Je converge avec Chantal Mouffe sur au moins trois points, que je juge stratégiquement les plus fondamentaux :
• Il faut casser l’idéologie dominante du consensus qui englue nos sociétés depuis plus de trois décennies et qui, au nom de la « fin de l’Histoire » et du « There Is No Alternative », nous soumet à la triple dictature de la concurrence, de la gouvernance et de l’identité.
• Il faut battre politiquement la logique libérale qui a tétanisé la gauche, de la parenthèse de la « rigueur » au social-libéralisme.
• Il faut remobiliser les catégories populaires afin de leur donner accès à une pleine souveraineté et, pour cela, il faut tenir compte de la crise de la représentation classique et de celle du système partisan.
C’est le projet qu’il porte qui « constitue » le peuple
Voilà qui crée pour nous un socle conséquent de convergence. En même temps, puisque le thème de notre débat est « Penser le populisme », je dirai franchement pourquoi je ne me reconnais pas dans la référence à un « populisme de gauche », que je ne rabats pas pour autant sur les caricatures qui en sont parfois données. J’énoncerai donc la couleur dès le départ. Je récuse le populisme parce que, si les catégories populaires existent concrètement, le peuple n’existe pas : il est à construire politiquement.
Or on ne le construit pas en se référant nominalement à lui, ou en le distinguant de son contraire supposé (« l’élite »), mais en le rassemblant autour du projet qui l’émancipe en même temps qu’il permet à la société tout entière de s’émanciper elle-même. Ce n’est donc pas un hasard à mes yeux si, aux XIXe et XXe siècles, les partis de l’émancipation populaire n’ont pas fixé leur identification principale sur une dénomination sociologique, populaire ou ouvrière, mais sur le projet qu’ils entendaient promouvoir. Ils se sont dits « sociaux-démocrates », « socialistes », « communistes » ; le contenu de leur projet primait sur leur détermination sociale.
Ils avaient de solides raisons pour le faire. Nous savons, les uns et les autres, que si la situation de dominés est la base matérielle de toute conscience subversive, elle n’en définit que la virtualité. Pour passer de la virtualité à la réalité, il faut des médiations. Jadis, Lénine expliquait qu’elle ne pouvait qu’être extérieure et qu’il fallait la concentrer sur un parti de révolutionnaires « professionnels ». La réponse d’alors ne nous suffit plus, mais demeure l’exigence de médiation.
Chantal Mouffe rappelle que les idées ne suffisent pas et suggère à juste raison que la mobilisation populaire suppose des affects pour l’attiser. Elle ajoute que, dans un espace public qui n’est pas consensuel mais agonistique, le stimulant le plus efficace est celui du « eux » et du « nous », à l’intérieur d’un espace non pas « cosmopolitique » mais plutôt « national ». C’est là, et pas sur la nécessité des affects, que je commence à m’écarter de son propos.
La dialectique du « eux » et du « nous » a l’apparence du bon sens : quoi de plus mobilisateur que la conscience du « eux » qui menace l’identification et l’expansion du « nous » que l’expérience a constituée ? Dès l’instant où il y a lutte, il y a adversaire. Chantal Mouffe, pour légitimer son propos, aime utiliser la référence au philosophe allemand Carl Schmidt. Elle sait bien sûr le caractère sulfureux de ce penseur et elle prend le soin de se distinguer de lui, en expliquant que l’antagonisme peut mettre face à face des adversaires justement, et pas des ennemis. Cela ne me suffit pas.
On ne peut certes pas exclure une radicalisation du conflit politique qui finirait par mettre face-à-face des « ennemis » et des « camps ». Mais il faut tout faire pour qu’elle n’advienne pas ; a fortiori, on ne doit pas en annoncer la nécessité. On sait en effet que seule la force du nombre écarte la tentation de la violence désespérée chez les dominés et restreint l’usage de la force par les dominants. Le problème est que l’addition des composantes mobilisables n’est rien sans le liant qui en fait une force cohérente, et pas un simple agrégat numérique.
