« Le Nouvel Observateur » : Quelle est la valeur de gauche qu’il faudrait selon vous promouvoir d’urgence ?
Marguerite Duras : La lutte des classes.
« Le Nouvel Observateur » : Pardon ?
Marguerite Duras : À part rétablir la lutte des classes, je ne vois pas…
(Nouvel Observateur, 2 avril 1992)
Une légende tenace veut que la question nationale soit l’un des points aveugles de la théorie marxiste. S’il est vrai qu’elle constitue un casse-tête obsédant du mouvement ouvrier, la littérature est pourtant abondante : de Rosa Luxemburg à E. Hobsbawn, en passant par Kautsky, Bauer, Lénine, Pannekoek, Strasser ou Rosdolsky [1]… La plupart de ces « classiques » abordent l’idée moderne de nation d’un point vue historique, celui de la montée en puissance du capitalisme, associant l’unification d’un marché, une tendance à la démocratie politique, et la diffusion de l’éducation populaire. Dans une telle perspective, l’État n’apparaît pas comme la tête politique dont se doterait un corps national préexistant, mais comme un facteur constitutif de la nation : l’instrument de sa formation, de sa délimitation territoriale et de son homogénéisation linguistique. Ainsi, c’est bien l’État qui définit la notion d’étranger et institue une nouvelle forme d’exclusion. Les amateurs de définitions classificatoires n’y trouvent guère leur compte. Normal. Entre des critères « subjectifs » tautologiques (ramenant la nation au « sentiment » national) et des critères « objectifs » naturalistes (réduisant la nation aux déterminations du territoire, de la langue, ou de l’ethnie), le jeu statique des définitions est en effet stérile. La difficulté tient à l’écartèlement entre une « théorie » générale introuvable, qui glisse dans un formalisme abstrait, et une politique des nationalités qui s’émiette dans la pluralité des cas spécifiques.
Conceptions « zoologiques » ou historiques de la nation
Avec l’émergence de l’État-nation s’est imposé un mode de légitimité où la communauté élective l’emporte sur l’appartenance organique et le mythe des origines. Radicalisant ce primat de la citoyenneté sur la nationalité, la Révolution française a fondé une conception politique de la nation attachée à son événement fondateur. Inversement, de Herder à David Frédéric Strauss, la nation allemande, hantée par ses révolutions manquées, recherche une légitimité originelle dans la mythologie, la géopolitique, le droit du sang et le rassemblement de ses « souches » dispersées.
Sous l’influence de l’héritage révolutionnaire, Renan admet « qu’une nation peut exister sans principe dynastique [2] ». L’abandon d’un tel principe plonge la délimitation des frontières dans la vertigineuse relativité du droit des nationalités, où se mêlent dans des proportions variables considérations historiques, racines ethniques, et « volonté des populations ». Volontiers élitiste et hiérarchique en matière de gouvernement et d’organisation sociale, Renan se révèle paradoxalement démocrate lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence d’une nation. En dernière instance, il ne reconnaît d’autre critère que la volonté élective des peuples se dotant d’une Constitution. Il récuse en effet :
– l’argument racial, car « la considération ethnographique n’a été pour rien dans la constitution des nations modernes » : il « n’y a pas de races pures » et faire reposer la politique « sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère » ;
– l’argument linguistique, car les langues elles-mêmes sont des « formations historiques » et on ne saurait « être parqué dans telle ou telle langue » ;
– l’argument religieux, car la religion « devenue chose individuelle » ne « saurait plus offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité moderne » ;
– l’argument économique, car « la communauté des intérêts fait les traités de commerce » mais point une patrie ;
– l’argument géopolitique, car « ce n’est pas la terre plus que la race qui fait une nation ».
Pour lui, le fait national est donc essentiellement subjectif. Il relève d’un héritage (« la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ») et d’une volonté actuelle (« le désir de vivre ensemble », « avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore ») : « avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ». Sa définition célèbre de la nation comme « plébiscite de tous les jours », dans la mesure où l’homme en tant qu’être libre et moral n’appartient « ni à sa langue ni à sa race », s’inscrit bien dans cette logique.
