SHANGHAÏ, CORRESPONDANT
C’est un dimanche triste et amer qu’a vécu la ville de Ruian, près de Wenzhou, dans la province côtière chinoise du Zhejiang. Au dernier moment, les autorités ont obligé les élèves à se rendre en classe afin d’éviter que la « journée des professeurs », célébrée en Chine le 10 septembre, ne soit l’occasion de nouveaux rassemblements. Indignée par le prétendu suicide d’une professeure d’anglais et les méthodes d’une police perçue comme corrompue, la population ronge son frein après deux jours de manifestations. Celles-ci auraient rassemblé, jeudi 7 et vendredi 8 septembre, plus de 10 000 personnes et conduit à de violentes altercations avec la police militaire devant le siège du gouvernement municipal.
« On est allé voir ce qui se passait vendredi soir. Beaucoup de policiers gardaient la mairie. Les gens jetaient des pierres pour casser les vitres. Les policiers attrapaient tous ceux qu’ils pouvaient, les battaient puis les traînaient derrière la mairie pour les embarquer dans des voitures », dit une habitante, jointe par téléphone, dont le neveu a ainsi été détenu pendant vingt-quatre heures. Plusieurs dizaines de personnes sont encore en détention et, dans la petite ville, on spécule à tout-va sur l’identité d’un ou deux manifestants qui auraient succombé aux violences policières.
Tout a commencé par la mort, le 18 août, d’une professeure d’anglais, Dai Haijing, 28 ans, mariée à un riche entrepreneur de la région, Xie Deyong. La jeune femme est découverte un matin au pied de l’immeuble où le couple résidait, et la thèse du suicide est tout de suite avancée par la police. Les proches de Dai Haijing, puis ses élèves qui se rendent sur place, s’indignent que seule la famille de l’époux ait accès à l’appartement et aux affaires du couple et que les policiers ne fassent preuve d’aucune rigueur.
DIFFÉRENCE DE TRAITEMENT
En quelques jours, la colère monte : les élèves de Dai Haijing rédigent une lettre ouverte, qu’ils mettent en ligne sur Internet, dans laquelle ils expriment leur incompréhension devant ce qui s’est passé : la personnalité de la jeune femme, mère d’un enfant de 3 ans, leur semble incompatible avec la thèse du suicide. Ils s’en prennent aux autorités, qui font la sourde oreille. « La justice est si pâle et si impuissante face à l’argent. Comment les gens vont-ils pouvoir encore avoir confiance dans le gouvernement ? », lit-on sur la lettre.
Un mémorial est créé sur Internet, où élèves et collègues s’épanchent. Puis les lycéens défilent, en uniforme, dans les rues de Ruian, avec des banderoles assassines : « Tant de doutes ! Où donc est la justice ? » Une photo, qui montre le visage horriblement défoncé de la victime, se répand très vite sur la Toile chinoise : de telles blessures ne seraient pas justifiables par une chute de quatre étages. On accuse bien sûr le mari d’avoir tué sa femme et payé les policiers. La presse ne souffle mot du fait divers et de l’émoi qu’il a provoqué, mais dans tout le pays, les blogs, et les BBS (Bulletin Board System) - les « babillards », qui sont en Chine un espace privilégié de liberté d’expression - abondent de récriminations contre les passe-droits des riches. « Tout s’achète avec de l’argent : la police, les médecins, et la presse ! », lit-on sur un blog. La plupart ont depuis été censurés.
C’est le rapport final de l’enquête qui, en concluant à un suicide, il y a quelques jours, a mis le feu aux poudres à Ruian, où même les habitants du village de l’époux ont pris parti pour la jeune femme. Une pétition circule pour demander que l’enquête soit rouverte, mais les autorités répondent en envoyant la police. Furieux, des milliers de manifestants investissent l’usine du mari, qui est saccagée. Comme d’autres faits divers similaires (le mystérieux suicide d’une employée d’hôtel, Gao Yingying, dans le Hubei), l’affaire Dai Haijing illustre une haine de plus en plus virulente en Chine de tout ce qui témoigne d’une différence de traitement entre les riches et les pauvres : la manière dont les autorités réagissent, en muselant la presse et en réprimant toute protestation, les rend alors encore plus suspectes aux yeux de la population.