Suffit-il pour obtenir ce liant que les dominés aient un adversaire commun ? La finance ? Elle ne se voit pas. L’élite ? Ses frontières sont bien floues, selon les cas trop extensives ou trop restrictives. L’adversaire ou l’ennemi, ce peut être le fonctionnaire « privilégié » contre le salarié du privé, le travailleur stable contre le salarié précaire, celui trop pauvre qui ne paie pas d’impôt contre celui guère plus riche qui en paie. L’ennemi le plus commode, c’est en fait plutôt le plus proche : en général il est au-dessous de soi et il ne « nous » ressemble pas. L’ennemi immédiat, c’est « l’autre », surtout quand on nous serine que le temps est à la guerre des civilisations et à la défense de l’identité menacée.
Les pièges du « eux » et « nous »
En elle-même, la pensée de Carl Schmidt n’est pas belligène ; mais elle ne prévient pas contre le risque d’une guerre que les dominés ne peuvent pas gagner. Qu’est-ce donc qui doit unifier le peuple pour son émancipation ? Ni l’adversaire ni l’ennemi. Ni classe contre classe, ni camp contre camp, ni centre contre périphérie, ni bas contre haut, ni peuple contre élites : le cœur de tout antagonisme est dans le heurt des projets de société qui le fonde. Dans les années trente, les catégories populaires à base ouvrière se rassemblèrent, moins par la désignation d’un ennemi que par le risque perçu d’une régression (crise capitaliste et fascisme) et par la possibilité d’une progression (l’avènement d’une République enfin sociale).
C’est là que, pour moi, se trouve une seconde limite du « eux-nous ». Historiquement, il est vrai que la dialectique du « eux » et du « nous » est le premier degré d’affirmation autonome d’un groupe et l’espace ouvrier s’est structuré d’abord autour de l’existence d’un « nous » prolétaire. Mais ce n’est que le premier degré, et il n’est pas évident que, sur cette base, advienne un second degré, plus ambitieux. J’ai toujours été frappé par l’histoire du mouvement ouvrier américain. On a là-bas un groupe social doté d’une autoconscience et d’une combativité exceptionnelles, capable de luttes d’une longueur et d’une dureté que le Vieux Continent n’a pas toujours connues. Et pourtant, ce groupe s’est trouvé doublement subalterne, socialement et politiquement. Pourquoi ? Parce que l’histoire a produit son isolement, a soudé le groupe sur lui-même sans en faire un peuple capable d’incarner le devenir de la société tout entière. L’histoire, cruelle, a fait que le « nous » ouvrier étasunien n’est jamais parvenu aux lisières du « tous ». Ce faisant, il a été cantonné à la marge.
De ce point de vue, l’histoire française fonctionne comme un contre-exemple. Le mouvement ouvrier en France n’a pas ignoré les tentatives de resserrement sur le groupe, au nom d’une pureté de classe qui trace une frontière irréductible entre « eux » et « nous ». Le syndicalisme révolutionnaire a été la plus forte et la plus attirante illustration de cette tentation. Or ce n’est pas cette tradition qui l’a emporté politiquement, mais celle de Jaurès. Jaurès qui respectait profondément le syndicalisme révolutionnaire, qui, à la différence de bien des socialistes – dont les guesdistes – voulait un dialogue constant entre syndicalisme et socialisme. Jaurès, toutefois, qui considérait que l’autonomie ouvrière n’annulait pas la nécessité de disputer le terrain de la gauche (ce que l’on appelait alors le « parti républicain ») aux variantes les moins populaires de ce « parti », en premier lieu au radicalisme. Au fond, Jaurès plaidait pour que le « nous » ouvrier se réalise, non pas dans la distinction prolétarienne, mais dans la promotion d’une émancipation du « tous ». Il faut partir du « nous », certes, mais pour ne surtout pas y rester…
Les ouvriers dispersés du XIXe siècle ont pris peu à peu conscience de leur statut commun d’exploités. Mais ils ne sont devenus une classe qu’en prenant la mesure de leur place (dominée) et de ce qui la produit (un système de répartition inégale des richesses et des rôles). Et, s’ils se sont constitués en mouvement (le mouvement ouvrier), ce fut moins par la désignation d’un adversaire (les patrons) que par la compréhension de la logique – capitaliste - qui produisait la division entre dominants et dominés, entre patrons et ouvriers. C’est dans le rapport à la société tout entière que le groupe social des prolétaires a puisé les ressources de son émancipation, en même temps qu’il a légitimé son rôle auprès de tous les autres groupes. Là est la médiation qui permet de passer des catégories populaires dispersées au peuple souverain.