Cette compréhension du principe national conduit Renan à en prédire le déclin rapide : « Dans cinquante ans, le principe national sera en baisse […]. Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. » Si les prédictions linéaires sont toujours hasardeuses, l’idée transitoire de la nation permet de flairer de loin les dangers d’un nationalisme tardif et rance : « Le principe des nationalités indépendantes n’est pas de nature, comme plusieurs le pensent, à délivrer l’espèce humaine du fléau de la guerre ; au contraire, j’ai toujours craint que le principe des nationalités, substitué au doux et paternel symbole de la légitimité, ne fît dégénérer les luttes des peuples en exterminations de race, et ne chassât du code du droit des gens ces tempéraments, ces civilités qu’admettaient les petites guerres civiles et dynastiques d’autrefois. »
Renan redoute en effet que la quête d’une pureté ethnique imaginaire ne constitue un engrenage fatal : « Nul ne peut dire où cette archéologie s’arrêterait ». Il revendique, à côté du droit des morts, celui des vivants et il oppose le droit des nations à celui des races : « La division trop accusée de l’humanité en races [...] ne peut mener qu’à des guerres d’extermination, à des guerres zoologiques, permettez-moi de le dire, analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie […]. Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale. » Rétrospectivement, l’avertissement ne manque pas de lucidité.
Devant la dynamique de mondialisation de l’économie inhérente à l’accumulation capitaliste, la recherche d’une légitimité « ethnographique et archéologique » apparaît en effet comme l’ultime recours d’une légitimité nationale vidée de substance démocratique. L’idée de nation ne joue plus, comme dans la période ascendante de la bourgeoisie et de formation des marchés, un rôle rassembleur par-delà les particularismes de l’esprit de clocher. Elle tend au contraire à ressusciter des différences originelles par-delà le brassage de populations. La logique « ethnique » du nationalisme sénile n’a rien d’accidentel. Cette involution du principe national s’amorce dès la fin du XIXe siècle, avec l’émergence du nationalisme en tant « qu’idéologie organique de l’État nation » et la constitution d’une hiérarchie planétaire de dépendance et de domination. Le « chauvinisme » des pays dominants exprime alors une crise identitaire déterminée par la montée en puissance parallèle d’un impérialisme cosmopolite et d’un mouvement ouvrier internationaliste. Alors commence ce que Gallissot appelle « le travail des origines ». Travail de deuil à l’évidence.
L’évolution chasse l’histoire.
Le peuple devient race.
Les « ethnicités fictives » sont en marche [3].
Dynamiques des aspirations nationales ?
La remontée de ce qu’il est convenu d’appeler en vrac les nationalismes ne saurait effacer les différences essentielles entre les questions nationales qui relèvent d’une révolte légitime contre la domination et le pillage impérialiste, celles qui traduisent le rejet du joug bureaucratique et celles qui participent de la crise des États-nations dominants. En politique, ces différences sont essentielles. Même si, dans un monde aux relations de domination de plus en plus imbriquées, l’opprimé d’hier peut vite devenir l’oppresseur de demain, partout où s’exerce une oppression nationale, le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire le droit à la séparation et à la formation d’un État indépendant, doit être inconditionnellement soutenu. La reconnaissance active d’un tel droit peut seule dissiper méfiances et ressentiments accumulés. Lénine soulignait seulement – la précision est toujours pertinente – l’asymétrie de ce combat. Dans la nation qui opprime, l’accent est mis sur le soutien des opprimés et la défense active de leur souveraineté, sans en négocier l’usage éventuel. Inversement, dans la nation opprimée, la défense révolutionnaire des revendications nationales n’implique pas de céder aux sirènes de l’union sacrée, mais d’insister au contraire sur la solidarité de classe avec les exploités de la nation dominante et sur les perspectives d’union volontaire. C’est pour lui le b-a ba de l’internationalisme.
