« Vil », « scandaleux », « lamentable ». Les membres du camp Sanders n’ont pas eu de mots assez durs, hier après-midi, pour qualifier un communiqué d’Associated Press [1]. La principale agence de presse américaine proclamait en effet, de manière prématurée, avant même les résultats définitifs des votes de ce mardi, la victoire d’Hillary Clinton à l’investiture démocrate.
Et sans doute, l’équipe Clinton pouvait déjà faire valoir le soutien de 1.812 délégués élus, contre 1.521 à Sanders. Mais, pour pouvoir revendiquer la victoire en tenant compte des seuls délégués élus, encore fallait-il avoir déjà atteint le seuil des 2.383 délégués. Dès lors, si Associated Press et, à sa suite, tous les grands médias américains de l’establishment (NBC, CNN, Fox News, etc.) s’étaient empressés de déclarer que le moment était décisif, et la victoire certaine, c’est qu’ils tenaient pour acquis le vote des super-délégués en faveur d’Hillary Clinton. Or, si ces derniers, sans être élus, ont pourtant voix au chapitre du fait de leur position dans l’appareil du Parti démocrate, ils ne se prononceront, en définitive, que lors de la convention démocrate (dans la semaine du 26 juillet).
Un coup d’État médiatique
Il est vrai qu’à ce jour, 525 d’entre eux se sont déjà déclarés en faveur d’Hillary Clinton, contre 39 pour Sanders. Pourtant, le matin même, le sénateur du Vermont venait d’enregistrer un nouveau ralliement de poids : celui de Pat Gotham [2], représentante du comité des femmes du Parti Démocrate, et super-déléguée pour la Caroline du Nord. Surtout, Obama faisait lui-même savoir que, « à ce stade », il n’était pas encore prêt à annoncer son soutien à Hillary Clinton [3].
L’on vit alors l’équipe Clinton, plutôt embarrassée par la dépêche d’AP, et ce qui s’apparentait à un coup, sinon un coup d’État médiatique, tenter de calmer le jeu et la tension à l’approche du vote. Bien sûr, sur son compte Twitter, la candidate se disait flattée de l’annonce d’Associated Press ; mais elle invitait à la prudence ; elle rappelait qu’il lui restait quelques primaires à remporter (et des électeurs à mobiliser).
Prudence, toutefois, de courte durée. Le soir même, une heure et demie avant la clôture des votes en Californie – mais il est vrai que Clinton venait déjà de remporter triomphalement la primaire du New-Jersey, avec 63,8% des suffrages exprimés –, la candidate tenait une réunion à Brooklyn. Terre d’élection pour la sénatrice, mais lieu de naissance, aussi, du sénateur Sanders. Il fallait évidemment y voir une manière d’enterrer la campagne Sanders par KO.
Forte, également, de ce qui s’annonçait comme une victoire massive en Californie, Clinton ne prenait plus la peine de ménager son adversaire. Devant une foule acquise à sa cause, et des médias présentant le moment comme historique, Clinton, impériale et impérieuse, revendiquait le titre de nominée. Oui, elle était bien la première femme de l’histoire des États-Unis à pouvoir prétendre à ce titre. Oui, sa victoire s’inscrivait dans la longue lutte des femmes – et en général des minorités – pour faire valoir leur place dans la société américaine. Oui, l’Amérique était plus forte quand elle était solidaire.
Clinton : une ligne de campagne fragile, une candidate controversée
C’était déjà dessiner les grandes lignes de sa campagne. D’une part, reprenant l’un des slogans de Sanders (« stronger together »), elle faisait droit, mais de manière assez floue, aux demandes des électeurs du sénateur du Vermont (un accès égal à l’université, à la sécurité sociale, la lutte contre l’emprise de Wall Street, etc.). Tout en dressant une ligne de barrage contre Trump. En s’adressant au sens patriotique des électeurs, aussi bien démocrates, indépendants que républicains, Clinton reprenait en effet le thème transversal d’une nation solidaire, indivisible (« One Nation »). C’est-à-dire d’une Amérique moins étroite, médiocre (small), plus inclusive, qu’elle opposait au slogan de Trump (« Great America »), accusé moins de vouloir dresser un mur entre le Mexique et les États-Unis, que de chercher à diviser les américains – et, au fond, d’affaiblir leur grandeur morale.
Cette ligne morale est-elle tenable ? D’une part, la sénatrice de l’état de New York reste toujours menacée d’une audition devant le FBI, en raison d’un usage privé d’e-mails qui eussent dû rester confidentiels alors qu’elle se trouvait à la tête de la diplomatie américaine – et menacée, plus encore, par la sortie, en pleine convention démocrate, d’un documentaire à charge sur l’enrichissement controversé du couple Clinton [4]. D’autre part, l’image d’Hillary Clinton sort durablement entachée de la campagne démocrate. Ses liens avec Wall Street et les médias, son arrogance – elle semble avoir réponse à tout mais ne répondre de rien –, ses revirements sur les questions internationales comme sur la question des traités de libre échange, ont exaspéré les électeurs de Sanders.
Comme le fait remarquer l’historien et politologue Corey Robin, on aura rarement vu se manifester un tel degré d’hostilité au sein du camp démocrate [5], au point de pouvoir s’attendre à ce que les électeurs de Sanders se refusent à porter leurs suffrages sur Clinton [6]. À l’instar de Noami Klein, déclarant sans détour : « Foutaises. Je ne me rangerai pas derrière la ploutocratie que tu représentes. En tant que féministe, je devrais être ravie. Je le déplore : je ne le suis pas ».
Sanders : un candidat défait, mais un nouveau bloc politique
Ce matin, alors que les résultats en Californie tombaient comme un couperet (près de 60% des voix en faveur de Clinton), et qu’Obama félicitait déjà Hillary Clinton, Sanders a pourtant refusé de rendre les armes. C’est qu’il a pour lui une logique politique : il est parvenu à se rallier des électeurs masculins et blancs de la classe moyenne qui semblaient perdus pour les démocrates [7] ; et ceux-ci, qui font désormais passer leur identité de classe devant leur identité de genre ou raciale, forment un nouveau bloc historique [8], y compris en Californie, avec des femmes jeunes mais précarisées, des électeurs latinos, des indépendants, des primo-votants, et, enfin et surtout, les électeurs de moins de trente ans.
C’est sans doute ce qui explique que, étude après étude, depuis fin mars, l’écart entre Trump et Clinton soit de 1,5 point [9], quand il est de 10 points entre Trump et Sanders, qui sortirait largement vainqueur dans le cadre de l’élection générale. Là où Sanders aurait pu opposer un nouveau bloc, populaire et transversal, au populisme de droite de Trump, Clinton ne pourra qu’opposer une ligne morale, bien fragile si elle ne parvient pas à se rallier les faveurs des indépendants et, plus encore, des électeurs de Sanders.
C’est sans doute ce que plaidera Sanders devant Obama, qui doit le recevoir jeudi : s’il est pour le moment défait dans les urnes, il incarne désormais un bloc politique puissant [10], qui représente, à n’en pas douter, l’avenir du Parti démocrate.
Gildas Le Dem