La troisième génération de cadres du PCC est maintenant au pouvoir. Dans Les fils de princes, Jean-Luc Domenach étudie leur histoire « pour prendre la mesure de ce phénomène inédit qui voit les descendants des révolutionnaires les plus illustres diriger un pays communiste et gouverner sa mutation capitaliste au nom de leur filiation ». L’histoire de la révolution chinoise est ainsi revisitée à travers le prisme de la « petite histoire » des familles de hauts dirigeants, éclairant certains des mécanismes par lesquels la « grande histoire » s’est faite : la constitution de « la caste », sociale puis politique, les conflits qui l’opposent à Mao Zedong.
J.-L. Domenach se concentre dans son ouvrage sur le noyau central du PCC. Pour dresser un panorama d’ensemble, note-t-il, il faudrait aussi s’attacher à étudier tous les niveaux de pouvoirs, tant cette histoire est complexe. Les liens familiaux ont en effet été par deux fois brisés en Chine et ont dû par deux fois être reconstitués. Durant la période d’errance révolutionnaire tout d’abord, quand les cadres du PC ne pouvaient, pour des raisons de sécurité, garder leur progéniture près d’eux, que les couples se formaient et se défaisaient. Le sort des enfants s’est ressenti durement des aléas de la vie militante. Certains furent envoyés en URSS. D’autres ont été confiés à des familles d’accueil, parfois élevé avec soin, parfois vendu. Après la victoire de 1949, l’appareil du PCC a mené une gigantesque recherche pour les retrouver. Avec plus ou moins de succès, ils seront intégrés à la « caste » en formation.
La seconde déchirure s’est produite à l’occasion de la Révolution culturelle, initiée en 1966. Alors adolescents ou jeunes adultes, les enfants sont retournés contre leurs parents accusés de « révisionnisme » et d’embourgeoisement – avant de se voir abandonnés par Mao et envoyés à la campagne s’éduquer auprès du peuple. C’est en reconstituant les cohérences familiales que cette génération sacrifiée va préparer son retour en ville. Cette période chaotique opère comme nouvelle expérience historique fondatrice forgeant une identité collective, même si les parcours individuels peuvent être très divers : la mal nommée Révolution culturelle a été à la fois terriblement traumatique, manipulée, et a libéré l’initiative individuelle d’une jeunesse contrainte.
Jean-Luc Domenach ne traite, dans ce livre, que par allusions de la « grande histoire », mais au fil des pages il décrit l’évolution contrastée des structures familiales et, en particulier, du rôle changeant des femmes – des temps héroïques de Yan’an à aujourd’hui, en passant par la Révolution culturelle et le règne de la Bande des Quatre. Il analyse comment, dans l’élite sociale, la famille est actuellement une structure de pouvoir intégrant l’économique au politique, l’Administration aux affaires. Ce n’est pas l’un des moindres intérêts de cette étude.
Mao Zedong n’avait qu’un fils à même de devenir son héritier politique : Mao Anying, tué en 1950 lors de la guerre de Corée. Zhou Enlai, qui fut l’un des principaux piliers du régime, n’eut pas d’enfant. Tous les autres hauts dirigeants du régime ont aidé leur progéniture à s’intégrer à la « caste » au sein de laquelle ils se marient, puis à prendre en main les leviers économiques. Cette cohérence a fait la force de la bureaucratie centrale du PCC et sa capacité à piloter le développement d’un nouveau capitalisme. Mais aujourd’hui, note J.-L. Domenach, les « enfants de » rêvent des Etats-Unis dont ils cherchent à acquérir la nationalité, exaltent le profit et placent leur argent dans des paradis fiscaux. : les conflits entre familles pour « l’argent sale » fragilisent le sérail. En cas de crise majeure s’inquiète Domenach, le « chacun pour soi » pourrait laisser place à un immense « sauve-qui-peut »…
Pierre Rousset
* Jean-Luc Domenach, Les fils de princes, une génération au pouvoir en Chine, Fayard, Paris : 2016, 270 p.