Par-delà ces différences toujours actuelles, les aspirations nationales s’inscrivent aujourd’hui dans une même conjoncture mondiale de crise d’accumulation capitaliste. Il s’agit d’une crise globale du mode de régulation et des systèmes de représentation. Son issue ne dépend pas simplement du redressement (réel) des taux de profit ou de l’introduction (partielle) de nouvelles technologies. Elle passe par un redécoupage violent des marchés et une refonte des États. L’éclosion des nationalismes n’est donc pas dissociable de la redéfinition de grands ensembles géopolitiques (Europe, Mercosur, traité de libre commerce nord-américain avec la question du Canada, etc.).
L’internationalisation accrue de la production, des échanges, de la force de travail, d’une part, le repli de l’État et des services publics, la segmentation de la société, de l’autre, multiplient ce que Balibar appelle les phénomènes « d’exclusion interne ». Ce dans les pays dits de l’Est où l’espace public a été durablement laminé par le despotisme bureaucratique, comme dans les métropoles impérialistes où il est laminé par la privatisation et l’individualisation marchandes. Le constater ne suffit pas à expliquer pourquoi la redéfinition des espaces économiques et politiques tend à emprunter la voie, non seulement de revendications nationales légitimes, mais d’un nationalisme exclusif et des « identités ambiguës ».
Le fait est que la manifestation de ces réflexes identitaires est inversement proportionnelle à l’affaissement d’un internationalisme trop longtemps confondu avec les raisons d’État et la loyauté envers les camps et les blocs (cf. l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie au nom de « l’internationalisme socialiste » !). Inversement proportionnelle surtout à l’obscurcissement de la lutte de classe. D’un point de vue de classe, une nation n’est pas un tout homogène. Elle est formée d’exploiteurs et d’exploités. Vociférer « à chacun son boche » est aussi inacceptable par principe qu’imaginer le recours à une arme atomique d’anéantissement collectif des populations. Car l’autre n’est jamais un ennemi absolu. Il toujours aussi un autre soi-même.
Autrement dit, le point de vue de classe exclut l’escalade aux extrêmes des conflits nationaux et religieux. Il appelle une démarche de fraternisation et d’universalisation contraire aux guerres totales dont Guibert avait, dès la fin du XVIIIe siècle, prévu l’infernale logique.
Justement effrayé par cette perspective, Renan ne trouvait à lui opposer que le « doux symbole » de la légitimité dynastique, la subtilité tempérée des « petites guerres » en dentelles, et l’espérance abstraite d’une fédération pacifique des nations. Il avait pourtant entrevu la portée « pacificatrice » de « la question sociale » : « le mouvement de l’histoire contemporaine est une sorte de balancement entre les questions patriotiques, d’une part, les questions démocratiques et sociales de l’autre. Ces derniers problèmes ont un côté de légitimité et seront peut-être en un sens la grande pacification de l’avenir ».
Modèle national républicain contre modèle postnational européen ?
L’obscurcissement de la lutte des classes ramène au premier plan d’autres formes de conflictualité sociale. Assister à une renaissance des nationalismes au moment même où s’affaiblit la fonctionnalité historique de l’État-nation ne constitue pas le moindre des paradoxes. Pris en tenaille, le discours réformateur hésite entre l’apologie d’une cohabitation multiculturelle et l’objectif velléitaire de « l’intégration ». Or, la simple juxtaposition des différences, par-delà la tolérance proclamée, peut aussi bien aboutir à la guerre généralisée des chapelles et des tribus. Quant à l’intégration, elle supposerait des moyens (en termes d’emploi, de logement, de scolarité) en contradiction flagrante avec la logique libérale. Elle butte sur une insoluble énigme : intégration à quoi ? À une communauté nationale qui n’est déjà plus ou à une communauté européenne introuvable