priori les autres modalités des liaisons et des intensités amoureuses, amicales, familiales ou passagères pour les ravaler au rang de routines appauvrissantes. Á cette survalorisation du moment passionnel peut s’ajouter une proximité viriliste avec le coït masculin : à l’érection instituante succéderait la débandade de l’institutionnalisation. Ou dans une métaphore d’inspiration religieuse, cette fois, à l’intensité des moments de « grâce » succèderait « la chute » dans « le péché » du « pratico-inerte » ! On trouve chez un penseur radical de la démocratie, Cornelius Castoriadis, une vue plus dialectique et intéressante des rapports entre l’instituant et l’institué :
« La société instituée ne s’oppose pas à la société instituante comme un produit mort à une activité qui l’a fait naître ; elle représente la fixité/stabilité relative et transitoire des formes-figures dans et par lesquelles seulement l’imaginaire radical peut être et se faire être comme social-historique. » [4]
Kaosenlared : Les mouvements anticapitalistes insistent souvent sur la force du capitalisme. A l’inverse, tu as mis l’accent dans un séminaire international zapatiste de mai 2015 consacré à « El pensamiento crítico frente a la hidra capitalista » [« La pensée critique face à l’hydre capitaliste »] sur les fragilités du capitalisme [5]. Tu pourrais expliciter ce paradoxe ?
Certes, cela fait deux siècles que des mouvements sociaux et politiques sont nés dans la perspective d’une destruction du capitalisme, et ces tentatives ont au bout du compte échoué. Le capitalisme est toujours là, même plus fort, forme socio-économique mondialement dominante. Et, bien que présenté « en crise », il apparaît encore davantage arrogant. C’est vrai que les capacités historiques de métamorphoses du capitalisme et sa plasticité apparaissent étonnantes. Il arrive même à se nourrir de ses critiques. C’est ce qu’ont bien montré à propos de la France les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur ouvrage de 1999 Le nouvel esprit du capitalisme : le néomanagement des années 1990 a intégré des éléments de la contestation soixante-huitarde du capitalisme, mais dans un sens inverse à cette contestation, pour relancer et fluidifier sa logique de profit.
Cependant, en insistant sur « la force » du capitalisme, sur ce qui serait sa tendance à « récupérer » toutes les résistances, inexorablement, est-ce que nous ne contribuons pas à donner symboliquement de la puissance au capitalisme que nous combattons ? C’est comme si nous alimentions nous-mêmes en air la baudruche qui grossit devant nous et finit par nous effrayer. Et si le capitalisme tirait une partie de sa force de nos croyances dans sa force ? Ce qui produirait une forme de fascination tétanisante redoublant les contraintes capitalistes réelles sur nos vies et affectant les résistances d’un arrière-goût fataliste. C’est cette piste que j’ai essayé de suivre.
Je suis alors revenu sur la notion de contradictions du capitalisme chez Marx, c’est-à-dire de zones de fragilisation ouvrant des possibilités d’émancipation. Le capitalisme est alors envisagé comme une dynamique non homogène, pas complètement cohérente, percée de trous à partir desquels l’émancipation est possible. J’ai alors exploré quatre grandes contradictions du capitalisme exprimant des fragilités potentielles :
– la contradiction capital/travail, classiquement analysée par les marxistes ;
– la contradiction capital/individualité dont j’ai parlé précédemment ;
– la contradiction capital/nature thématisée par les éco-socialistes ;
– et la contradiction capital/démocratie dont se sont notamment saisis les altermondialistes.
Á ces quatre zones de fragilisation du capitalisme, il faudrait ajouter des modes d’oppression irréductibles au capitalisme, tout en ayant des intersections et des interactions avec lui, comme l’oppression des femmes, l’oppression raciste-postcoloniale ou l’hétérosexisme. Mais ces fragilités sont potentielles tant qu’elles ne sont pas politisées. Pour reprendre le couple puissance/acte du philosophe grec antique Aristote, ces fragilités existent en puissance et pour être actualisées, pour devenir effectives, elles doivent passer par une action politique, et donc aussi un langage politique. Et afin de nourrir une contestation généralisée du capitalisme, il faudrait travailler des convergences entre les combats sur les différents terrains où sont en jeu ces contradictions du capitalisme.
Kaosenlared : Pourtant, bien que le capitalisme se soit avéré être un système qui ne peut se développer qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse, la terre et le travailleur, comme l’écrivait Marx, ce système semble encore avoir l’adhésion des grandes masses. Qu’en penses-tu ?
L’adhésion des grandes masses au capitalisme, à travers le contrôle des esprits par les médias dominants et plus largement « l’aliénation », me semble une mythologie trop présente dans les milieux militants radicaux, qui conforte en même temps leur propre image reluisante de « rebelles » à part. Il me semble que la focalisation militante sur « la propagande médiatique », pour reprendre une expression rendue populaire par Noam Chomsky, constitue une impasse.
Car les analyses critiques les plus stimulantes des médias, comme celle du Britannique Stuart Hall, une des figures initiatrices des cultural studies et marxiste hérétique, prennent le contrepied de cette tentation. Hall a mis au moins deux choses en évidence à propos de la télévision :
1) dans la cadre de la logique capitaliste, il y aurait du jeu dans la production des messages, laissant place à des espaces critiques, à cause d’une relative autonomie professionnelle des différents métiers y participant ;
et 2) le « codage » du message dans la logique des stéréotypes dominants laisse ouvert des écarts avec le « décodage » mis en œuvre par les téléspectateurs.
Sous l’impulsion des cultural studies britanniques, des études de réception de la télévision ont été systématisées à partir du début des années 1980. Les téléspectateurs révélés par ces études de réception tendent à filtrer les messages qu’ils reçoivent (en fonction de leur groupe social d’appartenance, de leur genre, de leur génération, de diverses dimensions de leur parcours de vie, etc.) et manifestent des capacités critiques variables (mais rarement complètement nulles). La « propagande » n’aurait ainsi pas les effets nécessaires et univoques souvent postulés par la critique manichéenne des médias. J’ai moi-même mené une enquête de réception de ce type sur les téléspectatrices et les téléspectateurs français de la série télévisée américaine Ally McBeal.
Dans cette perspective, où « les autres » sont appréhendés de manière élitiste et méprisante comme une masse informe et passive sous le poids des médias, il n’y a plus beaucoup de place pour une émancipation des opprimés par eux-mêmes, pour l’auto-émancipation. Puisque le militant radical serait là pour mettre les bonnes idées à la place des mauvaises dans la tête de gens supposés « aliénés ». Partant, cette critique proprement misérabiliste des médias tend à désarmer la critique sociale de certaines de ses potentialités libératrices, rejoignant, sans s’en rendre compte, l’avant-garde révolutionnaire léniniste d’hier ou les professionnels de la politique d’aujourd’hui dans un rapport tutélaire à la politique, c’est-à-dire un rapport à la politique sous la tutelle d’une élite.
Si l’on revient à la prétendue « adhésion des grandes masses » au capitalisme, je déplacerai l’angle de vue. La grande majorité des personnes dans nos sociétés n’apparaissent pas « adhérer » au capitalisme, mais vivent dedans. Et, plus, elles tendent à fataliser son existence, tout en étant souvent plus ou moins critiques. L’esprit critique ne suffit pas pour défataliser – et il peut même parfois contribuer à fataliser un peu plus comme je l’ai indiqué précédemment -, il faut aussi ouvrir des possibilités autres, des alternatives, qui tracent des chemins non capitalistes ici et maintenant, avec l’appui d’imaginaires alternatifs. Loin des automatismes militants, les sentiers à défricher sont passionnants !