Je crois donc plus pertinent de dire que l’affect du mouvement critique populaire doit se trouver, non dans l’exaltation d’un « nous » opposé au « eux », mais dans l’activation des valeurs populaires d’égalité-citoyenneté-solidarité, raccordée à un projet global d’émancipation, qui a nécessairement une dimension nationale, mais qui n’est pas « avant tout national ».
Réforme et rupture
C’est à partir de là que je m’écarte de quelques-unes des formulations politiques de Chantal Mouffe. Elle dit volontiers deux choses en même temps : qu’il ne faut plus croire à la possibilité de radicaliser la social-démocratie et qu’il faut néanmoins se fixer l’horizon d’un réformisme radical. Je ne suis pas choqué par cette référence à un réformisme radical qui, dans les oreilles françaises, résonne heureusement avec « l’évolution révolutionnaire » de Jaurès. Mais, là encore, cela ne me suffit pas.
Ce qui manque aujourd’hui à l’élan populaire, c’est un projet cohérent de rupture avec l’ordre-désordre existant. Ce projet doit s’inscrire dans le temps long, il ne procédera sans doute pas des bouleversements brutaux encouragés par les guerres. Il devrait en fait articuler trois registres. Le premier registre relève de ce que l’on appelait naguère le réformisme classique : on utilise les instruments disponibles (par exemple les ressources de la puissance publique) pour les réorienter vers les dépenses socialement utiles. Au fond, on use des règles existantes contre la logique dominante.
Le second registre est plus ambitieux : on commence à redéfinir les règles elles-mêmes, par exemple en restructurant les mécanismes de la banque et du crédit, ou en redéfinissant les critères économiques et sociaux de l’utilité sociale moderne. Là, on est davantage sur le terrain de ce que l’on peut effectivement appeler un réformisme radical. Mais il faut envisager un troisième registre, celui qui consiste à s’appuyer sur le secteur public et sur l’économie sociale et solidaire, pour expérimenter d’autres modes de régulation globale que ceux que l’histoire a cristallisés autour du marché et de l’État. Dans les deux premiers cas, on reste dans l’horizon du « réformisme » ; dans le troisième, autour de la notion de mise en commun, on est sur le terrain de « l’alternative ». Une force populaire radicalement critique ne peut sous-estimer aucun de ces trois registres, qu’elle doit assumer. Mais son objectif doit être de créer les conditions pour que, progressivement, la méthode alternative tende à dominer l’ensemble de la pratique sociale, au détriment de la concurrence et de la norme administrative qui la structurent à ce jour.
Comment y parvenir ? C’est là que je discuterai volontiers la remise en cause radicale du clivage gauche-droite. Le projet de rupture dont je parle peut-il s’imposer aujourd’hui dans toute la société, dans tout le peuple ? Non, car le peuple est divisé et désorienté. Mais il est possible, dès maintenant, de créer un mouvement majoritaire en faveur d’une transformation globale, économique, sociale, culturelle, dans laquelle l’esprit de rupture ne serait plus minoré, comme il l’est depuis le début des années 1980.
Pour ma part, communiste depuis de (trop ?) nombreuses décennies, je ne me suis jamais fixé pour objectif de radicaliser la social-démocratie ; en cela, je regrette sans doute son évolution vers la droite, mais je n’en suis pas déçu. En revanche, je me suis toujours fixé l’objectif de créer un mouvement majoritaire dans lequel le ton ne serait pas donné par l’esprit d’adaptation (propre à la tradition sociale-démocrate), mais par l’esprit de rupture systémique.