qui n’est pas encore ? Au moment où le « modèle d’intégration » fait eau de toutes parts, le discours sur l’intégration ne fait que déplacer la question : comment revivifier une nation anémique [4] ? Par un sursaut républicain ? Mais la République n’est jamais en France que la forme historique de la nation en déshérence ! On ne s’intègre pas à un territoire, à un système institutionnel, à une culture, indépendamment d’événements fondateurs et de chocs « intégrateurs ». L’élan qui a forgé l’identité nationale (Révolution française, guerres mondiales, Résistance) s’épuise. Malade de sa mémoire, la gauche n’est plus capable d’en revigorer l’effet. Nos fameux « ancêtres les Gaulois » des manuels scolaires, dont on brocardait hier l’absurdité pour les gamins de Nouméa, de Fort-de-France ou de Pointe-à-Pitre, sont aujourd’hui tout aussi déplacés à Sarcelles, à Vaux-en-Velin, ou aux Minguettes. On connaît la réplique de Gide à Barrès : « Né de papa breton et de maman picarde, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ? » Version mise à jour : né de père malien et de maman kabyle, à quoi voulez-vous, Monsieur le ministre, que je m’intègre ?…
L’intégration à une communauté politique, passe toujours par la médiation d’une intégration de classe et par l’expérience commune de nouvelles épreuves historiques. On ne saurait décréter a priori qu’elle devrait coïncider avec les vieilles nations. Or, le débat français tend à se polariser entre « un modèle post-national européen » et « un modèle national républicain » obscur, si ce n’est mythique. Ainsi, Jean-Pierre-Chevènement dénonce le danger de l’idéologie post-nationale qui tendrait à détruire les nations sous prétexte de les dépasser « au moment même où celles-ci s’affirment à nouveau comme le cadre irremplaçable de la démocratie ». Se présentant « hypocritement comme la forme moderne de l’internationalisme », cette idéologie ne serait en réalité que « la couverture d’un sentiment néo-impérial ». La controverse à propos de Maastricht et du vote des étrangers a bien montré qu’un discours européen peut tenir lieu d’habit cosmopolite à un nouvel impérialisme égoïste et exclusif. Il n’en découle pas pour autant que les nations s’affirment comme le cadre irremplaçable de la démocratie. La souveraineté des vieux États est sapée par le jeu des multinationales et par le rôle croissant d’organismes supranationaux. Ils souffrent d’une crise aiguë de représentation dont la corruption galopante, l’abstention électorale, le discrédit des partis parlementaires sont autant de symptômes. Ravagés par la contradiction entre une souveraineté politique proclamée et une dépendance économique et militaire accablante, les États récemment constitués ne sont pas épargnés par les tentations les plus autoritaires.
Il serait vain de prétendre conjurer la menace d’un néoimpérialisme européen en réhabilitant le bon vieil impérialisme national : avec ou sans l’Europe, la France est de longue date une puissance impériale et coloniale. Nos prétendues vertus républicaines ne constituent pas l’antidote aux nouvelles tentations impériales. L’image de la République peut faire vibrer l’imaginaire collectif. Mais de quelle République s’agit-il ? Il y eut des Républiques, au pluriel : celle de 1793, celle de 1848, celle de 1875-1881. À les mêler et les confondre, le mythe républicain se superpose simplement au mythe national. Le pacte républicain de la IIIe République est une réplique des classes possédantes à la grande peur de la Commune de Paris, celui de la IVe à la grande peur de la Résistance populaire. L’idée laïque a sans doute sa source dans l’élan révolutionnaire, mais son institutionnalisation sous Jules Ferry instaurait une nouvelle religiosité positiviste d’État. C’est cette République-là et non la République révolutionnaire de l’An II qui a subordonné la citoyenneté au code de la nationalité, sur fond d’expéditions et de conquêtes coloniales ! Comme son maître Auguste Comte, Ferry-Tonkin était un homme d’ordre.
Dès lors qu’elle confond le fondement populaire et le fondement étatique de la souveraineté, la notion même de souveraineté nationale est ambiguë. La question cruciale est celle de l’exercice et des formes de la souveraineté populaire. Rien ne prouve que le cadre national en constitue l’horizon indépassable. Au contraire. Dans un monde bouleversé par la mondialisation de la production et de la communication, ériger les frontières en nouvelle ligne Maginot s’avérerait pervers plus encore qu’illusoire. Des réponses constructives du point de vue de la démocratie comme de la solidarité entre les peuples sont nécessaires. Le débat sur Maastricht a permis d’en tester certaines. Ainsi, une Europe confédérale est souhaitable, non parce qu’elle sauvegarderait « l’exceptionnalité française », mais parce qu’elle permettrait de concilier les aspirations nationales (en Europe centrale et orientale, mais aussi en Irlande, en Corse ou au Pays basque) avec une organisation continentale ouverte, association volontaire et réversible de peuples et de nations. De même, la seule façon convaincante de refuser une nationalité européenne réservée aux seuls « continentaux » de souche, consisterait en une conception intégrale de la citoyenneté reconnue de droit à tous les résidents vivant de leur travail, nationaux ou non, dans la tradition de la Constitution de 1793 [5].
La mauvaise équation
Ce primat de la citoyenneté par rapport à la nationalité constitue un bon principe de départ, nécessaire mais non suffisant. On a vu s’affronter en Yougoslavie un nationalisme (Slovène ou Croate) aspirant à une intégration dans le giron de l’Europe des riches, et un nationalisme bureaucratique (Serbe) hérissé contre les effets prévisibles d’une telle intégration sélective. Dans cet affrontement, le nationalisme serbe s’est prévalu de la citoyenneté supranationale yougoslave (égalitaire et individuelle) contre les droits collectifs (politiques, linguistiques, ou scolaires) des autres nationalités. Il apparaît donc que chaque cas concret réclame une articulation spécifique entre le principe universel de citoyenneté et la reconnaissance de droits collectifs particuliers qui ne prendraient pas forcément la forme d’une cristallisation étatique.
Dans un contexte fort différent, cette perspective semble rejoindre l’idée de « l’autonomie nationale » avancée naguère par Otto Bauer. Lénine y voyait une démission par rapport au nécessaire démantèlement de l’empire austro-hongrois et une façon d’éluder sans la résoudre la question nationale, au nom d’un principe de libre détermination individuelle (de « libre déclaration de nationalité »). D’un point de vue stratégique, la critique était pertinente. Mais elle ignorait du même coup le problème posé par Bauer : celui de l’interpénétration croissante sur un même territoire de populations d’origines nationales différentes. Pour lui, la formation d’États indépendants issus de la dislocation de l’empire ne ferait que multiplier des régions administratives artificielles d’un côté, des enclaves ou îlots linguistiques de l’autre. Il ne voyait d’autre solution que la déterritorialisation de droits nationaux. Les expériences yougoslave, tchécoslovaque, géorgienne, balte, etc., prouvent hélas que les craintes de Bauer n’étaient pas imaginaires. L’internationalisation de l’économie et l’interpénétration des populations ont atteint aujourd’hui de toutes autres proportions. Aussi y a-t-il lieu de se demander s’il n’y avait pas chez lui des pistes utiles pour un projet de démocratie socialiste combinant une citoyenneté universelle et des droits collectifs de contrôle et de veto pour des communautés particulières.
Sans prophétiser une société mondiale cosmopolite et transparente, il va en effet de soi qu’un nombre croissant de problèmes économiques, écologiques, bioéthiques, etc., ne connaissent pas de frontières et requièrent une redistribution des niveaux de souveraineté par le haut (délibérations internationales) et par le bas (démocratie locale et régionale). Toujours discutable, l’équation « un peuple, une nation, un État » devient aujourd’hui carrément pernicieuse. Qui dit État, dit territoire, frontière, monnaie : la prolifération des microchauvinismes vindicatifs n’est pas plus vertueuse que l’arrogance des grandes puissances.
Nous ne sommes plus à l’époque de la formation des marchés nationaux, où la naissance de l’État-nation fondait dans une nouvelle unité les particularismes provinciaux. Dans un espace économique sillonné de réseaux, l’appartenance héréditaire tend à reprendre le dessus sur l’association volontaire, le droit du sang sur le droit du sol. Alors que l’Onu et le Comité international olympique ne cessent de reconnaître de nouveaux États membres, E. Hobsbawn ne craint pourtant pas d’affirmer à contre-courant que le « nationalisme ethnico-linguistique » est en train de s’affaiblir et que les États multinationaux sont plus que jamais la règle. Il en veut pour preuve la multiplication des organismes intergouvernementaux comme des organisations non gouvernementales à vocation internationale [6]. La foi selon laquelle l’internationalisation « objective » de la production entraînerait le dépérissement quasi automatique des nations relève encore des « illusions du progrès » et des mirages la raison historique.