Longtemps, j’ai pensé que l’opérateur majeur de cet esprit de rupture, en tout cas en France, se trouvait dans la tradition communiste. C’est pourquoi, longtemps, j’ai lutté pour la refondation du courant communiste, afin qu’il adapte sa pente révolutionnaire au monde tel qu’il est et non pas au monde tel qu’il était. Ce combat a été perdu et, tout en demeurant communiste, j’en ai tiré les conséquences partisanes. Mais reste la question d’une force politique autonome, porteuse de l’exigence d’une rupture globale avec le système dominant. Et je plaide quant à moi pour que cette force nécessairement pluraliste aspire à redevenir majoritaire dans le camp de l’égalité-liberté, ou de « l’égaliberté » comme dit le philosophe Étienne Balibar. Or, historiquement, sur plus de deux siècles, cet espace de l’égaliberté a à voir avec ce que l’on peut appeler la gauche historique.
La droite, la gauche, l’égalité
Il est déjà est arrivé, dans l’histoire contemporaine, que le clivage droite-gauche se soit affaibli, dans l’entre-deux-guerres ou pendant la guerre froide. Mais il a toujours ressurgi et je tends à considérer que c’est une chance. Pourquoi ? Parce que ce qui structure ce clivage, en longue durée, c’est la question de l’égalité : la droite n’y croit pas et n’en veut pas ; la gauche y croit et en rêve. On peut disputer à gauche pour savoir si l’égalité est possible en s’adaptant au système ou s’il faut rompre avec lui pour y parvenir. Mais la polémique de l’égalité est cardinale quand fonctionne la polarité de la droite et de la gauche.
Accepter aujourd’hui la disparition du clivage politique originel présente deux inconvénients majeurs. C’est oublier que toute transformation, partielle ou radicale, repose sur des mouvements majoritaires et que, historiquement, la polarité de la gauche et de la droite est, des deux côtés, la base de leur mobilisation. On peut toujours rêver de gagner des majorités en contournant le clivage, ou en jouant à sa marge et donc au centre ; en réalité, c’est dans les noyaux de mobilisation, au cœur de la gauche et de la droite, que se décident les dynamiques électorales profondes.
J’ajoute que nous sommes à un de ces moments où l’on nous explique, savamment ou plus grossièrement, que le temps de l’égalité est dépassé et que le temps est venu de l’identité. Ce ne serait plus le partage qui serait la base de l’équilibre social, mais la protection des identités. « Être chez soi » serait le summum du bien-vivre et de la liberté. Nous ne devons pas accepter un seul instant ce paradigme : c’est l’inégalité galopante, couplée à l’exacerbation des discriminations, à l’anémie de la citoyenneté et à l’érosion des solidarités, qui est la cause de tous nos maux. C’est elle qu’il faut donc tendre à résorber.
Mais si l’égalité doit rester au cœur des combats populaires, la gauche reste un opérateur majoritaire nécessaire ; une gauche transformée, rééquilibrée, refondée, totalement incompatible avec le social-libéralisme dominant. Une gauche, donc, qui doit aspirer à être populaire, critique, innovante, ce qui l’oblige à tourner franchement le dos à ce que le socialisme nous impose depuis plus de trois décennies, et pas seulement depuis sa dérive hollandaise récente.
Dès lors s’affirme le lien nécessaire entre la constitution du « peuple » comme objet politique et la refondation radicale du clivage droite-gauche. Pour peu que chacun de ses termes soit reprécisé, la trilogie ancienne de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité peut redevenir un principe de rassemblement pour une majorité (pas pour la totalité) des classes populaires. Il n’est pas de politique populaire conséquente qui ne soit de gauche ; à l’inverse, je crains qu’il n’y ait pas de populisme qui ne soit de droite.
La tentation d’un populisme de gauche n’est pas à mes yeux une abomination, elle a de solides arguments, mais je la tiens pour une impasse. Elle se veut combative, mais je redoute qu’elle ne prépare déjà les défaites futures. On ne dispute pas la nation au Front national : on ouvre la souveraineté populaire vers tous les espaces politiques sans distinction. On ne lui dispute pas l’identité collective, nationale ou autre : on plaide pour les libres identifications, pour le libre jeu des appartenances et pour la revalorisation massive de l’égalité, seule base durable du commun. On ne dispute pas le populisme à l’extrême droite : on délégitime son emprise en lui opposant la constitution d’un pôle populaire d’émancipation. C’est ce pôle, populaire et non populiste, c’est ce pôle de la dignité populaire qui doit concentrer tous nos efforts.
Roger Martelli, 19 septembre 2016