Le problème soulevé par Hobsbawn n’est cependant pas sans intérêt.
La perspective kantienne de Société des nations et de paix perpétuelle et celle de la République universelle des soviets s’inscrivent dans le même mouvement des Lumières. Un certain marxisme mécanique a cru pouvoir en conclure que les nations, simple étape sur la voie de la communauté universelle, étaient vouées à un dépérissement aussi rapide que naturel. Or, la crise aiguë de l’État-nation conjugue aujourd’hui démembrement des grands ensembles étatiques et remembrement des grands marchés régionaux, sans qu’il soit encore possible de discerner les formes politiques répondant à la double exigence d’une maîtrise des problèmes internationaux et d’un contrôle démocratique local et régional. C’est dans cet espace indécis du déjà plus et du pas encore que nous avons à tâtonner. Les nations peuvent y jouer un rôle à condition de ne pas se replier sur la rumination d’un passé mythique, mais de s’ouvrir à une redistribution effective des attributs de souveraineté.
La construction européenne en cours (et en panne !) projette l’horizon d’un État supranational qui serait une simple caricature agrandie des unités nationales en crise. Inversement, on a pu vérifier comment le slogan du « produisons français » appelait logiquement le complément lepéniste « avec des Français » et comment l’idée de quotas à l’immigration appelait les camps de transit de M. Marchand et les miradors de Schengen. Une période d’hybridation où il serait impossible de rétablir à court terme une correspondance entre espaces politiques, juridiques, économiques, linguistiques, culturels est parfaitement envisageable. Période à haut risque, sans aucun doute, d’intrication conflictuelle d’instances de décision, propice au déchaînement des paniques identitaires les plus douteuses. La tendance à la mondialisation n’exclut certes pas le rebondissement de revendications nationales. Au début du siècle, l’extinction de la « question juive » par assimilation progressive n’était pas une hypothèse saugrenue. Qu’on le regrette ou non, le double événement de l’holocauste et de l’antisémitisme bureaucratique en URSS, favorisant une nouvelle cristallisation du fait national juif, en a décidé autrement.
Mais le défi inévitable du changement d’échelle qui nous attend exigera un solide fil à plomb pour ne pas céder à des facilités catastrophiques.
Pour un renouveau internationaliste
Sans la logique internationaliste de l’émancipation de classe, une citoyenneté intégrale en Europe demeurerait au répertoire des idées généreuses mais impuissantes devant le déferlement des intolérances nationales ou religieuses. Depuis les Lumières, sans cesser de rêver à un ordre « cosmopolitique » mondial parachevant l’histoire universelle, l’homme est resté un animal politique à petite échelle. Le projet communiste initial a tenté de mener à bien un changement d’échelle. Devant la faillite de sa contrefaçon bureaucratique, le reflux inquiétant des ethnicités fictives déferlerait sous nos yeux. Le péril est réel. Il n’y a d’autre moyen d’y faire face qu’une internationalisation effective des luttes, une reconstruction des solidarités, une fraternisation d’en-bas, aux antipodes de toutes les hypostases de la raison d’État et de tous les fétiches de la terre et des morts.
Ce renouveau internationaliste passe par un retour aux racines mêmes du mot. Si la nation n’est pas le dernier mot de l’histoire, elle ne saurait davantage être abolie par décret. On ne joue pas impunément avec les abstractions. En pratique, la Société des nations de Kant devient l’Onu et sa paix perpétuelle, la guerre du Golfe. En pratique, l’internationalisme abstrait devient allégeance au « camp socialiste » et soumission à la raison d’État bureaucratique. Le cosmopolitisme rêvait d’individus communiant directement dans l’universalité de la Raison. Articulant leurs particularités sans les dissoudre dans une totalité indifférenciée, l’internationalisme conçoit les nations comme les moments d’une universalisation effective mue par les solidarités de classe.
Le jeune Péguy « brûlait » quand il revendiquait une dialectique du national et de l’international fondée sur la contradiction vivante entre le message universel de la Révolution française (la déclaration universelle des droits de l’homme) et sa tradition particulière : « Soyez exactement internationalistes français, c’est-à-dire Français devenus internationalistes. » Au nom de cet internationalisme concret, il déclarait la guerre au colonialisme français du gouvernement Méline : « Comme internationalistes français, nous savons ce que nous disons quand nous lui répondons : Oui, nous attaquons universellement toute armée en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste ; et nous attaquons particulièrement l’armée française en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive en Algérie, en Tunisie, en Tonkin, en Soudan et en Madagascar, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste ; et si nous attaquons l’armée française en particulier, c’est justement parce que, étant internationalistes, nous sommes encore français parce que dans l’International nous sommes vraiment la nation française ; il n’y a même que nous qui soyons bien français : les nationalistes le sont mal. C’est parce que nous sommes bien français que les massacres coloniaux commis par de mauvais Français nous donnent un remords personnel ; c’est parce que nous sommes les Français des Internationalistes que les crimes du général Galiéni nous sont plus douloureux que les crimes des Anglais, des Allemands ou des Américains [7]. » Les dérives patriotiques du dernier Péguy n’enlèvent rien à ces fortes paroles.
De même, en « pérouanisant le Pérou », José Carlos Mariatégui entendait se rapprocher de l’internationalisme et non s’en éloigner. De même, un Juif antisioniste est internationaliste parce que juif et non bien que juif. Le tort infligé aux Palestiniens ne le concerne pas seulement en tant qu’homme en général mais aussi en tant que juif en particulier. Les crimes commis en son nom lui font personnellement injure, tout comme les crimes coloniaux de Galiéni faisaient au « Français internationaliste » Péguy une injure personnelle, concrète et particulière.
Sortir du labyrinthe
Bien qu’elle ne soit pas dans l’air du temps, il faut répéter encore que la lutte des classes constitue le moyen terme nécessaire entre la nation et l’internationalisme, la seule médiation permettant de dépasser la première dans le second. Si ce fil rouge est rompu, la scène du conflit sera envahie par les États, les blocs, les camps, par les croyances, les tribus et les ethnies, et par d’autres spectres peu ragoûtants. Il permet seul de trouver l’issue du labyrinthe national ; de reconnaître dans l’autre, quels que soient son drapeau et son uniforme, une part de soi-même.
Cet idéal internationaliste est loin d’être éteint. Désorienté, il se cherche et s’égare parfois dans les chemins de l’aide humanitaire ou de la charité télévisuelle. Déçu d’une politique où les mots sont devenus menteurs, il se tourne vers une éthique flottante dont les États finissent par toucher les dividendes. Restaurer l’internationalisme, c’est d’abord réhabiliter la politique, reconstituer modestement des pratiques et des mobilisations communes, autour d’enjeux tels que l’emploi, l’écologie, le désarmement, la dette du tiers-monde, qui exigent plus que jamais une action de portée internationale.
En fondant la Ire Internationale dès 1864, le mouvement ouvrier était à l’avant-garde de son époque. Depuis, il s’est fragmenté, coulé dans le moule de son État (national) providence, emmuré en quelque sorte dans des frontières qui ne sont pas les siennes. D’unions sacrées en messes tricolores, ses bureaucraties politiques et syndicales l’ont conduit tête baissée dans ce cul-de-sac. Internationalement, la bourgeoisie est à l’initiative : FMI, Gatt, G7, Onu, Otan, Commission de Bruxelles dictent leur loi. La crise actuelle des États nationaux et le sombre dégel de l’ordre mondial issu de la dernière guerre mondiale imposent de rattraper le temps perdu.
Daniel Bensaïd